D’un côté de la chaîne de la mort industrielle, des centaines d’animaux, étourdis, tués, dépecés, mis en barquette ; de l’autre une armée d’hommes et de femmes en blouses blanches, charlottes ou casques, dont le rôle est justement d’étourdir, tuer, dépecer, mettre en barquettes.
« Qui se soucie des damnés de la viande ? », demandait récemment Geoffroy Le Guilcher dans son impressionnant livre-enquête Steak Machine, centrant justement son regard sur l’intérieur de ces abattoirs fermés au regard, objet d’une véritable omerta, et sur les « hommes-crabes » qui y travaillent. C’est aussi l’objet du documentaire de Manuela Frésil qu’Arte diffuse cette nuit — et comment ne pas regretter cette heure de diffusion ? — Entrée du personnel.
En apparence, d’un côté de la chaîne la mort est donnée et de l’autre reçue. En apparence d’un côté des verbes d’action à la voix active, de l’autre une passivité, pas seulement de l’ordre grammaticale. La mort, donnée et reçue, pour alimenter supermarchés et « viandards », une industrie qui mastique, dévore, fait des produits animaux la pierre de touche d’une économie et d’un système.
En apparence ? oui, parce que la cause animale est indissociable de la cause humaine, que l’homme est un animal comme les autres, traité, exploité comme tel. Dans ces abattoirs industriels, des ouvriers, souvent intérimaires, travaillent dans le bruit, la violence, le sang. Leurs corps sont soumis à rude épreuve (cadences infernales, efforts physiques répétitifs, odeur du sang qui imprègne la peau, cauchemars récurrents), ils se disent eux-mêmes « usés jusqu’à l’os« . »Si tu suis pas, t’es dehors« , explique une femme à la voix douce, dès le début du reportage. Elle était coiffeuse à Paris, est venue dans la région pour la mer, est entrée à l’usine, intérimaire à la découpe — deux tours de film plastique sur les échines —, 8 heures par jours, 5 jours par semaine à faire le même geste, « mes poignets ont lâché« . Arrêt de travail, infiltrations et retour à l’usine, ad lib. « Au début on se dit que c’est temporaire » mais c’est « un temporaire qui dure longtemps« , poursuit-elle. Et elle n’est qu’un minuscule rouage d’une énorme mécanique humaine dans le ballet bruyant des machines, des camions, des gestes, « un clone« , « un robot« , regrette-t-elle, amère, contrainte de continuer par peur du chômage, parce que son mari, lui, métacarpe hors service, a dû s’arrêter.

Le travail en abattoir est déshumanisé — des gestes qui n’ont pas de sens, une vision partielle de l’ensemble de la chaîne, des cadences en crescendo constant, les animaux qui luttent pour survivre et qui, mal suspendus, représentent un danger mortel. Les corps s’abîment : tendinites, luxations, accidents du travail, l’ouvrier usé sera remplacé par un autre, comme la pièce d’une immense machine qui broie, doublement, de la chair. « C’est pas humain« , dit quelqu’un. Et pourtant. Que les ouvriers de la tuerie (le lieu où l’on abat les animaux avant de les suspendre) fassent des cauchemars ou deviennent insensibles — il faut trois mois dit un homme, un autre désormais à la retraite infirme, « il n’y a pas de nuit où je ne tue pas de vache » —, tous disent l’horreur mécanique : « pan, pan, pan« , une vache par minute…

« Une fois qu’on a appris le geste, on est comme des machines » : ce geste, les ouvrier.e.s de l’abattoir le miment devant la caméra, en plein air, sur la plage ou devant l’usine. Rapide, précis, identique, hors contexte et vidé de son sens. La douleur est invisible, la violence imposée au corps insidieuse et pourtant. Tous disent l’absurde nécessaire. Un homme, précisant n’avoir « jamais eu de dégoût pour la viande » et avoir tant aimé son métier, avouant même tragiquement se croire « programmé pour l’usine« , dit être entré pour l’argent, être devenu contremaître. Et il raconte le cercle vicieux du « toujours faire plus et mieux« , la « prison » qu’est cette « fourmilière » : quand la direction achète des machines, supposées alléger la pénibilité du travail, il lui faut rentabiliser l’investissement. Et en définitive, les hommes sont soumis à cette logique du toujours pire : il faut produire plus donc trouver de nouveaux marchés, donc produire plus et moins cher, donc, etc., un « engrenage« , ajoute un autre.
La plongée dans l’univers quotidien de ces « damnés de la viande » est vertigineuse et insoutenable. Un bandeau avertit les « personnes sensibles » et les « plus jeunes ». Mais n’est-ce pas la réalité de nos assiettes, l’arrière-cuisine que beaucoup refusent de voir ?

Entrée du personnel, documentaire de Manuela Frésil (France, 2011, 59 mn) — Production : Ad Libitum, Mil Sabords, Télénantes, Yumi Productions.
Arte, 24 avril 2017, minuit
Grand prix de la sélection française, FID Marseille 2011 – Prix spécial du public, festival « Filmer le travail » 2012