Jay McInerney : « C’était la fin de quelque chose », Saison 3 (Les jours enfuis)

Jay McInerney © Christine Marcandier

Luke en rêvait, à la toute fin de La belle vie, « la ville pourrait servir de décor à une future rencontre avec Corrine ». Ce roman potentiel, déjà amorcé dans une nouvelle de Moi tout craché, Jay McInerney l’offre enfin à ses lecteurs avec Les Jours enfuis, qui paraît aujourd’hui en France dans une traduction de Marc Amfreville.
Les Calloway ont cinquante ans et des poussières, leurs jumeaux entrent au collège, leur vie de famille semble parfaite mais sous les apparences, les faits : « Les mariages sont faits de différents chapitres, et certains sont plus sombres que d’autres ». Russell peine à faire vivre sa maison d’édition et Corrine recroise Luke. Or, le lecteur de Moi tout craché le sait, « elle voulait ce qu’elle voulait. Elle voulait Luke ».

Voici donc la troisième saison des Calloway qui sont « comme un prénom composé : Russell-Corrine » dont Jay McInerney suit la belle vie depuis 1987 (et Trente ans et des poussières, publié en 1992). Bien sûr, comme pour toute excellente série, il est possible de découvrir la saga depuis ce troisième tome, tant rappels et reprises permettent aux novices d’entrer dans « l’histoire toujours en cours du roman de leurs vies ». Mais pourquoi se priver du plaisir de 1500 pages d’une fiction à la fois caustique, brillante et émouvante ? Les Jours enfuis contient tous les autres romans du cycle, sous forme de miniatures, biographies accélérées, résumés piquants, dont le lecteur ne perçoit la pleine saveur, à la fois ironique et nostalgique, proprement douce-amère, que s’il a lu les deux tomes précédents. Il est un lien indubitable entre la saison 1 et la saison 3 des Calloway, entre Brightness Falls et Bright, Precious Days, les titres sont explicites… Les jours enfuis en français, donc, troisième incursion dans l’existence de Russell et Corrine, encore et toujours sous le signe d’une fin.

« Autrefois » est l’adverbe en incipit du roman, « trente ans plus tard », poursuit l’écrivain, en un clin d’œil appuyé à ses lecteurs fidèles. New York a changé, c’est indéniable. La ville elle-même est prise d’une forme de nostalgie pour son passé, comme le montre le succès de « Mad Men que tout le monde avait vu ». Elle est devenue hors de prix et les Calloway vont devoir quitter le loft de TriBeCa qu’ils louent depuis les années 90. Leur propriétaire vend et ils n’ont pas les moyens de le racheter. Corinne, qui visite des maisons à Harlem en cachette de Russell, sait que leur monde « s’est déplacé vers Williamsbourg, ou Red Hook, ou peut-être qu’il est mort, tout simplement ». Russell est désespéré qu’on puisse ainsi « le chasser de Manhattan. De son île ». Habiter là « faisait irréductiblement partie de son identité », il se sent encore plus viscéralement New-yorkais que ceux qui sont nés à Manhattan, « il appartenait à cette tribu d’immigrants prêts à tout, venus du fin fond de la province et des quatre coins de la planète, attirés de manière inexorable par cette ville qui était devenue la leur : ils l’avaient façonnée et elle les avait façonnés en retour ».

Pourtant New York a changé en vingt-cinq ans, elle n’est plus la ville de ceux qui rêvaient de la conquérir « parce qu’ils aimaient les livres, qu’ils voulaient être écrivains ou éditeurs. Ce n’est plus le berceau des grands noms des lettres américaines, appartenant désormais au passé et à une forme de légende, (…) ces rêveurs appartenaient au peuple du livre, ils vénéraient les textes sacrés de New York : Chez les heureux du monde, Gatsby le magnifique, Petit déjeuner chez Tiffany, etc. ». Certes, la relève existe, d’ailleurs Russell s’apprête à publier un recueil de nouvelles de Jack Carson, « un Raymond Carver moderne, un Hemingway malin comme un singe et sorti de ses collines. Une puissance incroyable ».

Mais ne nous voilons pas la face, Manhattan n’est plus « l’île enchantée du monde des lettres ». S’il parvient à faire oublier qu’il est « l’éditeur à la source du scandale récent du faux otage » (comme l’écrit le magazine New York) et ne finit donc pas comme un « raté », Russell Calloway sera bientôt une légende lui aussi, comme les années 80, clinquantes et excessives, sont désormais l’objet d’un culte, c’était « une époque… mémorable », les lecteurs de Trente ans et des poussières n’en disconviendront pas. Certains envient même Corrine, Russell ou Washington de les avoir vécues : « on ne savait même pas que c’étaient les années quatre-vingt, rétorqua Washington. (…) C’était le présent, voilà tout. A-t-on jamais l’impression d’appartenir à une décennie ou à une autre ? »

Jay McInerney s’amuse follement de ses romans précédents devenus le référent du lecteur, par exemple quand il décrit les cadres sur le bureau de Russell (la photographie dédicacée de Jack Nicholson dans Shining, John Berryman, Keith Richards…), ces photos sont devenues nos portraits de famille. L’histoire des Calloway, dans les années 2007-2008 du roman, est dans nos mémoires, elle est même déjà devenue la fiction d’une fiction dans le roman de Jeff Pierce, Jeunesse et beauté, que Russell a publié. Il est un jeu délicieux à ces parenthèses à la fois pleinement ironiques et absolument nostalgiques, comme lorsque Russell raconte la vie de son ami Jeff à une jeune femme qui a créé un site en hommage à l’auteur culte disparu en 1987, résumant ainsi des pans entiers de Trente ans et des poussières et La belle vie, tout en soulignant qu’il devient difficile de « démêler le vrai du faux ». Et Corrine, à la toute fin du roman, se verra sur un écran de cinéma, jouée par une actrice, troublée par cette juxtaposition de son « existence imaginaire » et sa « vraie vie ».

Ces jours enfuis et cet imaginaire devenu réalité, ce sont aussi les nôtres, quand nous retrouvons des personnages, des histoires qui ont fait leur chemin en nous, Jay McInerney ne se contentant bien sûr pas de reprises : les amples analepses sont aussi l’occasion pour lui de combler des ellipses narratives et de révéler des pans entiers que le lecteur ignorait encore. Comme le souligne l’épigraphe du roman, « chaque couple a son propre univers, et même à l’intérieur de sa bulle, le mystère reste entier » — un précepte qui vaut pour le roman…

Dans Les Jours enfuis s’écrit le roman de Jeff Pierce, écrivain, meilleur ami de Russell, amant de Corrine, mort en 1987. L’histoire du personnage ne s’interrompt pas, Jay McInerney n’en a pas fini avec lui, il révèle des épisodes entiers, inconnus du lecteur, de sa passion pour Corrine et certains événements du roman rappellent douloureusement Jeff : l’amitié de Jack avec Tony Duplex ou le loft que Luke loue à SoHo qui pourrait être celui dans lequel Corrine était venu retrouver Jeff, il y a de cela plusieurs décennies. Le quartier a profondément changé et c’est comme une atteinte à la mémoire de Jeff, songe Corrine ; ce palimpseste de moments, passés, présents, cette grande boucle ironique de l’histoire, illustre ce qu’est, fondamentalement, ce cycle Calloway : un ample roman du temps et de la perte, de la « Chute », se dit Russell, et, tonalité nouvelle de cette troisième saison mentale, d’une forme d’exil, d’élégie.

Les Jours enfuis est à la fois la suite de Trente ans et des poussières — tant la fin des années 2000 est un revival des eighties et la déflagration d’une crise financière qui a ses racines dans cette décennie — et la poursuite de l’intrigue de La Belle vie : le 11 septembre est encore très présent dans ce roman de la crise (des subprimes en 2008). Alors qu’elle va fêter ses vingt-cinq ans de mariage avec Russell, Corrine recroise Luke dans un gala caritatif. Tout les avait éloigné, la vie, « l’aventure africaine » de Luke qui a acheté un vignoble en Afrique du Sud pour mieux s’éloigner de Corrine, « il s’était exilé à l’autre bout du monde, avant tout pour la fuir ». Ils ne s’étaient pas vu depuis trois ans (la manifestation de Moi tout craché), et, dès la première seconde, c’est pour Corrine le « même frisson viscéral en sa présence ». Leur liaison avait été une forme de parenthèse enchantée, « quatre-vingt-dix-jours exactement » de passion, à l’ombre des tours tombées. Depuis, chacun a poursuivi et pour une part réinventé sa vie, pourront-ils donner une réalité au roman potentiel que chacun a élaboré dans ses rêves et fantasmes ?
« Tu dois aller jusqu’au bout de cette histoire », a dit Casey à son amie Corrine. Mais comment ?

Dans Les jours enfuis, c’est l’Amérique de l’investiture démocrate — qui remportera les primaires, Obama ? Hillary Clinton ? la bataille électorale rythme le roman et divise les personnages, jusqu’à l’élection de 2008 —, de la bulle Internet, des blogs, de la crise des subprimes et d’un monde de l’édition toujours plus complexe : Russell, pour maintenir à flot la structure indépendante qu’il a créée, tente un coup et décide de publier les mémoires d’un journaliste qui aurait réussi à échapper à ses ravisseurs, il achète les droits à prix d’or mais pourra-t-il en faire un succès ? Et quand la supercherie littéraire est révélée par les médias, pourra-t-il s’en relever ? Ce n’est plus le « A nous deux Paris » des Rastignac du XIXè siècle ou la conquête de New York par le jeune loup des lettres américaines dans les années 80 mais un Russell portant un toast devant sa télévision : « Après nous la fin du monde, maintenant, Baby ! »

Quelque chose touche indéniablement à sa fin et Jay McInerney multiplie signes et « mauvais présages » : la grande réception estivale des Calloway aux Hamptons « cette année aurait des relents d’adieu », Corrine tentant d’adapter le roman de Jeff pour le cinéma perçoit que sa « fin » a « toujours posé problème »… Elle lit L’année de la pensée magique de Joan Didion, allongée près de Russell, et ce « n’est pas vraiment un bon présage » non plus… Russell, lui aussi, est de plus en plus « mélancolique », « c’était la fin de quelque chose ». Un comment finir — et pourquoi le faire ? — est ainsi la question centrale de ce roman, dans un New York devenu « un paysage intime »…

C’est aussi, en lien avec ce 11 septembre dont les déflagrations ne cessent de retentir, en lien avec la crise économique qui est une autre version de la « Chute », cette question de la « fiction » : à quoi peut-elle servir « dans un monde qui a tellement changé ? », quand les événements de l’actualité excèdent tout ce qui pourrait être imaginé ? C’était la réflexion de Ian McEwan dans le Guardian peu après le 11 septembre 2001 : « la réalité américaine dépasse toujours l’imagination ». Ce qui n’empêche jamais la fiction d’y revenir, pour organiser ce chaos premier du sens. Dans un entretien paru cette semaine dans les Inrocks, Jay McInerney dit avoir commencé à écrire les aventures de son couple fétiche sur fond de mandat Trump, un Donald Trump déjà silhouette de Trente ans et des poussières, en 1992. Peut-être en dira-t-il plus lors de la rencontre exceptionnelle organisée par la librairie Atout Livres demain… Et entre temps, aux lecteurs, comme Corrine dans la dernière scène du roman, de « rester dans cet espace intermédiaire » et « cet instant en suspens laissé à l’imagination, avant d’attendre le point d’arrivée. »

Jay McInerney, Les Jours enfuis (Bright, Precious Days, 2016), traduit de l’américain par Marc Amfreville, éd. de L’Olivier, mai 2017, 493 p., 22 € 50 — Lire un extrait en pdf

Le vendredi 12 mai a lieu une rencontre exceptionnelle avec Jay McInerney à la librairie Atout Livre (19h30/21h), proposée et animée par David Rey. L’écrivain américain y évoquera son dernier roman, Les Jours enfuis.
Atout Livre, 203 bis avenue Daumesnil, 75012 Paris

Jay McInerney, Trente ans et des poussières (Brightness Falls, 1992), traduit de l’américain par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, éd. Points, 576 p., 8 € 50. Les éditions Points remettent également en vente le premier roman de Jay McInerney, Bright Lights, Big City, traduit de l’anglais (États-Unis) par Sylvie Durastanti, 216 p., 6 € 80

Jay Mc Inerney, La Belle vie (The Good Life, 2006), traduit de l’américain par Agnès Desarthe, éd. Points, 480 p., 8 € 20

Jay McInerney, Moi tout craché (How it ended. New and collected Stories, 2009), traduit de l’américain par Agnès Desarthe, éd. Points, 352 p., 7 € 10.