Renata Adler : Hors-bord, jusqu’à l’évidence

Renata Adler Hors bord (détail couverture)

« Incarner l’un des personnages principaux de votre vie » : peut-être est-ce le « but » que se fixe Renata Adler lorsqu’elle entreprend d’écrire Speedboat, publié en 1976. Déambuler dans New York comme dans son passé, être dans l’excursion (vers des îles, d’autres lieux) pour tenter de cerner ce point mouvant, son «moi» dans le monde, face aux êtres, aux choses vues.

Aucune fixité dans ce livre qui semble juxtaposer les paragraphes, forme libre et labile. « Voilà où j’en suis », écrit-elle soudain, et, quelques pages plus loin, « le but, quel qu’il soit, ne m’a jamais vraiment été dévoilé ». On pense parfois aux Essais de Montaigne, cette tentative de « se peindre tout entier », sans « marche étudiée » mais par le fragment, l’essai, une écriture qui épouse les strates et plis du temps, jamais figée. Aux Essais dont la forme « définitive » superpose les différents états d’écriture, parfois contradictoires, trouvant leur puissance dans les échos et parfois incohérences. A Speedboat succèdera Pitch Dark (1983), autre volume de cette règle du jeu. L’écriture joue de déséquilibres, d’une a-temporalité puisée dans la saisie du provisoire.

Pensons aux Essais tant ce «je» se dilue dans le monde, les faits et les autres, n’est jamais dans la confession intime ou impudique, d’autant plus acérée et libre. D’ailleurs le «je» de Hors-bord n’est pas celui de Renata Adler, journaliste au New Yorker, figure intellectuelle, critique de cinéma, commentatrice politique, grand reporter. Elle-même déjà électron libre, sans étiquette. Une figure de son temps, photographiée par Richard Avedon, natte quasi iconique, chemise blanche dégrafée à la Patti Smith. Mais le «je» de Hors-bord n’est qu’obliquement celui de Renata Adler : la narratrice est Jen, journaliste pour la presse people, un «je» décalé, mis en perspective, souvenirs authentiques sans doute et porte ouverte sur la fiction.

« Le journaliste était arrivé sur les lieux de la catastrophe sans son calepin. Il a écrit tout ce qu’il a pu au dos de chèques vierges. Bien après minuit, une fois son article transmis par téléphone, et alors qu’il rentrait chez lui, il s’est arrêté dans un magasin de vins et spiritueux du quartier. Il a acheté du scotch. Il a demandé au vendeur, qui le connaissait bien, d’en ajouter pour dix dollars ; il a rempli son chèque. « Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? a demandé le caissier au moment de ranger le chèque. Je ne vais pas pouvoir l’encaisser. Il y a des endossements ou je ne sais quoi derrière. » Le journaliste a marmonné d’un ton fatigué que c’étaient ses notes pour son article, qu’il y en avait au dos de tous ses chèques, ce soir-là. « Bon sang », a renchéri le vendeur quand le propriétaire du magasin a eu approuvé le paiement. Le propriétaire a ajouté : « Vous deviez être d’humeur poétique » ».

Cette « humeur poétique » est celle de Hors-bord, de scènes saugrenues en colères, de rencontres en voyages, de portraits en brefs récits. En cette fin des années 70, impossible de se présenter dans la lisibilité d’un « personnage d’E.M. Forster ou de Henry James », « les situations ne cèdent tout bonnement pas aux structures les plus évidentes de la pensée. Si vous êtes enclin au ressassement, une « enveloppe à votre nom et adresse » soulève un questionnement identitaire. Une telle enveloppe, immuable, se trouve précisément à la place qui est la sienne », contrairement au «je» qui la regarde.

Renata Adler est de ces auteurs qui composent le paysage d’une autofiction très singulière, sans aucun nombrilisme, saisissant au contraire un «moi» complexe dans un monde lui-même sans fixité, le «je» n’apparaît qu’en creux, face à ce qui l’entoure, dans son choc parfois saugrenu (et toujours juste) aux situations, composant en parallèle la chronique d’une époque elle-même en pleine évolution, voire mutations. Les années 70, « gueule de bois des sixties » comme l’écrit Guy Trebay en postface, c’est le premier homme sur la lune « l’avion à réaction, la photocopie, la loi sur l’avortement, et bien sûr, bien sûr, le magnétophone. Les avancées en termes de réversibilité et d’irréversibilité tracent une ligne floue entre notre génération et la suivante ». Ce sont les luttes pour l’égalité des femmes, des noirs, la libération sexuelle et tout ce qui contrarie ces avancées, ces pages sur les universités trop fermées, les banlieues, les femmes contraintes, par la pression sociale, à s’inventer des compagnons imaginaires, « ce qui conduit à un nombre incalculable de fausses confidences, de mensonges racontés sur un mode confessionnel, factice. Pour une personnalité romantique, c’est une façon de construire son propre récit, l’intrigue de sa vie ».

« Construire son propre récit, l’intrigue de sa vie », voilà ce que fait Renata Adler à travers Jen, d’une certaine manière, mais non pour mentir : la fiction est une vérité alternative, autre, un vrai trouvé dans ce qui déborde limites et cadres. La fiction lui est manière de saisir un air du temps (au-delà de soi ou de sa propre génération). « J’ai perdu la conscience du tout. J’attends que les événements adoptent une forme » ; « Pas de conclusion à en tirer ».

Aux États-Unis, Renata Adler a été comparée aussi bien à Lydia Davis qu’à Joan Didion ou Elizabeth Hardwick. Comme dans leurs livres, le fil narratif ou le suspens — ces deux pilotis traditionnels du romanesque — ne sont pas forcés par une intrigue mais à trouver dans une sensibilité, une saisie du monde et de soi. Le récit d’une altérité (les autres, New York, une île, l’enfance, le « groupe cosmopolite » d’amis) finit par dessiner les contours d’une intimité, celle de Renata Adler comme celle de ses lecteurs.

Renata Adler Hors bordUn je «comme» un autre est dans Hors-bord. Tout peut nous dire, une rencontre de hasard, un détail signifiant ou anecdotique, un refrain, les blancs entre les vignettes… Tout est invitation à la fiction, à l’imaginaire, à la réflexion et (re)compose une vie telle que Virginia Woolf a pu la définir « si semblable à une bordure de trottoir au-dessus du gouffre ». Sous la légèreté, « la vérité est dans doute que nous luttons contre la mort ».

On pourrait dire de Renata Adler qu’elle est la Susan Sontag que décrit sa fille préparant l’édition de son journal (Renaître), « une jeune personne qui, en toute conscience et avec détermination, a entrepris de créer le sujet qu’elle voulait être ».
Ou Susan Sontag écrivant de Barthes que ses fragments sont le signe d’une époque, « une époque de conscience saturée », aiguë, signe d’une subjectivité qui, même dans l’affirmation, « n’en souligne pas moins le caractère uniquement provisoire de ses affirmations ».
On pense aussi à Joan Didion affirmant dans L’Amérique, qu’elle est à la fois « l’enfant de son époque »  — « voilà ce dont je parle ici » — et « une somnambule » ; « je ne suis pas un microcosme de la société. Je suis une femme de 34 ans qui a de longs cheveux raides, un vieux bikini et une crise de nerfs assise sur une île du Pacifique à attendre une lame de fond qui ne vient pas ».

Cette « lame de fond », ces contradictions apparentes, vérités fugaces et temporaires, seul un art du fragment, de la bribe peut les dire (remarquablement rendus par la traduction de Céline Leroy). Et, dans cet éclatement, des motifs qui reviennent, des personnages, des lieux, parfois des scènes. Son immeuble de grès brun, ses amants, « les événements émotionnels », les célébrations collectives vécues dans la singularité — le porcelet à Zürich à Noël, un 31 décembre, un anniversaire — les opérations les plus simples « qui se compliquent exprès pour moi » et « l’inéluctable de nos vies », tout compose « la petite pantomime d’un concerto ». C’est dans cette singularité, à laquelle elle donne son sens le plus absolu, que Renata Adler trouve un universel. Le lecteur se reconnaît dans ce qu’il lit, tant chaque fragment, concis, elliptique, subitement arrêté avant d’être figé, ouvre la porte à la fiction comme à l’identification. C’est un détail qui soudain fait basculer un ensemble, un motif qui fait sens, une ligne de fuite qui apparaît. Hors-Bord est de ces textes qui à jamais vous accompagnent, dont vous savez que, lecture après lecture, ils se transforment comme ils vous transforment. « En voilà un ».

« Parfois la moindre action, aussi intime ou inconsciente soit-elle, devient politique. La personne avec qui vous vivez, comment vous êtes coiffée, si vous vous mariez, si vous insistez pour que votre enfant apprenne le piano, les marques des produits rangés sur vos étagères ; tout cela se transforme en décisions politiques. Il arrive aussi qu’aucune action — ni campagne de distribution de tracs, ni déclaration ni scandale — n’est investie de sens politique. (…) A six heures du marin, Will est sorti acheter une brique de lait en jean et pull effiloché. Un bus de touristes est passé par là. Le mégaphone était tourné dans sa direction. « En voilà un », a-t-il entendu. Ceci est arrivé dans les années soixante. Depuis, il se pose la question. En voilà un quoi ? »

Renata Adler, Hors-bord (Speedboat, 1976), traduit de l’anglais (USA) par Céline Leroy, éd. de l’Olivier, 2014, 249 p., 22 €

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— Susan Sontag, L’écriture même : à propos de Barthes, Œuvres complètes II, traduit de l’anglais (USA) par Philippe Blanchard en collaboration avec l’auteur, Christian Bourgois éditeur, « Titre », 63 p., 7 €
— Susan Sontag, Renaître, Journaux et Carnets I (1947-1963), traduit de l’anglais (USA) par Anne Wicke, Christian Bourgois éditeur, 386 p., 23 €
— Joan Didion, L’Amérique, traduit de l’anglais (USA) par Pierre Demarty, Grasset, 350 p., 19 €