Sylvain Bourmeau : « Opposer une forme de subversion au chaos du monde » (Bâtonnage)

Sylvain Bourmeau © Julien Falsimagne / éd. Stock

En janvier dernier, Sylvain Bourmeau publiait Bâtonnage, texte inclassable, sortant la littérature de l’intrigue comme le journalisme du flux ininterrompu de nouvelles sans relief, manière de raturer ce qui excède pour faire naître une altérité radicale, un sens nouveau, une forme proprement inédite, comme le soulignait Jacques Dubois.

Le geste journalistique — bâtonner pour ne conserver que l’important d’une dépêche — devient acte littéraire, excédant l’un et l’autre discours, produisant des textes qui ne sont plus ni journaux ni articles mais peut-être des poèmes, au sens le plus étymologique du terme, depuis les colonnes du journal. D’une verticalité radicale, perdant le sens premier pour mieux (re)trouver une signification réelle, les textes ainsi produits, agencés et édités, donc écrits, rappellent pour une part du connu (en vrac, Mallarmé, Apollinaire, Schuhl, Cadiot) qu’ils débordent et contournent, pour faire advenir autre chose, qui tiendrait de l’art contemporain ou de ce que Sylvain Bourmeau nomme lui-même, dans l’Envoi qui clôt le livre, de la « non narrative non fiction ».

Dès la sortie de Bâtonnage, Johan Faerber avait dit son enthousiasme pour cette « poésie à coups de bâtons », saluant la singularité profonde de ce livre qui « s’offre comme une installation ou un happening qui n’en finirait plus de déparler les discours ». Retour printanier sur l’un des livres les plus impressionnants de la dernière rentrée d’hiver, via cette fois un entretien avec Sylvain Bourmeau.

Tu écris, dans les pages finales de Bâtonnage, avoir « toujours confusément pensé que si, daventure, je me risquais un jour à une forme de littérature, ce serait pour mefforcer, fût-ce de haute lutte, de contribuer à en étendre le domaine ». Cest une manière de faire de cette publication à la fois un geste et un risque, entre la conscience du danger à écrire quand on a soi-même été critique et la haute revendication dune forme inédite.
Pourrais-tu revenir pour nous sur la mani
ère dont Bâtonnage est né en toi ? Doù est venue lidée de faire dune pratique de journaliste et rédacteur en chef un geste d’écriture ?

Bâtonnage est né d’un geste d’agacement. Un jour de septembre 2015, un matin. Je lisais Libé, un crayon en main – je lis souvent un crayon en main. Et, de rage, je me suis mis à biffer un article. Non pas de rage contre cet article. De rage contre ce qu’était en train de devenir ce journal. Non pas sa rédaction mais l’objet journal, cet artefact multiséculaire, fragilisé depuis le déclenchement de la mutation numérique, cet objet du quotidien auquel je tiens tant. Non par fétichisme du papier car peu importe le support, papier ou pixels, ce qui compte c’est que le journal demeure. C’était la priorité lorsque nous avons inventé Mediapart : conserver la hiérarchie de l’information, ne pas sombrer dans le flux chronologique.

Et là, à la rentrée 2015, alors que je m’étais remis depuis un moment à lire les journaux sur écran, des exemplaires de Libé ont commencé d’être gratuitement mis à disposition à l’entrée de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales où je travaille. Ce jour là donc, je relisais Libération en papier pour la première fois depuis mon départ de la rue Béranger. Et ça m’a sauté aux yeux. Cette nouvelle maquette dont je n’étais pas familier, que je ne connaissais qu’en ligne, en PDF, où l’on ne la voit pas de la même façon. Une terrible impression de déjà lu dans ces pages de brèves. L’effet terrible de ce qu’on appelle, dans le jargon de la stratégie médiatique, le « web first » : publier d’abord en ligne puis recycler dans le journal.

C’est cette impression d’avoir déjà lu la veille sur Twitter le journal du jour qui a produit mon geste d’humeur. Non pas que c’était exactement nouveau, loin s’en faut, mais là ça prenait des proportions délirantes. Un monde s’écroulait, celui du journal dans lequel j’ai appris non pas à lire – ça c’était plutôt Le Nouvel Obs des années 70 et les Cahiers du Cinéma un peu après – mais celui dans lequel j’ai, à 18 ans, appris à écrire, au milieu des années 80, dans ces pages cultures d’une incroyable inventivité et sous le magistère impeccable d’un immense écrivain journaliste, Bayon.

Il y a une forme de constat dans ce recueil lavènement du numérique, des réseaux, du 2.0 mais aussi de colère, face à la saturation de linformation, à notre désintérêt rapide. En réaction, batônner, cest soustraire comme souligner les mots les plus importants dun papier. Le titre de ton livre renvoie donc au vocabulaire journalistique, à une technique très précise que tu détournes. Les articles de Libé ainsi bâtonnés deviennent des poèmes verticaux, une poésie issue de la prose quotidienne. Est-ce à dire que tu as composé dans une négation, dans un retrait (formel) depuis un texte autre, pour « trouver ta voix », comme l’écrit Johan Faerber dans son article ?

J’ai mis très longtemps avant d’oser écrire, et publier, de la littérature. Cela pourra sembler paradoxal mais c’est sans doute parce que j’ai été peu à peu amené à fréquenter au quotidien et au plus près la littérature contemporaine. Depuis qu’à vingt ans j’ai lu La Salle de bains et Quant au riche avenir, les premiers romans de Jean-Philippe Toussaint et de Marie NDiaye, qui, elle, en plus, était plus jeune que moi ! Ces lectures furent un choc : je me suis senti requis par la littérature de l’époque, requis comme lecteur. Et, comme je ne faisais pas d’études littéraires, je n’avais aucune obligation de lire les classiques : depuis je n’ai donc lu que de la littérature contemporaine ou presque. Chaque année apporta son (petit) lot de lectures marquantes, souvent des premiers romans d’ailleurs, à propos desquels je suis capable, longtemps après, de me souvenir des conditions précises dans lesquelles je les ai lus, où je me trouvais, le temps qu’il faisait… Chaque fois découvrir un nouvel auteur, dont je me disais spontanément qu’il ne saurait rester l’auteur d’un seul livre, me procurait un grand plaisir et, dans le même temps, entamait davantage encore la minuscule velléité d’écrire que je savais, sans jamais me l’avouer, confusément là, profondément refoulée. Pour le dire autrement : en célébrant continuellement l’avènement de nouveaux écrivains, en considérant qu’il s’agissait de loin de la mission la plus importante pour le journaliste littéraire que j’étais devenu, je prenais un malin plaisir à mettre la barre toujours plus haut, à rendre littéralement impossible mon passage à la littérature.

Jamais je n’aurais pu commencer un roman, par exemple. Ou une nouvelle. La poésie, en revanche, m’est toujours apparue comme un horizon possible, en théorie. Et tentant. Peut-être parce que j’ai toujours beaucoup lu de poésie, et pas seulement de la poésie contemporaine, dont, en français, seule une toute petite frange m’intéresse. Peut-être aussi parce que j’ai rarement écrit sur la poésie, à l’exception notable de celle de Michel Houellebecq sans laquelle jamais je n’aurais eu le courage de composer Bâtonnage.

Mais il a fallu quelque chose de plus, ce hasard objectif, que j’ai décrit, de me retrouver agacé face au journal, ce geste non prémédité mais comme lourd d’une longue histoire et qui me permettait précisément de balayer d’un revers de main la sempiternelle question de la « voix ». Refuser de me livrer rendait soudainement possible l’idée d’un livre. Recourir à la fiction la plus fantaisiste ne m’aurait en effet pas suffi : c’est l’idée même de voix de l’auteur qu’il me fallait proscrire pour envisager d’écrire. Loin d’être une nouveauté poétique – on sait les violentes critiques qu’essuya Eliot il y a presque cent ans lors de la parution de The Waste Land pour avoir osé renoncer à sa propre voix –, cela m’est apparu comme le seul procédé possible pour tenter quoi que ce soit.

Est-ce que cela signifie qu’écrire ne peut pas (ou plus) se faire depuis un espace vierge ou une page blanche mais se compose désormais depuis un espace saturé, un trop plein ? Est-ce une manière daller contre le flux continu quest devenue linfo aujourdhui ? De réintroduire une hiérarchie, une verticalité dans le flux ?

La page blanche n’a jamais existé. C’est un pur mirage. Dans un cours du début des années 80, Deleuze, qui n’est pas l’un de mes auteurs de chevet mais dont le livre sur le cinéma, L’Image-mouvement, m’a marqué très jeune, lors de sa parution, commente un entretien de Francis Bacon (le peintre pas le philosophe) dans lequel il affirme qu’il n’y a pas de toile vierge, que tous les clichés du monde y figurent déjà, avant même le premier coup de pinceau, et que seule « une catastrophe » permet à l’artiste de se débarrasser de ces ectoplasmes qui menacent. Un geste libérateur qui fait place nette – et pourquoi pas une rature ? Des biffures ? Du caviardage à tous les étages ?

J’ai composé Bâtonnage alors même que j’intensifiais ma réflexion déjà un peu ancienne sur les transformations de l’espace public liées à la mutation numérique. Malgré sa forme littéraire et/ou artistique, ce livre peut aussi se lire comme une contribution critique de ces transformations, critique au sens des sciences sociales. Il participe à mes yeux pleinement d’un mouvement protéiforme, scientifique et artistique, qui s’est donné pour nom : archéologie des médias. Il est le produit d’une personne qui, comme beaucoup désormais, voit une grande partie du monde à travers le prisme du flux qu’est sa timelime Twitter. Il est devenu banal et néanmoins vrai de remarquer combien le monde s’est aplati du fait de ces technologies dont l’un de effets les plus remarquables consiste en un savant arasement des saillances. La hiérarchie de l’information, pierre angulaire du journalisme de qualité, en a pris pour son grade, le nivellement est général. Bâtonner, c’était donc aussi disposer des bâtons dans cet espèce d’espace, enfoncer des bâtons comme autant de coins. D’où le recours formel à la colonne, figure géométrique élémentaire de la presse écrite, pour composer les textes, les mettre en forme comme, à Libé, j’avais pris l’habitude « d’écrire dans la forme », c’est-à-dire dans les espaces délimités par la maquette tels qu’ils apparaissent sur l’écran, masque de saisie d’un monde bientôt bon à tirer. La forme que j’ai le plus pratiquée durant ces trois ans à Libération étant celle de la simple colonne d’éditorial.

Parmi les grands aînés cités dans le livre, puisquaucun genre, même le plus singulier, ne naît ex nihilo, Mallarmé et son « universel reportage ». Jai aussi pensé à Apollinaire, aux premiers vers de Zone (Alcools) :
« 
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux »
puisque ton
« recueil » comme tu le désignes tient de la poésie comme du journal, de ce que tu appelles de la « non narrative non fiction ». Pourquoi cette volonté de pousser à son acmé lhybridité de deux genres que lon pourrait penser antithétiques, est-ce que la modernité formelle est là ? Et quelle serait ta définition de cette « non narrative non fiction » ?

Les journaux tels qu’on les connaît ont été inventés autour de 1830. Leur présence est massive dans la littérature du XIXe siècle, et la poésie n’y coupe pas. Comme elle est matériellement massive dans la peinture cubiste et les collages du début du XXe siècle. Les écrivains et la presse ont partie liée avec cette culture de masse naissante, à laquelle la littérature participe de plain pied. Mais pour arracher son autonomie à l’égard du marché, la littérature n’hésite pas à prendre la pose de l’art pour l’art et, pour se faire, à se construire contre l’écriture industrielle (celle qui pourtant fait crouter les littérateurs de tout poil), d’où ces saillies contre « l’universel reportage » pour mieux mettre en valeur une poésie supposément désintéressée. L’expression est de Mallarmé, génial poète, qui n’hésitait pas à rédiger des gossips anonymes pour L’Athenaeum de Londres dans lesquels ils vantait… ses propres ouvrages, faisant preuve d’un sens du champ aussi aiguisé que les plus forts des artistes contemporains de ce début du XXIe siècle. Produire de la poésie à partir de l’universel reportage c’était faire d’un geste deux coups (de dès) : rendre hommage, en un clin d’œil, à Mallarmé et dénier par cette petite provocation toute sacralité à son œuvre et surtout à sa posture.

La blague de la « non narrative non fiction » vient de moins loin : la dernière mode littéraire, qui n’est pas qu’une mode d’ailleurs, comme souvent, c’est ce qu’on appelle la narrative non-fiction, c’est-à-dire, en général, des livres de journalistes qui savent écrire dans lesquels ils racontent sur un mode littéraire des histoires vraies. Le genre a déjà une longue histoire mais il a connu un très important développement ces vingt dernières années aux États-Unis. Ce genre semble répondre à ce qui est perçu par certains comme une crise de la fiction, un besoin de « réalité » avec de « vrais morceaux de réel dedans ». Je me moque du discours de célébration de cette nouvelle mode mais certainement pas de certains des livres, excellents, qui participent de ce mouvement. D’une manière paradoxale ce mouvement qui peut paraître moderne par son rejet de la fiction apparaît en fait parfois très conservateur par son attachement hyperclassique aux histoires. Raconter une histoire devient ainsi l’alpha et l’omega de la littérature, et le fait qu’il ne s’agisse pas d’une histoire inventée viendrait même pour certains souligner la pertinence du mode de narration « histoire ». Or cela me semble participer d’un mouvement plus large qui voit le fait de raconter des histoires devenir l’un des modes de gouvernements les plus efficaces. Et, comme le dit le sociologue Luc Boltanski dans le film documentaire que je viens de réaliser sur l’identité (Les Intellectuels du XXIe siècle) : « Il est plus facile de combattre des flics que des histoires ».

Comment écrire des histoires quand Trump est devenu président des États-Unis ? Voilà la question qui préoccupe sans doute les grands écrivains américains aujourd’hui. Il en naîtra probablement des romans importants. L’idée de Bâtonnage consiste aussi, dans ce contexte, à rappeler une évidence : la littérature ce n’est pas forcément raconter de belles histoires en faisant de jolies phrases. Autant je prends encore parfois beaucoup de plaisir à lire de la fiction ou de formidables histoires autant je trouverais ridicule que la littérature en viennent à se réduire à la fiction, ou même à la narration. Face au storytelling généralisé, la poésie peut offrir une forme efficace de subversion en allant jusqu’à refuser toute narrativité, en y opposant des images, à commencer par l’image des mots eux-mêmes. Alors voilà, « non narrative non fiction » vise juste à signifier cela, et à offrir par l’absurde une catégorie à ceux qui veulent toujours tout bien ranger.

Le bâtonnage introduit un vacillement du sens : des repères surnagent, les noms propres, des dates (rares), des sigles ou cette « photographie / de lenfant retrouvé / sur une plage ». On la voit en te lisant et le texte se poursuit par un « le monde / passé à autres chose / regarder / son compte Twitter ». Est-ce une manière de dire que le bâtonnage est là pour retrouver du sens en réintroduisant de linvisible (cest le premier titre « redevenir invisibles ») et de limpensé ?
Ce n
est plus linfo pré-digérée des brèves ou autres papiers destinés à produire buzz et partages sur les réseaux sociaux, mais une information (présente, renvoyant à des faits et événements dont chacun peut se souvenir) brouillée, rendue à sa complexité », ce que tu appelles, dans les pages finales, « regarder, de côté, le défilé de lactualité » ?

La question du sens, ou de son absence, a immédiatement surgi. Dès le premier bâtonnage, je me suis interrogé sur ce que pouvait signifier, pour moi en particulier, cette mise en suspens du sens. Moi qui suis d’habitude obnubilé par ce que ça veut dire, comment pouvais-je accepter de jouer à ce jeu-là ? Renoncer à écrire pour dire quelque chose de précis, d’argumenté. C’est la seule chose qui aurait pu me retenir de poursuivre, un à-quoi-ça-rime définitif qui m’aurait sur le champ fait cesser la pratique à peine entamée. Ça s’est joué dans les tout premiers textes, ensuite le plaisir de la rature était devenu trop fort. Et le sens général de l’entreprise m’a conforté : ce qui avait du sens, c’était précisément d’exposer le non-sens qui envahit l’espace public, les effets de recouvrement et de saturation de la diffusion insensée et tous azimuts d’informations toutes égales. Face à ce non-sens généralisé, à ce qu’on allait bientôt appeler fake news ou faits alternatifs, face, surtout, à l’impression de chaos venue s’y ajouter dramatiquement avec les attentats dont l’actualité à fait dévier ce projet avant d’y mettre un terme, j’ai assez vite pensé au mouvement Dada apparu en réaction à la Première guerre mondiale. C’est un mouvement qui me fascine depuis que je l’ai découvert très jeune avec « I Zimbra », un morceau du troisième album de Talking Heads « Fear of music » (1979) dont les paroles étaient signées Hugo Ball, l’un des fondateurs de Dada.

Hormis la signification générale du geste, ce n’est donc jamais le sens qui a guidé mes biffures, ce fut d’ailleurs à la fois l’une des choses les plus difficiles à faire (résister au bon mot facile, à l’enchainement logique…) et les plus jouissives de l’exercice. Faire le pari que le sens pourrait être réinvesti dans la lecture, chacun y mettant ce que bon lui semble. Au lieu du sens, ce sont les mots, la matière même des mots, leurs sons comme les images qu’ils sont, qui a eu raison chaque fois du mouvement de mon crayon-gomme.

DeLillo, The Names (trad. fr, Les Noms, Actes Sud, 1990)

Là c’est à DeLillo que j’ai souvent pensé, la manière dont il explique qu’habitant en Grèce à la fin des années 70 il fut exposé à une graphie qu’il ne maîtrisait pas et que cet alphabet lui a fait saisir une chose désormais évidente : les mots, par les lettres qui les composent, sont aussi des images. Il va même jusqu’à considérer que son œuvre se scinde en deux, d’un côté les livres écrits avant cette révélation, de l’autre ceux, à partir de The Names, qui furent écrit en connaissance de cause. DeLillo est vraiment l’un des rares auteurs de romans auquel j’ai pensé en composant Bâtonnage. Sinon ce fut plutôt des auteurs à la lisière de la littérature et de l’art contemporain, des gens très importants pour moi comme Olivier Cadiot, Jean-Charles Masséra, Patrick Bouvet ou Nathalie Quintane.

Il y a une part ludique indéniable, aussi, dans ce recueil, celle dun « humour lucide » : cest le jeu proposé au lecteur de retrouver les articles de Libé derrière ces bâtonnages, ce sont les titres ironiques, souvent cinglants (« Morano laccident industriel sarkozyste », « comment Michel Platini a été empapaouté », « Lucette Potemkine »). La part ironique de ce bâtonnage te semble-t-elle fondamentale, comme une forme de lucidité face au quotidien ?

Les titres sont les titres originaux de Libération. Parfois, ils furent déterminants dans le fait de choisir un article plutôt qu’un autre. Ils participent en effet d’un rapport ironique au monde très typique de l’aventure Libération à partir du début des années 80, même si un peu moins marqué que dans un magazine comme Actuel. L’une des raisons de cette ironie réside probablement dans les désillusions d’une génération militante lorsque la gauche s’est trouvée exercer le pouvoir à partir des années 80. C’est un esprit que l’on retrouve beaucoup dans la publicité à partir de cette époque-là aussi. J’ai toujours eu un peu de mal avec ce désenchantement aquoiboniste, le côté petit malin toujours prêt à sacrifier le sens pour un jeu de mots. Mais Libération n’a jamais été que ça, une tension traverse l’histoire du titre à ce propos. Lecteur de Libération, j’ai tout de suite choisi mon camp dans la guerre qui opposait l’intelligence des critiques d’un Serge Daney aux calembours potaches d’un Gérard Lefort. Je soutiens même depuis toujours que Les Inrockuptibles, magazine au sein duquel j’ai très longtemps travaillé, s’est très largement construit contre l’ironie principielle de ses demi-ainés d’Actuel et Libé, dont la filiation serait davantage à chercher du côté d’un journal de publicitaires comme Technikart. Ce n’est donc pas du tout l’ironie que je pense avoir tenté d’opposer au chaos du monde mais plutôt une forme de subversion qui n’a jamais honte de son premier degré – ce qui n’empêche aucunement l’humour, n’est-ce pas ?

Bâtonnage est aussi un journal, au double sens du terme : parce que les articles ainsi bâtonnés sont ceux de Libé, parce que ce recueil couvre une année, chronologiquement. Est-ce que lon pourrait considérer Bâtonnage comme tes Jours de Libération (titre dun livre de Mathieu Lindon) ?

Il y a quelque chose de l’ordre d’un journal de journaux. Le principe qui consistait à bâtonner un seul article chaque jour que le journal paraissait a produit un enregistrement sismographique de l’actualité. C’était une manière d’objectiver, en ne laissant à ma subjectivité que le choix de l’article. Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est combien cette périodicité marquée allait imprimer un rythme à l’ensemble et le doter d’une forme de tension dramatique non recherchée. J’ai commencé le premier jour de l’automne, sans savoir où j’allais. Au bout d’un moment, je me suis dit que je bâtonnerai une saison, m’arrêtant la veille de l’hiver, et le titre de travail de ce livre a longtemps été Automne edit. Et puis les attentats ont été perpétrés qui m’ont trouvé hébété devant le journal, continuant de bâtonner de manière encore plus somnambulique, me demandant le reste du temps si je ne devrais pas arrêter, si cela n’était pas obscène… J’ai tranché en prenant ce que j’ai aperçu comme la première porte de sortie de secours du projet : le dernier texte sur la correspondance de Beckett, dont l’humour du titre et la chute, m’ont semblé m’autoriser à m’éclipser sur la pointe des pieds.

Je lis en général, et depuis toujours, les livres de Mathieu Lindon, j’ai donc lu Jours de Libération, un texte honnête sur une situation que j’ai eu à connaître de près. Bâtonnage n’avait aucunement pour intention de rendre compte de la vie à Libération, d’ailleurs, sur le papier, j’aurais parfaitement pu utiliser un autre journal. Sauf que l’agacement initial seul Libération pouvait le produire en moi. Il y a bien évidemment une dimension cathartique dans ce Bâtonnage, pourquoi le nier : c’était aussi pour moi, entre autres choses, une manière de tirer littéralement et littérairement un trait sur ce titre, une vraie libération.

Comment se sont opérés les choix parmi les articles de Libé ici bâtonnés ? Jy ai retrouvé quelques-uns de tes tropismes : la politique, la sociologie, la littérature, le foot. Tu dirais que Bâtonnage dessine un autoportrait oblique ou en creux ?

J’ai fait comme je fais chaque jour avec le journal : je feuillette très rapidement de la première à la dernière page, pour prendre connaissance de l’édition du jour de manière globale, me faire une idée de l’actualité et surtout des choix opérés pour son traitement (très ancienne déformation professionnelle), puis je retourne vers un article qui a particulièrement attiré mon attention et je commence ma lecture par celui-là. C’est en général ce même article que j’ai bâtonné, surtout au début car par la suite j’ai eu le souci de ne pas trop doublonner même s’il m’est aussi arriver de volontairement feuilletonner, ou que l’actualité (les attentats) s’imposait si fort que je ne me voyais pas traiter autre chose. Alors peut-être ces choix, toujours opérés très rapidement et jamais remis en question après coup, dessinent-ils à mon corps défendant si ce n’est un autoportrait au moins une carte de certains de mes tropismes. Il ne faudrait pourtant pas négliger le fait qu’une fois l’exercice bien entamé certains articles m’ont attiré pour le potentiel lexical qu’ils apparaissaient de prime abord offrir.

Bâtonnage est aussi un recueil de langues qui sont comme autant de matières ou matériaux : une forme doralité qui se mêle à l’écrit du journal et du poème, des langues étrangères. Cest évidemment, aussi, un recueil qui interroge le rapport du monde et du langage (ou des langues) pour le dire ?

L’un des enjeux de Bâtonnage consiste à tenter de produire de la littérature, et plus précisément de la poésie, à partir de langues étrangères, du français toujours mais un français qui n’est par définition jamais tout à fait le mien puisque ce sont les mots des autres. C’est un mode d’écriture qui me semble particulièrement efficace pour objectiver, neutraliser tant que faire se peut sa propre voix. Me posant – dans un deuxième temps car je n’ai jamais lu à voix haute en composant ces textes – la question de leur lecture en public, il m’a semblé évident que ce n’était pas à moi – à une exception près – de les lire mais à d’autres voix, et pour rester dans l’univers médiatique, à des voix distantes et familières à la fois, des voix radiophoniques. Je travaille actuellement à une version live de Bâtonnage, dont un minuscule work in progress sera présenté ces jours-ci à la Maison de la poésie, on pourra y entendre des voix connues dire comme à la radio, c’est-à-dire assez vite, pas du tout comme lirait un comédienne ou une comédienne, quelques textes de mon livre.

Jai pensé en lisant les différents termes par lesquels tu désignes ton geste d’écriture, certains utilisés de manière négative, donc pas un collage mais plutôt une soustraction, quil en manque un peut-être et je suppose que cest volontaire : palimpseste. Pourquoi ne pas lavoir employé ?

Simplement parce qu’il ne me semble pas avoir recouvert un texte par un autre mais plutôt fait apparaître un texte à partir d’un autre, en en soustrayant de très nombreux éléments. C’est pourquoi cette technique journalistique détournée me semble davantage s’apparenter à la sculpture ou à la gravure qu’au collage ou au palimpseste. Et si ces analogies au monde de l’art me semblent également plus pertinentes c’est qu’au début du projet je en savais même pas ce que je faisais vraiment, si cela avait vocation à devenir un livre ou une œuvre d’art.

C’est aussi ce brouillage des frontières entre littérature et art contemporain qui m’a encouragé à poursuivre car cela correspondait très exactement à ce que je m’étais toujours plus ou moins promis de tenter. Il y a quelque chose de très étrange avec la littérature contemporaine : elle semble bien moins consciente de son histoire, moins réflexive. Des dizaines de romans paraissent chaque année et sont favorablement reçus pour certains par la critique alors qu’ils auraient pu paraître quasiment exactement dans la même forme au XIXè siècle. Ce serait inimaginable dans les autres domaines de création, à commencer par les arts plastiques. De la même façon, là où l’art contemporain teste en permanence le marché et tente parfois de le subvertir, la littérature contemporaine n’interroge presque jamais dans ses œuvres la question des conditions économique de leur production, de leur diffusion et de leur légitimation.

Tu écris en toute fin du texte, avant « LEnvoi », « achevé d’éditer le 8 février 2016 ». D’éditer, et non d’écrire. En quoi Bâtonnage redéfinit-il, selon toi, la notion dauteur ?

L’une des idées motrices de Bâtonnage était de pouvoir affirmer que je n’avais pas écrit un seul mot du livre que je publiais. Écrit au sens strict puisque chaque mot avait déjà été imprimé. Au sens technique, je suis l’éditeur de ces textes et je préfère dire que j’ai composé ces textes comme un typographe composait avec des fontes de plomb. C’est bien évidemment jouer sur les mots car au sens juridique je suis l’auteur même si j’aurais adoré un procès de type Brancusi sur ce livre, que l’un des journalistes me reproche d’avoir plagié l’un de ses textes, cela aurait été extraordinairement drôle, hélas trop beau pour être vrai.

Dans le grand recyclage généralisé des textes qu’a ouvert l’ère numérique, le copier-coller régnant plus que jamais en maître et les même dépêches se trouvant vaguement customisées des centaines de fois pour trouver à s’afficher sur des milliers de sites, la figure de l’auteur qui n’allait déjà pas très fort tend à s’effacer ou se cloner en infinies chaines de memes, ce qui revient au même. D’où la blague, encore une, qui consistait à me présenter comme nauteur puisque si un auteur (du latin augere) est celui qui ajoute, moi je n’ai fait que soustraire. Et puis, pour finir par la date : le 8 février 2016, on fêtait les 100 ans de Dada.

Sylvain Bourmeau, Bâtonnage, Stock, 2017, 140 p., 16 € 50 — Lire un extrait

Lire ici la critique de Johan Faerber, « La poésie à coups de bâtons »
et celle de Jacques Dubois (Diacritik, janvier 2016)

A noter : le vendredi 5 mai 2017 (19 h) Sylvain Bourmeau partagera la scène de la Maison de la poésie avec Patrick Bouvet.
Patrick Bouvet présentera une performance en musique et vidéo autour de son livre Petite histoire du spectacle industriel (éd. de L’Olivier).
Sylvain Bourmeau proposera une version live de son Bâtonnage (avec quelques voix radiophoniques connues).
Leurs échanges, autour d’une « Archéologie des médias », seront animés par Johan Faerber (Diacritik).