Christophe Pellet : « L’intime est politique » (Le grand Entretien)

© Christophe Pellet, Aujourd'hui, rien

A l’occasion des représentations d’Eric von Stroheim au théâtre du Rond-Point, dans une mise en scène de Stanislas Nordey, rencontre avec le dramaturge et cinéaste Christophe Pellet pour un entretien où il est question, bien sûr, de théâtre et de cinéma, mais aussi du désir, de politique, de Bachelard, de l’image, de transgenre, des acteurs, de sexualité, de Racine et de fétichisme ou de l’importance d’inventer de nouveaux moyens de diffusion.

Comment as-tu découvert la littérature et le cinéma ? Est-ce que c’est dû à ton milieu familial ?

J’étais de ce point de vue dans un milieu privilégié. Mes parents étaient des intellectuels, chercheurs au CNRS, traducteurs. Le cinéma et la littérature sont venus en même temps. J’ai vu des films réalisés d’après des pièces de Tennessee Williams. J’ai vu ça à la télévision, dans le ciné-club qui passait sur France 3. Ce sont des films qui m’ont intéressé, et aussi les acteurs. J’avais environ dix ans. Mes parents m’amenaient aussi beaucoup au cinéma. J’y ai vu des films de Pasolini, de Sergio Leone, des films plutôt pointus pour un jeune de mon âge. Lorsque vers dix ans j’ai vu des films adaptés de livres ou de pièces, je me suis mis à lire du théâtre. Avant, je lisais d’autres choses : des contes, de la BD, etc. Je suis passé de ces livres à la lecture d’œuvres de théâtre.

Par l’intermédiaire du cinéma ?

Oui, je voulais retrouver le dispositif du cinéma dans la lecture des œuvres, les dialogues, les personnages – tout ceci me permettait d’imaginer mon film. J’ai lu les pièces de Tennessee Williams, et j’ai continué en lisant toutes les pièces qui me tombaient entre les mains : Ibsen, Racine… Il y a eu l’école également qui m’a accompagné dans la découverte de la littérature et du théâtre.

Cette association du cinéma et du théâtre se retrouve encore aujourd’hui dans ce que tu fais puisque tu es à la fois dramaturge et réalisateur…

Ce sont pour moi des choses liées, qui passent par la figure de l’acteur, les visages, l’incarnation, et par le dispositif de la représentation, avec le spectateur ou lecteur… Plus jeune, je lisais assez peu de romans, et encore aujourd’hui je lis moins des romans que des essais et surtout énormément de théâtre.

Comment es-tu passé de la lecture d’œuvres théâtrales à l’idée d’en écrire ?

Au départ, sans doute, j’ai voulu faire comme les gens que je lisais, l’admiration m’ayant conduit à l’imitation. Comme je lisais beaucoup de théâtre, j’ai commencé à écrire des scènes. Une autre chose est que j’étais fils unique, plutôt isolé – et je crois que l’idée d’écrire du théâtre, ou de faire des films, est née avec le projet de rejoindre une équipe. Lorsque tu écris du théâtre, tu écris un livre, comme un romancier, mais il y a aussi l’aventure collective de la création d’une pièce. J’imaginais que je pouvais trouver cette dimension avec le cinéma, donc j’ai fait une école de cinéma, la FEMIS. Malheureusement, à mon époque, faire du cinéma impliquait une grosse équipe. Il fallait donner des ordres, en recevoir, gérer des gens – tout ça n’était pas pour moi. J’étais dans la section « scénario » et je me suis rendu compte que lorsque j’écrivais un scénario, pour moi, c’était comme si le film était mort. Encore aujourd’hui, écrire un scénario est pour moi une sorte de mise au tombeau du film, comme si j’évacuais le film…

Photogramme extrait d’Aujourd’hui, rien, film inédit de Christophe Pellet, 2017

Et pas lorsque tu écris une pièce ?

Non, parce que lorsque j’écris une pièce, qu’elle est finie, pour moi c’est terminé, le texte ne m’appartient plus, quelqu’un d’autre va en faire une mise en scène et l’interpréter. Tandis que dans mon idée, si j’écris un scénario, je devrais le tourner moi-même.

C’est très jeune que tu as eu l’idée de faire du cinéma et du théâtre, sans choisir ?

Écrire pour le théâtre m’intéressait, pas de faire de la mise en scène. Je voulais aussi réaliser des films. Je me disais que je pouvais écrire pour le théâtre et laisser un metteur en scène s’emparer de ce travail et faire des films comme j’écris mes pièces. Mais pendant longtemps, je n’ai été qu’auteur de théâtre…

Comme tu fais tout de même des films, est-ce que la mise en scène de théâtre ne t’intéresserait pas maintenant ?

C’est un travail où il faut diriger les acteurs de manière très précise, alors que dans mes films les acteurs sont des figures que je n’ai pas besoin de diriger. C’est purement de l’image. Je n’ai pas non plus envie de diriger mes propres mots. J’aime l’idée qu’il y ait une écriture de la mise en scène sur ma propre écriture. Je préfère être spectateur du résultat. Alors que pour le cinéma que je fais, qui est un cinéma expérimental, je n’écris pas de scénario. Je dis que ce cinéma est expérimental, mais en même temps je pense que ce sont des films tout public…

Christophe Pellet © Jean-Philippe Cazier

Dans ton parcours, tu as donc fait l’école de la FEMIS puis tu t’es consacré au théâtre. Comment as-tu fait pour que tes pièces soient mises en scène ?

Après avoir fait la FEMIS, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas faire de films parce qu’il fallait écrire quinze versions du scénario, attendre trois ans pour avoir l’argent du CNC, avoir quarante personnes sur le dos, etc. Pour moi, ça n’était pas possible. J’ai continué à écrire du théâtre mais ça a été difficile de voir une de mes pièces jouée. Lorsque la première a été montée, j’avais plus de trente ans. C’est déjà difficile de rencontrer les gens. De plus, à mon époque, dans les années 90, on mettait en scène surtout des classiques. Il y avait beaucoup de réécriture de classiques. C’était la grande époque du metteur en scène roi… Depuis quelques années, il y a une nouvelle génération de metteurs en scène, avec lesquels je travaille, qui ont besoin d’avoir un matériau – ce qui correspond à ma façon de considérer l’écriture théâtrale comme un matériau. Pour eux, ce matériau leur permet de parler d’aujourd’hui et l’écrivain est sans doute une étape de leur réflexion…

Mais pour que tes pièces soient jouées, tu les envoies aux metteurs en scène ?

Non. Je les envoie aux éditeurs, et ça a pris du temps avant que je rencontre les éditions de L’Arche et qu’ils publient mes textes. Je leur dois beaucoup, les mises en scène de mes pièces ont été faites après que L’Arche les ait publiées. Ce sont les metteurs en scène qui me contactent. Stanislas Nordey, par exemple, avait lu mes pièces et avait eu l’idée d’en monter. Je crois vraiment que tout doit commencer avec le choix du metteur en scène lui-même. Les romanciers n’envoient pas leurs livres à leurs lecteurs… J’ai envoyé mes pièces à des écrivains et des dramaturges que j’aime, ça oui. Ça m’intéresse de les envoyer à une communauté d’écrivains que j’admire…

Puisque tu parles d’écrivains que tu admires, quels sont les dramaturges qui t’auraient particulièrement donné envie d’écrire ?

Je pense à Racine, qui est fascinant. Sa langue est mystérieuse. Ses pièces sont très énigmatiques, je n’en fais jamais le tour. Il y a une sensualité chez Racine qui m’a donné envie d’écrire. Il y a Musset, qui est plus simple mais qui me touche. Je pense aussi à Tennessee Williams, à Marguerite Duras. Jean-Luc Lagarce, qui m’intéresse beaucoup. Ibsen également. Et des auteurs de ma génération, dont je suis proche. Tous ces auteurs, de manière générale, sont des auteurs qui parlent d’eux. Ils sont très différents, mais ils ont en commun le fait que lorsqu’ils écrivent, c’est un peu une psychanalyse en écrivant. Pour beaucoup d’aspects de leurs textes, ils ne savent pas ce qu’ils écrivent. A part Racine, peut-être. Mais tous les auteurs du XXe siècle qui m’intéressent font, en écrivant, ce travail sur eux-mêmes. Par exemple, Strindberg… Je peux dire que lorsque j’écris une pièce, je ne sais pas ce que je vais écrire.

Comment ça fonctionne ? Tu pars d’impressions, de fragments ?

Oui, d’impressions… Je peux rester longtemps sans écrire, parfois un an. Lorsque je commence à écrire, c’est que c’est plus fort que moi. Le déclencheur peut être une situation vécue, que mon corps a vécue. C’est tellurique. Vraiment, j’écris lorsque c’est plus fort que moi. Et c’est en écrivant que je construis, pas avant d’écrire. Je remarque que dans ce que j’écris, il s’agit au fond toujours de moi – moi et le monde, si tu veux. Ça peut paraître prétentieux, mais les auteurs que j’admire font tous ça. Je ne peux pas imaginer que l’on ne parle pas de soi lorsque l’on écrit. C’est sans doute possible, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. Au théâtre, étrangement, que le dramaturge parle de lui n’est pas évident, comme s’il fallait raconter une histoire, raconter le monde en en étant absent. Pour moi, le théâtre politique est un théâtre de l’intimité, le lieu de la scène c’est le lieu de l’intime…

En quoi l’intime est-il politique ?

L’intime peut bouleverser le monde tel qu’il est. Je ne crois pas que l’on puisse changer un spectateur. Beaucoup de gens disent qu’ils font du théâtre politique, qu’ils veulent changer le spectateur. Brecht y a cru. J’aime beaucoup Brecht, mais je ne suis pas sûr qu’il ait réussi à changer grand-chose au monde. Par contre, je crois que lorsque quelqu’un raconte un détail de son être, quelque chose de très singulier, ce détail peut ouvrir à un changement réel. Je pense que c’est vrai en ce qui concerne les rapports amoureux, la sexualité, qui pour moi sont politiques, cet intime est politique. C’est ça qui m’intéresse. Le théâtre est politique lorsque l’on parle de soi dans le monde. Dans ces conditions, le monde commence à pouvoir être appréhendé autrement qu’il n’est. J’en suis persuadé. Et que ça passe plus par l’intime que par les idées…

Est-ce que tu dirais la même chose au sujet de tes films ? Est-ce que tu travailles dans ce domaine avec cette nécessité dont tu parlais, qui s’impose à toi ? Et est-ce qu’il y a aussi dans ton cinéma cette place centrale donnée à l’intime, au singulier ?

Curieusement, un peu moins. Sur la scène le réel ne s’invite pas, tout y est factice, on est dans un dispositif qui tend à évacuer le réel. Au cinéma, le réel s’invite de toute façon, et je dois être en lutte avec ce réel. Quand je filme, je suis seul, je filme moi-même puisque je filme comme j’écris. Lorsque je filme, ça passe par la matière, l’image, le montage que je fais moi-même et qui est une forme d’écriture… D’un point de vue politique, encore, il s’agit aussi d’aller à l’encontre du cinéma industriel, commercial, ou même d’un certain cinéma d’auteur qui est dans une reconstitution du monde : on essaie de capter une réalité, de faire des dialogues qui sont soi-disant réels mais qui trompent, qui masquent. Tout ça fait un cinéma manipulateur. Quand c’est très bien fait, pourquoi pas ? Mais je trouve qu’il y a un cinéma qui nous montre nous-mêmes tels qu’on n’est pas, où le cinéaste montre un monde très réactionnaire parce qu’il reconstitue ce qu’il croit être le réel. Personnellement, je ne peux plus voir ce genre de films qui représentent pourtant 95% des films… Tu vois, j’aimerais que le film que je viens de terminer soit distribué dans des salles comme n’importe quel autre film. Mais il y a une guerre dans tout ça. Comment s’imposer dans ce système ? Lorsque l’on fait des images, un certain type d’images, c’est aussi politique…

Et économique…

Grâce à la HD, je n’ai plus cette préoccupation. Je pense que le film que je viens de faire a une beauté, une élévation, plus qu’un film qui coûterait une fortune…

Le problème, ce sont les distributeurs ?

Oui, c’est le nerf de la guerre. Avec plusieurs amis cinéastes, on cherche des lieux qui ne sont plus forcément les salles de cinéma, comme par exemple des galeries, des théâtres. On fait aussi des projections sauvages. On fait des projections dans des cinémas mais qui nous accueillent pour une seule séance. Je crois que si on veut changer ce cinéma qui en est encore à une sorte d’art pompier, qui est tributaire d’un certain système économique, c’est ce qu’il faut faire… Je parle d’art pompier parce que même l’impressionnisme n’est pas encore arrivé au cinéma, sans parler du cubisme ni de l’art conceptuel – alors que le grand public serait sans doute prêt à aller voir du cubisme au cinéma. Les gens se précipitent pour une expo de Picasso, de Cézanne. Alors qu’au cinéma, c’est plus délicat…

Seul le feu, film, 2013

Sauf pour le cinéma expérimental…

Qui n’est pas donné à voir au grand public, ou que de toute façon il n’irait pas voir. C’est un cinéma qui lui est caché.

Greenaway, par exemple, essaie d’aller dans le sens d’un cinéma expérimental montré au grand public…

Greenaway ou certains réalisateurs asiatiques. Je pense aussi aux sœurs Wachowski qui, à un certain moment, à l’intérieur d’une grosse fable un peu bourrine, arrivent à faire des choses très surprenantes au niveau de l’image. Lorsque Monet fait un tableau avec une meule de foin, les gens trouvent que c’est sublime – et ça l’est effectivement. C’est un tableau dans lequel il n’y a rien – rien et tout, puisqu’il y a la lumière. Si tu fais la même chose au cinéma, un film d’une heure et demi sur une meule de foin, sur la lumière, personne n’ira le voir. Beaucoup de gens, lorsqu’ils vont au cinéma, veulent être divertis. On en est encore là.

Il n’y a toujours pas, à l’égard des films, l’idée de contemplation, alors que celle-ci existe pour la peinture ou des installations. Il y a des installations qui touchent le grand public, si l’on pense par exemple à Bill Viola. Mais on considère que c’est de l’art vidéo, ce n’est pas du cinéma. Pour moi, le cinéma a à faire un grand pas : qu’il y ait du cinéma de divertissement, d’accord, mais qu’il redevienne aussi un art comme il a pu l’être à la fin du muet. Je m’inscris dans cette recherche, mais je ne dis pas non plus que j’y arrive. Je tâtonne, je cherche. Et il y a des cinéastes qui parviennent, eux, à des choses magnifiques, comme Weerasethakul, Tsai Ming-Liang, Philippe Grandrieux, Vincent Dieutre. Le cinéma de Rohmer échappe au naturalisme ou au réalisme d’une façon qui m’intéresse…

Tes partis pris esthétiques, économiques et politiques, impliquent que tu inventes aussi une façon de faire.

Je fais tout moi-même. Et toujours avec une exigence de la forme adaptée à cette économie. La forme que j’invente au cinéma devient pour moi d’autant plus nécessaire qu’elle va à l’encontre de celles qui existent, qui sont économiquement et politiquement compromises, de toutes ces narrations que l’on peut voir… Alors qu’en un sens mon théâtre demeure plus classique : personnages, situations…

Quels seraient les thèmes de ton théâtre que tu mettrais en avant ?

Le rapport amoureux. La masculinité et la féminité, comment elles s’affrontent, comment elles se sont affrontées, comment le masculin peut devenir féminin et inversement. Sur ce point, je rejoins des interrogations proches du queer, du transgenre, même si je ne les ai pas encore abordées de front. On parle de littérature transgenre mais aussi de corps transgenres…

Il y a une forme de critique sociale dans ton théâtre…

Avec les thèmes que j’aborde, forcément. Par exemple, dans Le Garçon girafe, je montre un couple de femmes qui désire avoir un enfant…

Dans ta dernière pièce publiée, Aphrodisia, mais aussi dans celle qui va être montrée au Rond-Point, Erich von Stroheim, la société apparaît comme un obstacle au désir, au singulier. Dans Aphrodisia, les individus se plient aux exigences sociales et économiques, ils deviennent des objets…

Tout à fait. Je parle beaucoup du monde du travail, même si je le regarde de l’extérieur, et sans doute justement grâce au fait que je le regarde de l’extérieur.

Erich von Stroheim (crédit photo Jean-Louis Fernandez)

Dans Aphrodisia, le monde social devient une extension du monde du travail, il se calque sur les mêmes présupposés, les mêmes logiques. C’est la même chose dans Erich von Stroheim où un des personnages est un acteur porno qui loue son corps comme un travailleur loue son corps, et qui se plie à toutes les exigences de ses patrons, qui adhère aux identités que ses patrons lui demandent d’avoir, à la rentabilité que l’on exige de lui, etc. Il devient lui-même une marchandise, un corps exploitable qui permet des bénéfices. Dans Aphrodisia, il y a le personnage de ce jeune type en costard-cravate qui est finalement lui-même un objet, sa subjectivité est celle d’un objet…

Un objet manipulable et corvéable à merci. Et il meurt. Mais son fils fait autre chose, il va dans les bois, la forêt. C’est un thème qui m’intéresse, l’individu qui s’éloigne vers la forêt, comme chez Thoreau. Au sujet de la marchandisation, je pense à Guy Debord qui traite de la femme comme marchandise. Les hommes qui font des femmes des marchandises deviennent eux-mêmes des marchandises du capital, du monde libéral. C’est quelque chose qui revient dans beaucoup de mes pièces. Et dans mon cas, ça ne se limite plus à la femme, comme chez Debord qui n’imaginait pas du tout, je suppose, ce que peut être l’homosexualité. Chez lui, c’est la femme qui est l’objet de désir et de déréliction, chez moi c’est souvent l’homme.
Même si dans notre société l’homme est encore celui qui domine – et sans doute de plus en plus –, il est aussi dominé par tout le système dont il fait partie. Quand le féminin et le masculin se rencontrent dans une forme d’androgynie, c’est peut-être là que quelque chose se passe, peut-être une forme d’apaisement.
Dans Une maison de poupée, d’Ibsen, le personnage de Nora trouve l’apaisement, la liberté, en quittant la maison, c’est-à-dire en prenant une part de masculinité. Elle dit qu’elle ne veut pas s’occuper de ses enfants, et elle sort seule dans la rue. Ce sont des positions qui étaient impensables pour une femme si on se situe dans le contexte de l’époque, dans la société très bourgeoise d’Ibsen. Donc, c’est un personnage féminin qui prend du masculin pour s’en sortir. Je crois que dans mes pièces, à l’inverse, les hommes prennent du féminin pour s’en sortir…

Christophe Pellet © Jean-Philippe Cazier

Dans le sens où ils fuient un rôle dominateur dans lequel et par lequel ils sont également dominés ?

Oui, c’est ça. C’est un réel avec lequel je me bats. Je cherche comment faire, sans avoir encore nécessairement de réponses.

Un autre thème de ton théâtre que je peux mettre en avant, c’est l’image. Il y a le thème de l’image, d’une critique de l’image aussi, de l’identification à des images sociales, ce qui est intéressant dans la mesure où, en tant que cinéaste, tu crées toi-même des images. Dans tes films, comment sors-tu du type d’image que tu critiques ?

L’image qui nous est imposée, les images qui nous environnent, nous contaminent, sont quelque chose que j’essaie d’analyser, en montrant comment cela peut influencer nos existences. En même temps, pour moi l’image est fondamentale puisque je suis bachelardien. Ma formation, c’est Bachelard, j’ai lu tout Bachelard. Bachelard dit que l’image tue l’imagination, mais en même temps, dans le poème, l’image est fondamentale et cette image, c’est la matière, le feu, l’eau, les éléments, et ça peut être aussi l’image de la maison, toutes sortes d’images. Ce sont des images qui fondent mon écriture et qui sont confrontées aux images imposées. Je traite du conflit entre les deux. En tout cas, c’est ce que je ressens, y compris, bien sûr, dans ma vie. Toutes ces images m’agressent et en même temps je suis très attentif à mes propres images, à garder la rêverie dont parle Bachelard, qui n’est pas un rêve mais est une rêverie où l’on est attentif. C’est une rêverie agissante, qui passe par des images intégrées dans le réel.

Est-ce que ce que tu dis pourrait s’énoncer sous la forme d’une différence entre des images collectives, anonymes, et des images individuelles ?

Je n’ai rien contre les images collectives, si elles sont nourries d’un peuple. Ça peut être très beau. Mais souvent, ces images sont dénaturées et je ne m’y retrouve pas, elles me sont imposées. Ce sont des images normatives, ou en tout cas qui sont dans un contexte qui n’est pas le mien, et qui ne vont pas de soi par rapport au monde. Elles me dépriment ou me mettent en colère. Donc, je reviens à mes propres images. C’est souvent là que l’écriture survient. Tu me demandais comment survient pour moi l’écriture – je crois que ce sont ces moments qui rendent nécessaire l’écriture. Bachelard, d’ailleurs, dit que l’écriture nait d’une image, que ce soit de l’enfance, du présent ou autre. On écrit aussi au présent, dans l’instant présent. Lorsque j’écris, de ce point de vue, ça peut se produire n’importe quand…

Quand tu filmes, comment est-ce que tu t’y prends pour faire des images personnelles ?

Je filme la matière. Mes images sont des sensations. Elles ne sont pas au service d’une fable. Elles ne sont au service de rien. C’est souvent au montage que naît la narration. Pour mon dernier film, celui que je viens de terminer, je suis parti d’images de chats, des chats sauvages. En les filmant, sur une île, je lisais Pavese. A un certain moment, Pavese se compare à un chat, et je me suis dit que les chats que je filmais auraient pu être des chats qui traversent le journal de Pavese. J’ai donc associé les images de chats au texte de Pavese. Et en lisant Pavese, Le métier de vivre, j’ai aussi pensé au journal de Lagarce. C’est là que m’est venue l’idée de filmer les chats des villes, pas seulement ceux de l’île sur laquelle je me trouvais, pour faire référence au journal de Lagarce qui était quelqu’un des villes. Le film s’est fait comme ça, par des impressions, à partir de mon vécu, par des associations d’instants. Après le montage, il y a effectivement une narration, une fable. Je me suis rendu compte que Pavese et Lagarce sont, en un sens, morts d’amour. Le journal intime de Pavese s’arrête lorsqu’il se suicide après le départ d’une femme, et celui de Lagarce s’arrête lorsqu’il meurt des suites du Sida, après la désaffection d’un homme. La cohérence du film est née de ce chaos.

Est-ce que ceci correspond à ta façon d’écrire des pièces ?

C’est pareil. Lorsque j’écris du théâtre, je pars de quelque chose, une situation, qui se rattache à une autre, etc. Dans ce processus, à un certain moment, apparaît une fable. Un certain nombre de metteurs en scène semblent penser que le texte de théâtre est réactionnaire. Je ne le crois pas. Il est réactionnaire lorsque l’auteur sait parfaitement ce que ses personnages vont dire, lorsque tout est construit et pensé à l’avance, avant d’écrire. Dans beaucoup de salles, on joue encore des pièces comme ça, effectivement réactionnaires, qui lessivent le spectateur, qui parlent à sa place, sans que n’existe aucune image. Mais je pense que l’auteur de théâtre peut apporter des images, peut apporter un chaos, même par le moyen d’une fable. On peut apporter à un public une histoire commune…

Tu sembles situer le sujet de la création, le sujet créateur, dans une faculté d’agencement, de production de relations entre des éléments épars, plus que dans un sujet souverain, maître de son discours…

Je dirais que l’écrivain donne une forme – il trouve une forme à l’intérieur de ce chaos. La forme, pour moi, est fondamentale. Je veux qu’il y ait une architecture. Et une musicalité. Je suis fasciné par les compositeurs, la musique. Je trouve que le cinéma ne fait pas assez confiance à la musicalité, à la force de la musique telle que peut la ressentir une salle entière dans un concert de classique ou de pop, de rock, peu importe. Je ne veux pas dire que par la musique on peut tenir captifs les spectateurs, pas du tout. Ce dont je parle, c’est la musicalité des images, comment on pourrait appréhender une image comme on appréhende un son, la beauté et la force d’une sonorité. Face à cette force et cette beauté d’un son, il n’y a pas lieu de parler, de raconter, d’être dans des recettes faciles… Sur ces questions, Duras a quand même bien fait avancer les choses avec son cinéma. Et aussi, surtout, Chantal Akerman. Avant tout, Chantal Akerman. Il y a encore du travail à faire pour rejoindre ces artistes…

Un autre thème qui me semble récurrent, autant dans tes pièces que dans tes films, c’est celui du corps. Quel intérêt a pour toi le corps, au point d’en faire un élément central de ton travail ?

Au théâtre, pour moi, le corps est ce qui incarne mes mots. Lorsque j’écris, je pense à ce corps. Et je joue avec toutes ses possibilités. Dans mes pièces, il y a beaucoup de sexualité, de corps à corps, etc. Au cinéma, c’est autre chose, le corps y est plus une figure. Au cinéma, comme je ne travaille pas les personnages, que je ne travaille pas la fable, ni les situations, alors le corps devient une figure. Qu’il s’agisse d’une figure animale, du corps d’animaux, comme les chats par exemple, ou qu’elle soit humaine, pour moi c’est la même chose. Les corps que je filme, contrairement à ceux du théâtre, ne parlent pas, ou très peu. Dans mes films, il y a surtout de la voix off ou de la musique. Dans le dernier film, il n’y a pas un seul mot humain, un seul son de voix humaine…

J’aime bien « un seul mot humain »…

C’est un lapsus intéressant… Dans mon théâtre, au contraire de mes films, les corps sont parlants, et c’est au metteur en scène de voir ce qu’il en fait. Au metteur en scène et aux comédiens. J’admire les comédiens de théâtre. Et même dans mes films, souvent, je fais tourner des acteurs et des actrices de théâtre. Ou alors des non professionnels. J’aime mélanger l’hyper théâtralité de Dominique Reymond, ou de Françoise Lebrun, ou de Stanislas Nordey, avec le voisin d’à côté, l’ami de passage, ou l’amant de passage. Ou le chat qui, lui aussi, passe dans le champ. Cet assemblage m’intéresse. Au théâtre, c’est plus construit. Et le corps y est agissant, pensant, alors que pas nécessairement dans mon cinéma. Au cinéma, ce qui m’intéresse, c’est l’alchimie du corps et du monde. Tandis que sur la scène, je pourrais dire que ce corps, c’est le mien.

Plus dure sera la chute, film, 2010

Ce qui me retient, dans la façon tu abordes le corps autant au théâtre qu’au cinéma, c’est que le corps est présent mais en même temps cette présence est problématisée. Dans ce que tu fais, le corps n’est pas seulement évident, il est problématisé. Je pense à une image de Plus dure sera la chute, où tu filmes le dos d’un jeune acteur qui doit être Adrien Dantou. Le plan est très rapproché, comme si la caméra caressait ce dos en quelque sorte. La caméra ne filme pas seulement ce corps, ce dos, mais elle le parcourt, le scrute, s’y attarde, à la fois pour le montrer mais aussi comme pour l’interroger…

Et pour le morceler. Dans ce cas, il y a un rapport presque sadien au corps. Sade est un auteur qui m’intéresse, qui catégorise beaucoup, qui isole. Avec aussi la dimension fétichiste. C’est quelque chose qui m’intéresse au cinéma, moins au théâtre. Je pense que le cinéma, c’est du fétichisme. Le cinéma ne parle que de désir et de mort. Le cinéma, ce sont des morts en boîte. A partir du moment où tu filmes quelqu’un, il est mort. Les films classiques, ce sont des morts, des millions de morts. Qu’est-ce qui reste de tous ces morts ? Il reste ce désir qui les a portés là, devant la caméra, sur l’écran. C’est ce désir qui reste, même si les gens sont morts. Sur l’écran, on voit moins Marlène Dietrich que le désir de Joseph von Sternberg pour Dietrich, comment il a filmé sa robe, ses ongles. Ce que l’on voit, ce n’est pas Tippi Hedren, c’est comment Hitchcock a filmé le chignon de Tippi Hedren. En même temps, je pense que tout film de Marlène Dietrich est aussi un film sur Marlène Dietrich. Tout film est un documentaire sur les acteurs ou actrices que l’on aime ou que l’on désire. Je pense que lorsque Godard, lorsqu’il filme Anna Karina, filme moins le personnage qu’elle interprète qu’il ne filme Anna Karina et son propre désir pour elle. Même chose lorsque von Sternberg filme Dietrich.

Godard le dit lui-même. Il le dit aussi à propos de Truffaut…

Oui, lorsque Truffaut filme Fanny Ardant, c’est vraiment elle qu’il filme, pas son personnage. Il filme cette femme à la beauté et à la voix incroyables. C’est ça qu’il filme, son documentaire sur Fanny Ardant. Hitchcock filme une seule femme, qui est toujours la même, qu’il filme à travers les actrices qu’il fait tourner. Il filme le conflit qu’il a avec Kim Novak. Il filme son amour impossible avec Tippi Hedren. Après, la fable, le suspens, se rajoutent. Mais le cinéma, pour moi, c’est avant tout une femme ou un homme que l’on capte, que l’on circonscrit dans le cadre…

Il me semble aussi que cette façon que tu as d’aborder le corps telle que je la signalais dans ma question implique l’idée que le corps est plus que le corps – et plus que la présence du corps, plus que ce que la présence du corps peut exprimer du corps…

Au théâtre, ça passerait non par le gros plan, évidemment, mais par les gestes, les relations entre les corps, le texte, le hors-champ… Comment parler des corps au théâtre ? Comment le texte, les dialogues peuvent-ils prendre en charge les corps ? Il me semble qu’au cinéma le corps parle de lui-même. Parfois il est même excessivement prégnant… Tout à l’heure, je parlais des chats que j’ai filmés, le corps des chats. Mais au départ, avant les chats, j’avais filmé le corps d’un ami. C’est ce corps là que j’ai aussi associé aux journaux intimes, il est devenu le corps amoureux de Pavese et de Lagarce. On pourrait dire que le processus de ce film est le suivant : je suis d’abord passé par un corps et un corps-à-corps, ensuite par un corps inscrit dans le monde, ce qui correspond aux corps des chats, et enfin par la littérature. Ce sont les associations entre ces trois choses qui font le film, les glissements entre ces trois choses.

Comme si le corps des chats disait sur le corps premier quelque chose que celui-ci ne suffisait pas à dire ?

Oui, c’est ça. Quelque chose qui n’était pas immédiatement là mais qui apparaît avec les chats. J’avais besoin de transcender ce corps-à-corps que j’avais filmé sans savoir ce que j’allais faire de ces images, de le déplacer vers autre chose à quoi il se retrouve associé. En ce sens, ce film est aussi une espèce de journal intime qui rejoint celui de Pavese et Lagarce. Tout ceci, c’est la structure du film. Tu as raison, ce corps est premier et de ce corps est né le film. Comme du corps des actrices est né 63 regards. Et du corps du jeune homme qu’elles ont en tête, qu’elles morcellent, qu’elles tuent.

Un dernier thème de ton travail, qui est très évident, serait celui du désir, qui est omniprésent. Dans ce que tu fais, le désir est aussi problématisé, abordé de manière multiple. Il y a du désir entre tel et tel personnage mais aussi un désir qui dépasse les personnages, les relations duelles, le désir d’une personne pour une autre, et existe comme un désir impersonnel, collectif si l’on peut dire. Dans Erich von Stroheim, par exemple, il y a trois personnages : l’Un, l’Autre et Elle. Chacun de ces personnages est pris dans une relation duelle de désir avec un autre. Mais en même temps, chaque relation de désir englobe, implique toutes les autres relations de désir que ces personnages vivent entre eux, de chacun avec chacun. Il y a comme deux niveaux : des désirs individuels, entre individus, des désirs vécus à deux, et un désir global, qui plane au-dessus des autres en même qu’il les enveloppe. C’est une façon de penser le désir qui n’est plus limitée à la forme du couple, que d’ailleurs tu critiques…

Oui, complètement. Je ne suis pas pour l’exclusivité, ce genre de choses. Je trouve que le couple enferme un désir qui serait effectivement plus général. Il faudrait trouver une façon de faire circuler le désir, qu’il circule autrement que de manière névrotique. Dans ce que j’écris, je réfléchis à ces questions. Et c’est très difficile puisque socialement, nous ne sommes pas prêts à ça. C’est d’autant plus difficile lorsque le poids de la religion revient, comme maintenant. C’est là où le théâtre est politique. Toute une part de la population est emprisonnée, jetée au feu – les femmes, les homosexuels, les transgenres. Je pense que c’est un sujet qui va devenir de plus en plus important, et aussi dans l’art, au théâtre. Comment faire pour que ce désir puisse libérer d’autres pulsions que des pulsions de mort ?

Il me semble que dans ce que tu écris, mais aussi dans ton cinéma, l’on pourrait repérer quatre niveaux, trois niveaux qui convergent vers un quatrième. Il me semble que tu utilises le langage selon trois modes : un mode narratif, un mode descriptif et un mode évocatif.
Au niveau narratif, il y a ce que tu appelles la fable, le langage raconte une histoire, en tout cas il y a une narration.
Au niveau descriptif, ce que tu racontes passe par des descriptions mais qui peuvent, par exemple, remplacer l’action et la narration classique : au lieu de faire ceci ou cela, les personnages décrivent l’action, ou bien tu décris une action qui ne peut pas être représentée sur scène, comme l’épisode du fist-fucking dans
Erich von Stroheim. Les deux premiers niveaux ont donc déjà entre eux des rapports complexes par lesquels ils peuvent se court-circuiter, se contredire, ou se prolonger selon des ruptures, vers des directions surprenantes.
Il y a aussi, troisièmement, un niveau évocatif où, par exemple, un souvenir peut être évoqué, ou une image, une situation qui n’est jamais ou n’a jamais été actualisée. Et là encore ce niveau s’associe au deux premiers et les trouble, les complexifie : la narration, la description, l’évocation sont combinées selon des rapports divers et changeants, le présent peut être soudain traversé par du passé sans qu’il y ait de différence entre les deux, etc. D’habitude, en tout cas très souvent, les auteurs isolent ces modes du langage, les séparent. Chez toi, au contraire, ces trois modes se combinent, et c’est leur combinaison, leurs interrelations et compénétrations qui structurent l’écriture, un peu, par exemple, comme chez Genet. Et il me semble que ces trois niveaux et le traitement que tu leur imposes convergent vers un quatrième niveau, un quatrième mode du langage que l’on pourrait appeler « évocatoire », comme s’il s’agissait d’évoquer les esprits. A ce niveau-là, ce qui est dit par le langage, ce que le langage fait exister n’est pas présent, n’est pas montré, n’est pas là mais demeure immatériel, non représenté. Et ce quatrième niveau se mélange aussi aux trois autres. J’ai l’impression que tu fais aussi exister les corps ou le désir selon cette dimension « évocatoire ». Je sais pas si ce que je dis est très clair…

Ce que tu dis de mon écriture est très juste. Comme je ne réfléchis pas à une structure avant d’écrire, c’est normal que toutes ces couches apparaissent en étant mêlées, associées en quelque sorte sans transition ou sans l’alibi d’une cohérence. Tout est pris dans l’alchimie du présent de l’écriture ou du film, et tout cela existe d’autant mieux que je n’y ai pas réfléchi à l’avance. De ce point de vue, un cinéaste peut difficilement avoir le luxe de ce que tu dis, parce qu’actuellement on lui demande d’écrire un scénario, qu’il doit le réécrire dix fois pendant trois ans, qu’il doit attendre l’argent des aides, etc., et que par là il perd la dimension de l’inconscient qui accompagne son film. Au bout de trois ans, il peut faire son film mais ce film n’est pas lui, il est dégagé de l’instant présent, de l’urgence de l’image présente. Toutes les couches multiples dont son film pourrait être porteur sont effacées.

On pourrait peut-être retrouver cette espèce de formalisation que je propose également dans ton cinéma. Si je repense à cette image dont je parlais tout à l’heure, l’image du dos de l’acteur, on peut y voir à l’œuvre ces quatre dimensions. Le personnage que tu filmes est pris dans une narration. L’image du dos que tu filmes vaut comme une description : la caméra s’attarde sur le grain de la peau, les vertèbres, la finesse des articulations, etc. L’ensemble peut évoquer des images, l’image d’une posture de prière, le souvenir d’un corps aimé, le danger d’une mise à mort, etc. Mais l’insistance de la caméra, la proximité scrutatrice de la caméra, le fait qu’elle s’attarde sur ce dos en le coupant de toute action produit aussi la sensation qu’il y a là quelque chose à voir mais que l’on ne voit pas, quelque chose du corps qui échappe au corps, quelque chose de l’image qui échappe à l’image…

Ceci pourrait rejoindre Bachelard, ce qu’il écrit au sujet de la rêverie agissante, d’une forme de rêverie, d’entre-deux qui amène à tous ces états et à leur mélange : le concret, le souvenir, le désir, la matière, etc. Si tu dis que l’on trouve ce dont tu parles dans mes pièces ou dans mes films, j’en suis très content, et encore davantage si ça me rapproche encore plus de Bachelard. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est l’idée de rêverie agissante, qui n’est pas un rêve… Ce que tu dis impliquerait aussi un rapport au temps qu’il est difficile de faire exister aujourd’hui. Au cinéma, si tu sens le temps passer, ça veut dire habituellement que tu t’es ennuyé, que le film est mauvais. Au théâtre, au contraire, on peut sentir le temps passer, c’est un des derniers lieux où l’on a ce luxe. Il faut prendre le temps d’affronter le monde, de s’affronter soi-même dans le rapport au monde. Ça demande du temps – un temps qui est celui du poème, qui n’est pas un temps rentable. Qu’existe un cinéma qui prenne son temps, imposer ce type de cinéma, c’est très difficile. Il y a là un combat autant économique que politique à mener.

Seul le feu, film, 2013

Pour en venir à Erich von Stroheim, la pièce qui va être jouée au Rond-Point, comment s’est passée la prise de contact avec Stanislas Nordey, qui fait la mise en scène ?

Au départ, il avait lu mes pièces sans me connaître et il aimait bien mon travail. Je l’ai rencontré il y a cinq ans, au moment où il a créé ma pièce La Conférence. Il a par la suite continué à suivre mon travail. Il a donné à lire à Emmanuelle Béart une quinzaine ou une dizaine de textes, parmi lesquels il y avait Erich von Stroheim, en lui demandant d’en choisir un. C’est Erich von Stroheim qu’elle a choisie. C’est une pièce que j’ai écrite en 2005, avant de connaître Stanislas Nordey. C’est une pièce qu’Emmanuelle aime, puisqu’elle l’a choisie, et que Stanislas revendique puisqu’il l’a placée à l’intérieur d’un ensemble de textes entre lesquels choisir. C’est une pièce que j’ai écrite il y a longtemps, que j’avais un peu oubliée, et je suis très heureux qu’elle revienne par le biais du désir d’une actrice et d’un réalisateur. C’est aussi une pièce que j’ai redécouverte grâce à la mise en scène de Stanislas.

Qu’est-ce qui t’intéresse dans le travail de Nordey en général ?

C’est quelqu’un qui fait entendre le texte. Il est très attentif au texte, aux mots, à la diction. Il y a aussi chez lui une intelligence des textes. Je me souviens de son spectacle Tristesse animal noir, qui est l’un des plus beaux spectacles que j’ai vus. C’était au théâtre de La Colline, et la pièce est d’Anja Hilling. Le texte était impossible et pourtant Stanislas en a fait quelque chose de magnifique. Il s’affronte toujours à des choses irreprésentables, pour lesquelles il se dit qu’il ne peut pas le faire, donc il le fait. Avec Stanislas, on est dans l’incendie des mots, au cœur des mots.

Est-ce qu’il t’a dit ce qui l’intéressait dans Erich von Stroheim ?

Non. Il m’a posé quelques questions sur moi, sur les raisons pour moi d’écrire cette pièce. Et de mon côté, je le laisse faire sa mise en scène sans du tout chercher à intervenir.

Comment résumerais-tu la pièce, quel récit en ferais-tu ?

C’est un moment de ma vie qui se retrouve aujourd’hui. C’est un moment de vie entre trois êtres. Ce n’est pas une reconstitution mais une confrontation de trois êtres dans un présent qui est le présent de la représentation. Ils y vivent le désir que l’on peut éprouver, que l’on peut recevoir ou donner. Les multiples sources du désir. Ça parle aussi de l’enfance, de la façon dont l’enfance perdure en nous. Ça parle de la façon dont nous construisons nos vies. S’il y a une référence à Erich von Stroheim, c’est parce qu’il est quand même un mystificateur, génial mais mystificateur, qui a inventé sa vie.

A l’époque où j’ai écrit cette pièce, il n’y avait pas encore Facebook, tous les profils que l’on y trouve. Sur Facebook, chacun peut s’inventer un personnage. Erich von Stroheim s’est lui-même, avant tout ça, inventé un personnage. Dans ses films, il montrait de lui-même ce qu’il voulait montrer aux spectateurs. Il a créé un profil Facebook avant l’heure, comme les gens qui créent un profil en mettant une photo de ceci ou de cela pour les représenter. C’est un peu Warhol avant l’heure. Et von Stroheim a été dévoré par son personnage, comme certains le sont par Facebook. Je crois que la pièce parle aussi de ça, lorsque l’image sociale te dévore.

Mais, encore une fois, il n’y a pas vraiment de sujet dans mes pièces, ce sont des moments, des impressions. Le seul sujet, c’est moi. Donc, il n’y a pas de sujet. Comme je ne construis pas avant d’écrire, les répliques n’étaient pas forcément prévues à l’avance. Les répliques venaient aussi de ce que me disait la personne avec laquelle je vivais à l’époque. La première phrase de la pièce n’est pas de moi, mais de cette personne. Je suis très poreux à mon vécu, que ce soit pour mes pièces ou mes films.

Puisque tu as vu les premières représentations au Théâtre National de Strasbourg, quelle lecture Stanislas Nordey fait-il de la pièce à travers sa mise en scène ?

Il en fait une lecture plus pensée que lorsque j’écris. Ce que j’aime beaucoup dans cette mise en scène est qu’elle conserve la dimension tellurique du texte. Même si elle éclaire le texte, elle conserve sa dimension souterraine, énigmatique. Si tout était explicité, ce serait mort. Les films, les pièces, les installations qui m’intéressent sont ceux où des énigmes demeurent. Stanislas arrive à donner une forme, à questionner l’énigme, puisque c’est vers ça qu’il tend, mais sans chercher à la résoudre. Il y a aussi, dans sa mise en scène, de la beauté, de l’élévation. C’est un esprit Renaissance où l’on recherche quand même la beauté…

Christophe Pellet © Jean-Philippe Cazier

Tu choisis les acteurs et actrices qui sont dans tes films, mais pas ceux qui jouent tes pièces. Quels rapports as-tu, en tant qu’auteur, à ces acteurs qui donnent un corps et une voix à tes textes ? Est-ce que, par exemple, tu interviens dans la direction des acteurs ?

Non, jamais. J’admire beaucoup les acteurs. Chaque fois que j’ai vu une mise en scène de mes pièces, j’ai été ébloui par les acteurs, en tout cas intrigué, fasciné. A partir du moment où ils disent mes mots, je suis eux, je suis avec eux, sans recul. Mais je ne vais pas aux répétitions, ou si j’y vais, je me mets dans un coin, je ne suis que spectateur.

Et au cinéma ?

Comme je le disais, dans mes films les acteurs sont plus des figures que j’utilise de manière surtout plastique. Je suis attentif à la tessiture de la voix, aux corps. Et je ne m’identifie pas à eux. Le théâtre fonctionne plus, pour moi, comme un miroir, pas le cinéma. Dans mes films, je suis voyeur de l’acteur. Tout part des acteurs, de leur visage, les mots viennent après. Avec toute la difficulté qu’il y a, dans ce cas, à utiliser le langage. Les poètes ont plus immédiatement accès à une sorte de pureté du langage qui est très difficile au cinéma.

Tu n’as pas envie de passer à d’autres formes littéraires ?

Non. J’ai besoin de l’acteur qui dit mes mots ou que je filme. De ce que lui peut redonner de mon écriture, et de ce que moi je peux prendre de son éclat en le filmant.

Christophe Pellet, Erich von Stroheim, éditions de L’Arche, 2005, 72 p., 9,50 €

Erich von Stroheim, de Christophe Pellet. Mise en scène de Stanislas Nordey. Théâtre du Rond-Point, du 25 avril au 27 mai 2017. Collaboration artistique : Claire Ingrid Cottanceau. Scénographie : Emmanuel Clolus. Lumière : Stéphanie Daniel. Son : Michel Zurcher. Vidéo : Claire Ingrid Cottanceau, Stéphane Pougnand. Décor et costumes : ateliers du Théâtre National de Strasbourg. Avec : Emmanuelle Béart, Thomas Gonzalez, Laurent Sauvage/Victor de Oliveira (en alternance).