Il y a des choses qui ne changent pas, qui ne changeront jamais, déclarait un personnage de Trente ans et des poussières de Jay McInerney, premier volume d’un massif romanesque centré sur les Calloway, les « fiancés de l’Amérique », émanation du New York bouillonnant des années 80. Mais, comme le sait déjà Russell, « la vie devient plus compliquée à mesure qu’on vieillit ».
Alors que s’ouvre le XXIè siècle, Russell et Corrine sont toujours là, le second tome (La Belle vie) débute, comme Trente ans, sur un dîner, le 10 septembre 2001, et si le couple a quitté son petit appartement pour un loft downtown, avec « vue magnifique sur les Tours », dès le lendemain la silhouette de New York, cette « ville existentielle », sera à jamais changée…
« Même la beauté du monde physique semble tomber en miettes », écrivait John Cheever, cité en épigraphe de La Belle vie, quand surgit la catastrophe, un de ces « événements cataclysmiques (…) aussi rares et exaltants qu’un grand amour », poursuit Ana Menendez dans la seconde citation en exergue.
Le sujet du second volume de la saga Calloway est donné : Amour et catastrophe, pour décaler le titre que donna Jeff Pierce à son livre sur les Calloway, Jeunesse et beauté. Quelque chose s’effondre avec les tours du World Trade Center, comment se reconstruire et quel amour sera le ciment de cette réinvention de soi ?
C’est en 2007 que Jay McInerney poursuit sa comédie new-yorkaise, prenant pour punctum et studium un événement omniprésent dans son roman, d’autant plus pesant qu’il est en tant que tel absent, le 9/11, « le 11 », comme le nomment les personnages de La Belle vie.
Russell et Corrine sont couchés alors que leur grand dîner du 10 septembre 2001 vient de se terminer, et « le drap entre eux » est « comme une page blanche » qu’aucun mot « ne pouvait remplir ». Il en sera de même de l’attentat du lendemain, qui se déroule entre les pages, dans l’ellipse entre la première et la seconde partie du roman. Le 9/11 est ce fossé qu’aucun mot ne peut remplir, saturé d’images en direct, une aporie et un excès. Jay McInerney écrit l’avant et surtout l’après 11 septembre, la déflagration d’un moment sur une ville et un couple.
Quand s’ouvre la deuxième saison des Calloway, Russell est toujours éditeur, il a surmonté l’échec de son OPA sur Corbin & Dern, Corinne a abandonné la finance pour tenter d’adapter Le Fond du problème de Graham Greene au cinéma. Depuis les années 90, le couple loue un loft à TriBeCa, La belle vie, c’est la bohème chic, la réussite, les dîners de gala (même si Salman Rushdie se décommande au dernier moment, tournée promotionnelle oblige), les étés dans les Hamptons, la Glamour Attitude, titre d’un autre roman de McInerney. Les Calloway sont devenue une famille, des jumeaux sont nés, même si leur conception fut complexe, nourrissant culpabilité et peurs en Corrine.

Même si tout semble si parfait en cet Été indien (titre de la première partie du roman), c’est pourtant sous le signe d’une chute annoncée : c’est désormais Hilary, la cadette de Corrine qui a « trente-deux ans et des poussières », New York se transforme et les Calloway semblent eux aussi entre deux mondes ; certes ils ont une vie mondaine brillante mais ils ne sont pas propriétaires de leur loft dans ce TriBeCa « envahi par les jeunes loups de Wall Street, les célébrités et la famille princière Kennedy ». Et Russell ne veut pas quitter le cœur de Manhattan, « prétendant qu’il était trop vieux pour Brooklyn et trop jeune pour Pelham ». Une forme de routine pourrait s’être installée, une linéarité que la chute de deux avions va briser.
Russell et Corinne sont, plus que jamais, des personnages à la fois existentiels et ironiques, pour reprendre les qualificatifs qu’emploie l’un des convives des Calloway (qui voit dans Pulp Fiction, le passage des héros existentiels aux héros ironiques au cinéma) : ils sont l’analogon d’une époque tout en l’excédant, ils incarnent « la quête du sens dans un univers insensé », ils sont à la fois les points de repère rassurants de lecteurs qui attendaient la suite de leurs aventures et une forme de clin d’œil ironique, puisque, dès Trente ans et des poussières, Jeff Pierce publiait dans Granta une nouvelle inspiré des Calloway, « l’histoire d’un couple à la mode de New York, en route vers le succès » (et Les Jours enfuis reprendra cette histoire à travers la publication posthume puis l’adaptation cinématographique complexe du roman).
Jay McInerney joue de personnages reparaissants dans la plus pure tradition balzacienne, d’un horizon d’attente en partie construit par Trente ans et des poussières, tout en jonglant brillamment avec les références métatextuelles. Le roman se construit en se déconstruisant, dans un ample jeu de miroirs et réflexions qui est aussi celui d’un moment où l’un des symboles de l’Amérique, de sa puissance économique et financière, s’écroule, autre fragmentation du monde.
La « belle vie » n’est donc pas celle annoncée dans Trente ans et des poussières, ou celle que Luke vivait avec Sasha, mais celle qu’il faudra réinventer, une fois les Tours tombées, alors que New York tente elle aussi de se reconstruire. Corrine fait partie des volontaires de Ground Zero, elle nourrit les sauveteurs puis ouvriers du site qui désormais déblayent puisqu’il est trop tard pour trouver des survivants. C’est là qu’elle rencontre Luke, hagard, il aurait dû être dans le restaurant panoramique du WTC au moment de l’impact, il était en retard, et il a vainement tenté, pendant vingt-quatre heures, de retrouver dans les décombres l’ami avec lequel il avait rendez-vous. La passion de Corrine et Luke est la seule forme possible de renouveau, d’un après la catastrophe, une belle vie espérée et sans doute hypothétique.
Le regard que Luke porte sur Corrine, son « savoir excentrique », son « érudition ésotérique » et sa beauté, est une manière pour le lecteur de redécouvrir le la jeune femme comme l’histoire des Calloway, à travers les confidences qu’elle fait à son amant, dans le nouveau croisement des personnages qu’organise cette histoire d’amour impossible. Avec Trente ans et des poussières, La Belle vie mais aussi « La manifestation », nouvelle publiée dans le recueil Moi tout craché, c’est tout le puzzle du cycle des Calloway qui trouve une forme nouvelle, reprend certaines scènes, convoque des dialogues, des images ou des personnages disparus pour mieux réorganiser l’ensemble.
La « narration » — ce qu’est immédiatement devenu l’événement, chacun narrant où il était, tentant d’apprivoiser l’impossible — est la seule manière de tenter de dire l’instant invisibilisé du 11 septembre ; et le lecteur notera la présence d’Outremonde de DeLillo sur une table de chevet, manière de dire, implicitement, combien la fiction est seule à pouvoir (pré)voir l’impensable ou dire son après.
Avec les tours tombées, un avant dont on se demande s’il a même pu réellement exister, un après qui est le saut dans l’inconnu, avec ces photos de disparus qui sont devenues autant de « monuments funéraires », tout doit être pensé autrement : soi, le couple, un à venir possible. « D’étranges fragments du passé avaient soudain été mis au goût du jour, saillant sous la surface comme des fossiles révélés par un tremblement de terre » ; « c’est comme un tremblement de terre qui met soudain au jour d’anciennes ruines. Les sédiments de la mémoire sont remués » — un motif qui fera retour dans Les jours enfuis : « Il paraissait plus probable que le chaos d’alors, tel un tremblement de terre ou une éruption volcanique ait fait ressurgir des émotions et des souvenirs enfuis ».
La Belle vie est le roman du « glas de leur innocence collective » et d’une « défaite » comme Trente ans et des poussières était le roman de la perte. Chez McInerney, sous des dehors glamour et clinquants, la nostalgie et le chaos ne sont jamais loin. Dans Trente ans, Russell disait ne plus aimer John Cheever, après l’avoir porté au pinacle parce que désormais « il n’éprouvait que de la condescendance à l’encontre des siens quand il rencontrait dans un roman ». C’est cette vérité que cherche pourtant McInerney, cette « angoisse chez les privilégiés » dont se moquait Russell, toujours dans Trente ans, en regardant un Woody Allen (Hannah et ses sœurs). Ce sont les plaies et les failles que sonde le romancier, celles d’un couple, celle d’une époque, d’un pays tout entier qui a vu s’écrouler ses illusions de stabilité en même temps que les tours — autre coup de semonce après la mort de Jeff, en 87, emporté par une autre « catastrophe collective », le sida. Russell, malheureux en amour comme en amitié, ne peut que contempler « les ruines de sa vie ».
En 2001 paraissait un roman d’un certain Jonathan Franzen, Les Corrections. Corrine le lit justement dans La Belle vie, elle médite sur son titre et songe que si elle devait à son tour écrire un livre elle le nommerait Les Fautes ; ce titre pourrait être celui du cycle Calloway, dans son exploration collective et intime des saisons mentales que traversent un couple et une ville…
Sans doute cette histoire désespérée que Corrine vit avec Luke n’a-t-elle aucun avenir et il lui faut imaginer un futur « dans lequel Luke ne serait plus qu’un souvenir ». Pourtant elle a le sentiment d’avoir trouvé en lui l’autre pan d’elle-même, comme dans le Banquet de Platon, d’être avec lui « ces jumeaux scindés (qui) parcourent la terre à la recherche l’un de l’autre, à la recherche de leur moitié manquante ». Corrine vit désormais sa propre histoire selon le mode de la disjonction : elle semble si rangée, pourtant elle risque tout pour un week-end avec Luke. Elle le lui dit, « je veux être une bonne personne et je veux être avec toi ; je ne sais pas comment réconcilier ces deux idées. Je me sens comme Scobie dans Le Fond du problème. Je ne peux pas rester et je ne veux pas partir ».
Cette aporie est aussi le point depuis lequel McInerney compose son roman, qu’il s’agisse de l’histoire impossible de Corrine et Luke ou du 11 septembre. Et c’est lorsque tout semble fini qu’un futur se dessine, hypothétique : Luke sait qu’il va laisser partir Corrine mais « peut-être se rencontreraient-ils à nouveau, dans les années à venir, comme cela arrive à New-York, sur un trottoir de Midtown ou au bar d’un restaurant du Village — ou plutôt comme cela arrivait autrefois, avant que l’idée d’une métropole inconstante, éternelle et indestructible n’ait été mise en doute ».
Ce roman potentiel, Jay McInerney vient de l’offrir à ses lecteurs, avec la parution des Jours enfuis. Avec La Belle vie, il montrait déjà combien les Calloway sont pour lui l’autre nom du roman, dans sa puissance infinie à découdre le réel et la fiction pour les réagencer l’un par l’autre, puisque tout ne commence jamais que lorsque l’histoire a « pris fin » comme il l’écrit dans Moi tout craché, court récit d’une rencontre de Luke et Corrine dans un recueil de nouvelles qui en anglais a justement How it ended pour titre.
Le roman est pour Jay McInerney un récit des fins, déploiement et renouveau depuis un impossible, un comment (ne pas) en finir.
Jay Mc Inerney, La Belle vie (The Good Life, 2006), traduit de l’américain par Agnès Desarthe, éd. Points, 480 p., 8 € 20
Jay McInerney, Moi tout craché (How it ended. New and collected Stories, 2009), traduit de l’américain par Agnès Desarthe, éd. Points, 352 p., 7 € 10.
Le vendredi 12 mai a lieu une rencontre exceptionnelle avec Jay McInerney à la librairie Atout Livre (19h30/21h), proposée et animée par David Rey. L’écrivain américain y évoquera son dernier roman, Les Jours enfuis.
Atout Livre, 203 bis avenue Daumesnil, 75012 Paris
Jay McInerney, Trente ans et des poussières (Brightness Falls, 1992), traduit de l’américain par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, éd. Points, 576 p., 8 € 50. Les éditions Points remettent également en vente le premier roman de Jay McInerney, Bright Lights, Big City, traduit de l’anglais (États-Unis) par Sylvie Durastanti, 216 p., 6 € 80
Jay McInerney, Les Jours enfuis (Bright, Precious Days, 2016), traduit de l’américain par Marc Amfreville, mai 2017, 493 p., 22 € 50
