Entretien avec Gaël Octavia: « s’appartenir à soi-même » (La fin de Mame Baby)

La Fin de Mame Baby est le premier roman de Gaël Octavia, jusqu’ici connue pour son œuvre dramatique.
Ce livre, qui paraît aujourd’hui dans la collection « Continents noirs » des éditions Gallimard, est indéniablement l’une des belles découvertes de cette rentrée littéraire (lire ici la critique du livre) et l’occasion d’un grand entretien avec son auteure.

La fin de Mame Baby est votre premier roman, après plusieurs pièces de théâtre. Pourquoi ce choix du roman ?

J’ai toujours écrit du roman. Pour moi, l’écriture était d’abord l’écriture romanesque. A partir du moment où j’ai su lire, j’ai eu envie d’écrire, donc j’écrivais des petites histoires dès l’enfance, et je pense que beaucoup d’enfants font cela. C’était toujours du roman. J’ai fait du théâtre en amateur à la fin du collège et surtout au lycée, avec une parenthèse en classes préparatoires, et puis à nouveau beaucoup en école d’ingénieur. On avait du temps, des locaux, des camarades : j’ai donc joué, j’ai fait de la mise en scène, j’ai fait de l’impro. J’ai beaucoup lu du théâtre à cette époque-là. Je n’ai pas eu de formation littéraire, mais comme j’aimais jouer, j’ai dû beaucoup en lire, depuis l’adolescence, et je pense que cela m’a structurée.

En 2002, une pièce m’est venue avec le personnage principal : j’ai vu le personnage dans ma tête et ensuite j’ai vu la pièce, tout autour. Je l’ai envoyée par la Poste à un metteur en scène, Greg Germain, dont l’univers et la mise en scène très sobre me parlaient. Mon entourage m’a poussée pour que ce texte, Le Voyage, ait une vie en dehors de mon tiroir… donc je lui ai envoyé et, à ma grande surprise, il ne l’a pas mis à la poubelle, et il m’a programmée à Avignon dans son théâtre pour les matinées de lectures de jeunes auteurs.
Et cette pièce a fait des « petits » : à partir de ce moment-là, et des rencontres autour de ce premier texte, j’ai continué à écrire du théâtre. Écrire un roman, ce n’est pas du tout du même ordre de temporalité : un roman, c’est un marathon. Le roman me prend beaucoup de temps.

Le roman est structuré autour du personnage de Mame Baby, un peu à la manière d’une enquête policière, avec plusieurs fils narratifs que le lecteur apprend peu à peu à nouer ensemble et des liens cachés entre les personnages – notamment bien sûr, cette « mort » de Mame Baby qui donne son titre au livre. Comment avez-vous conçu ces intrigues multiples et ces enquêtes ?

Cela a mis du temps à devenir clair ! J’aime bien fonctionner avec un élément caché. Je dévoile assez vite l’histoire de Pierre et de sa mort. Les premières versions étaient plus complexes et j’avais peur que le lecteur ne se perde. J’ai donc essayé de clarifier au maximum. Au départ, le texte était même un dialogue, comme si Aline parlait soit à un flic soit à un psychanalyste, cela pouvait être l’un ou l’autre : il y avait des questions et Aline qui déroulait le fil du récit. Je pense que c’était très imprégné de l’écriture théâtrale en réalité. Dans la dernière ligne droite de l’écriture, j’ai réintroduit à la fin cette adresse d’Aline, puisqu’elle parle tout de même à quelqu’un, un « vous », que ce soit au lecteur ou à une autre personne.

L’Assemblée des femmes est un lieu intrigant où les femmes s’entraident et qui fonctionne presque comme une religion concurrente à celle des hommes, parfois de manière comique…

C’est presque une provocation : je viens d’un environnement qui est catholique. Je suis martiniquaise mais moi, j’ai eu une éducation absolument athée. J’étais pourtant dans un bain culturel chrétien, avec des adventistes, des évangélistes, des témoins de Jéhovah, des catholiques : tout ce que l’on retrouve dans le roman. Les femmes portent beaucoup la religion en Martinique. Dans le roman, c’est Léopold, le bigot. Mariette, elle, en est sortie : elle chantait énormément à l’église, puis elle a arrêté de croire.

Je suis née aux Amériques et l’on a l’impression que Dieu a découvert les Amériques en même temps que Christophe Colomb : il n’y a pas de trace de l’Amérique dans la Bible ! Et je me suis toujours demandée sincèrement comment lorsque l’on est noir, dans ce lieu qui n’est jamais mentionné dans ce texte aussi peu universel, on pouvait se reconnaître. Enfant, j’étais très anticléricale et très radicale comme peuvent l’être les enfants. J’étais la seule à ne pas aller au catéchisme… J’avais donc voulu créer une croyance, mais pour les femmes : croyez en quelque chose, d’accord, mais croyez en quelque chose qui vous ressemble ! Une femme noire, comme vous, qui grandit au même endroit que vous. L’Assemblée des femmes, c’est cela : une femme noire de chez elles, qui porte une parole d’espoir, qui réconforte. Mais qui en même temps, comme toute religion, l’Assemblée efface une partie de la vérité, cette relation entre Mame Baby et Mariette, que les femmes tiennent à cacher. Aline, c’est la résilience, elle continue de croire, d’espérer et d’aimer.

C’est aussi un formidable roman d’amitié, entre Mariette et Mame Baby, même si cette dernière peut aussi être très dure.

Mame Baby incarne le fait de s’appartenir à soi-même. Elle grandit dans une famille nombreuse, mais elle affirme, même bébé, la singularité de s’appartenir à soi-même : elle est la seule fille de la fratrie. C’est cela qu’elle essaie de transmettre à Mariette, son amie : elle sent qu’elle n’aura pas eu le temps de s’appartenir à elle-même que déjà, elle voudra appartenir à un homme ou à un enfant. Mariette cherche à être absorbée hors d’elle-même. L’émancipation, pour Mame Baby, ce n’est pas être un pur esprit, faire des études, ou du moins ce n’est pas seulement cela : c’est surtout et avant tout, vivre pour soi-même. Mariette souhaite un enfant pour se faire épouser de son homme, ce qui ne pouvait destiner l’enfant qu’au malheur. La vision de Mame Baby, à l’opposé, est très humaniste : chacun doit avoir du sens pour lui-même. Si les enfants ont une mission avant même de naître, qui serait de retenir leur père, ce n’est pas les respecter.

Votre écriture est marquée par la bribe, le fragment, qui vise à reconstituer la galerie de portrait qu’est la mémoire de Mariette. Vous racontez aussi, à travers elle, la perte de soi et l’amnésie.

C’est une écriture avec beaucoup de contraintes : dans l’enquête, on s’impose de ne révéler que certaines choses à la fin, et en même temps, il faut que l’ensemble reste cohérent pour que l’on puisse relire une seconde fois le texte en ayant ces bribes en tête. Je ne veux pas non plus donner l’impression au lecteur que je le manipule ! On est tout puissant lorsque l’on écrit : je trouve intéressant de laisser des traces que l’on reconstruise au fur et à mesure. Ce sont ces portraits qui se forment petit à petit. Les informations cachées reconstruisent également la mémoire de Mariette.

Vous décrivez des lieux qui sont très situés et en même temps complètement universels, comme Le Quartier. On a tous l’impression d’y être déjà allé, avec ses noms de fleurs, faussement champêtres qui ne correspondent pas du tout à la réalité, son cinéma, ses tours HLM… Vous alternez entre l’hyperlocalisme dans la description et une grande attention à l’épure. Vous ne nommez pas les lieux.

Je n’aime pas nommer les lieux. Dans mon théâtre, les lieux ne sont jamais nommés. « L’autre Côté » dans mon théâtre peut être pour le migrant le nom d’un pays, de l’autre côté de la mer. Selon l’origine des gens qui voient la pièce, ils interprètent différemment les noms des pays. Mais le public ressent tout de même les problématiques caribéennes même si d’autres thématiques peuvent y être lues. Dans Mame Baby, « le Quartier » n’est pas nommé mais il s’est nourri de deux lieux dans lesquels j’ai vécu : le quartier de mon enfance, puisque j’ai grandi dans une cité HLM mais en Martinique, ce qui est très différent d’une cité HLM à Paris ! J’avais la vue sur la mer depuis ma chambre… il y avait des tours, des bars, mais aussi un soleil et des palmiers depuis le balcon, ce qui rendait vivable la cité. Le second lieu, c’est celui de mon école d’ingénieur à Evry, où il y avait des quartiers avec des petits noms fleuris, comme les Épinettes, qui ont l’air charmants sur une carte, avec des diminutifs, mais qui ne le sont pas du tout en réalité. À Evry, la place qui est en pente, c’est celle que je décris dans Mame Baby. Le cinéma qui a fermé, c’est également d’Evry que je le tiens. Ce qui me choquait à l’époque, c’était la débauche de moyens que l’on pouvait trouver dans les grandes écoles, et le reste de la ville qui ne communiquait pas du tout avec ces îlots de richesse. C’était une aberration. Mais le Quartier, dans le roman, s’est nourri de mes expériences.

Enfant, j’avais peur des garçons et je faisais des détours incroyables pour ne pas passer devant eux. Je mettais une heure pour aller faire des courses et cela faisait mourir de rire ma sœur, qui, elle, n’en avait pas du tout peur, du regard masculin ! Cette violence faite aux femmes était insidieuse. Ma sœur ne la sentait pas du tout. Moi, en, revanche, je ne supportais pas qu’on siffle les filles, que l’on commente leurs tenues, avec ce machisme quotidien, et j’ai donc passé mon enfance dans ma chambre. Je vivais comme si l’espace extérieur ne m’appartenais pas, mais qu’il était un territoire des garçons.

Mariette sauve Mame Baby de cela. L’amitié, c’est une résilience et cela aussi, c’est un souvenir d’enfance. J’ai commencé à sortir au lycée avec des filles de mon quartier, mais que je n’avais jamais rencontrées auparavant puisque je ne sortais pas de chez moi. C’est une copine de classe qui m’a fait sortir, en me poussant à aller dans les appartements des uns et des autres, et c’est comme cela que je me suis sociabilisée grâce à elle. Et même lorsqu’elle n’était pas là, je me suis autorisée à m’approprier l’espace extérieur.

Gaël Octavia, La Fin de Mame Baby, Gallimard, 2017, 176 p., 16 € — Lire un extrait
Lire ici la critique du roman, par Elera Bertho