Renata Adler, plume du New Yorker, n’est pas seulement une journaliste iconique, elle est l’auteur de deux livres cultes, Speedboat (1976) et Pitch Dark (1983), réédité aux États-Unis en 2013.
Les lecteurs français l’avaient (enfin !) découverte en 2014, avec la publication de Hors-Bord aux éditions de l’Olivier, dans la si belle traduction de Céline Leroy. Voici que paraît en français son second livre, sous le titre de Nuit noire, formant un diptyque discret avec le précédent, poursuite d’une Règle du jeu fascinante, un portrait oblique et fragmentaire, en écho au « we tell ourselves stories in order to live » de Joan Didion (The White Album, 1979).
Nous nous racontons des histoires pour pouvoir vivre. Mais comment ? « Est-ce que je dois y mettre les formes ou est-ce que je peux le raconter comme ça s’est passé ? », se demande la narratrice de Nuit noire.
Quand il s’agit de femmes, on en revient toujours à Shéhérazade, note Renata Adler, ou à Pénélope « avec toutes ces histoires de tissage, de détissage, de prétendants ». Mais Renata Adler n’est ni l’une ni l’autre, elle n’est pas dupe, les autres femmes non plus sans doute, « nous avons appris, non pas ce qu’est l’amour, mais ce qu’est un compte-rendu, un personnage public, et que tout ce que l’on nous a appris à espérer, bien plus encore, ce n’est en fait que des mensonges ». Kate, comme Renata, est de cette génération de femmes qui ont refusé tant de stéréotypes avant de comprendre être tombées dans « un autre schéma prévisible. Le célibat. L’attente ».
Son personnage, Kate Ennis, journaliste new-yorkaise, aurait pourtant tout pour être une Shéhérazade ou une Pénélope : 8 ans qu’elle espère que Jake, marié à une autre, lui réserve autre chose que les « interstices » de sa vie et passe une semaine de vacances avec elle, sur un île ou ailleurs, peu importe, tant qu’il donne un lieu à leur histoire. Elle a attendu, espéré, en vain, il lui faut détisser cet amour impossible, refuser la place qui lui est assignée, par l’homme, par l’ordre social. Alors, Kate écrit : « L’écriture se résume toujours, en partie à attirer l’attention de quelqu’un. Tout comme la lecture ».

Le récit dispose les pièces d’un puzzle qui peu à peu se (re)constitue, donne à entendre et comprendre ce qui pourrait d’abord sembler épars. Nuit noire commence par une fin, une histoire terminée. C’est le dénouement qui se donne pour seuil de tout amour et le constitue en histoire :
« Il sut qu’elle l’avait quitté le jour où elle se remit à fumer.
Est-ce là que ça commence ?
Je ne sais pas. Je ne sais pas où ça commence. C’est là que j’en suis.
Je sais où tu en es ? Tu en es là. Et alors, elle l’avait quitté ?
Il avait fumé des années plus tôt, mais ne touchait plus à la cigarette quand ils se sont rencontrés. Donc elle a arrêté, comme font les gens quand ils sont amoureux. Ils se mettent à fumer, ou arrêtent, ou changent de marque de cigarettes. Comme font les gens pour être raccord au moins là-dessus. Longtemps après, elle s’est remise à fumer.
C’est donc là qu’il a su qu’elle l’avait quitté ?
Pas su, pas quitté. Ni sur le coup ni au début.
Pourquoi ne commences-tu pas par le commencement ?
Écoute, on peut commencer par le commencement, ou par il semble que, ou il était une fois.
Ou dans la ville de P.
Ou dans la ville de P. Sous la pluie. Mais je ne peux pas. Je ne sais pas faire ça.
Dans ce cas, il faut que tu mettes de l’ordre dans ton récit, tu sais, que tu lui donnes forme dans ton esprit avant de l’écrire ».
Pour Renata Adler, le sujet importe peu, l’histoire d’amour peut se dire à travers un apparent détail, la marque des cigarettes, qu’importe, ce n’est jamais qu’un fragment du discours amoureux.
Tout se passe ailleurs, dans cette forme à trouver, qui doit rester dans le labile de l’impression, le fluctuant du sentiment, « qui voudrait écrire du ciment ? ».
Écrire sur soi, sur un amour devenu histoire parce que terminé — mais l’amour ne se raconte qu’avant ou après, devenu légende, ce qui doit être raconté ; pour se réconcilier avec le monde, ajouterait Barthes — revient à « rassembler les traces discrètes et les signes », sans la hiérarchie qu’imprimerait un récit suivi mais par succession et addition de moments comme un « inventaire de choses perdues ».
« Le monde est tout ce qui a lieu », répète la narratrice, comme un mantra ou un guide fil, une phrase dont elle écrira plus tard qu’elle lui rappelle Wittgenstein et qu’elle serait l’incipit d’une nouvelle de Nabokov. La phrase existe déjà, « coup de maître », « ciment », il faudra donc écrire autour… dans une prose intime et fragmentaire, souvent elliptique. Le lecteur, invité à entrer dans cet espace intérieur, ne se sent jamais voyeur, tant il lui revient de comprendre entre les lignes, de rassembler le récit, de (ré)agencer ce qui ne se donne jamais directement, en un mot d’être lui aussi ce sémiologue des « traces discrètes » et autres « signes ». Il entend les refrains, ces phrases récurrentes, comme un rythme et un leitmotiv, une butée du sens. Ainsi ce « le monde est tout ce qui a lieu », au sens d’advenir comme de trouver place, être consigné (« die Welt ist alles, was der Fall ist »). Mais ni le personnage ni le lecteur n’auront aucune certitude, du fait d’un doute lancinant, d’une interrogation elle aussi répétée : « serait-il possible que je me sois défaite, par inadvertance, du plus important ? »
Il est ainsi plusieurs fils au récit de celle qui se refuse à être Pénélope et serait plutôt l’une des sirènes, au chant séducteur. « Pour une femme, on en revient toujours, tu le sais bien, à Shéhérazade. Pour un homme peut-être que c’est au western, qu’on en revient. Le voilà qui apparaît sur son cheval, à midi, soulevant de la poussière, en route vers son duel. Me voici moi, un soir, à me demander si je peux retenir son attention encore un moment ». Plusieurs fils donc, au (dé)tissage, pour « en revenir », pour « en finir » : celui d’une fin d’amour, celui d’une génération de femmes dans une époque qui évolue tout en restant crispée sur un système ancien et surtout, fil de trame, un « comment raconter », rester au plus près de ce qui fait moment, donc peut-être événement. « Cela a-t-il pu se passer comme je le raconte ? ».
A cet homme qui ne lui a cédé que des bouts de sa vie, elle déclare, autre refrain, « tu sais, dans ma vie, tu es, tu as été ce qui s’est le plus approché d’une histoire d’amour ». Kate dit son obsession présente et passée mais sans avenir, sa fétichisation sur des moments mais si Jake est partout, il est aussi comme absenté du récit, effacé d’un texte qui tient de la conjuration, avec ces phrases en boucle, chaque énonciation venant déplacer le sens. Les répéter, c’est tenter d’user la lame que sont ces phrases, la douleur qu’elles contiennent, afin qu’elles deviennent comme ces formules creuses des conversations, ces clichés, « une formule tant de fois rabâchée qu’elle ne veut plus rien dire ».
Tout récit suppose un début et une fin, une chronologie, quand bien même cette dernière ne serait pas linéaire et jouerait de prolepses et analepses. Dans Nuit noire, hors de la seconde partie (même titre que celui du livre…), tout est fragment, comme détaché de toute cause et de tout effet. Ainsi tout est là, présent parce que consigné, entré dans un ensemble qui ne forme pourtant jamais bloc ou « ciment ».
Sans doute est-ce pourquoi Muriel Spark écrivait, dans le texte accompagnant la réédition de Pitch Dark chez New York Review Books en 2013 — postface également traduite par Céline Leroy dans Nuit noire — que ce livre, comme Hors-bord, est « un genre en soi ». L’affirmation peut sembler dénuée de toute nuance, elle a cependant sa part de vérité. Aucun des deux textes n’est pleinement un roman ou un non-roman, ni fiction ni non-fiction. Le « je » est d’abord, dans Hors-Bord, celui de Jen Fain, journaliste new-yorkaise, prétexte d’un flux de conscience, tout autant portrait d’une femme que d’une ville et d’un moment. Il est dans Nuit noire celui de Kate Ennis, autre alter ego, même et autre, devenant Renata Adler dans une soudaine (et volontaire) rupture du pacte de lecture :
La jeune femme est partie en Irlande, stratagème « pour essayer de le quitter sans que ça me brise le cœur, éventuellement sans que ça brise le sien, sans me faire une peur bleue, sans revenir en arrière ». Mais ce voyage (narré dans la seconde partie, Nuit noire, mise en abyme de l’ensemble du livre) est codé, sur-référencé, prenant place « dans un lieu dont le nom, quand j’y pense, ressemble à un hybride sorti de l’imagination de Freud ou Kafka ». L’aventure tourne au cauchemar paranoïaque (et drôlissime), à l’« histoire invraisemblable ». C’est dans l’hybride, la fragmentation comme dans le feuilleté identitaire et le métatexte que se dit une vérité intime, que s’énonce la loi du pseudonyme, « faux nom » comme masque (Adler devenant Alder, Hadley), de même que Jen et Kate sont Renata : « mais est-ce que parfois tu aimerais que ce soit moi ? Toujours. Pause. C’est toi ».
Dans Nuit noire (comme, déjà, dans Hors-Bord), le récit est un amalgame de choses vues, moments, personnes rencontrées, digressions, télescopages ; « c’est simplement que, je ne sais pas, la réalité dans laquelle je vis est déjà oblique. Dans le sens que lui donnait Emily Dickinson, je crois, quand elle disait Dites toute la vérité mais de façon oblique ».
Sans doute est-ce là ce « genre en soi » que construit Renata Adler, soit le récit d’un réel oblique… Ni roman ni journal intime, un tissu étrange, au sens étymologique du terme, mais « cela n’a rien rien de curieux, puisque c’est mon monde », ce monde qui est « tout ce qui a lieu », on s’en souvient. « En un sens, c’est une lettre d’amour (…) qu’est-ce que cela peut être d’autre » ? Tout le reste, tout ce qui reste.
Renata Adler, Nuit noire (Pitch Black), traduit de l’américain par Céline Leroy, Éditions de l’Olivier, 2017, 234 p., 21 € 50