Poésie hors-cadre : Liliane Giraudon (L’amour est plus froid que le lac)

Liliane Giraudon © Marc-Antoine Serra (détail)

Que peut l’écriture et que peut la poésie aujourd’hui ? Loin des pseudo-constats catastrophistes à la mode et des questions rebattues sur la littérature ou sur la pertinence de la poésie, Liliane Giraudon fait de la poésie, écrit ce qui serait de la poésie en impliquant, par son écriture, la question : que peut l’écriture et que peut la poésie aujourd’hui ? Il s’agit de dire ce que peut la poésie en en faisant, d’écrire des textes qui performent la poésie en la réinventant – une écriture qui est une pratique, un faire qui affirme une poésie radicalement préoccupée de la seule question qu’elle pose et qui est la question la plus jeune, toujours la plus nouvelle – celle de sa puissance.

Poser cette question, c’est aussi considérer que la poésie ou l’écriture ne vont pas de soi, que ce qu’elles sont ne va pas de soi, que les évidences qu’on lui impose doivent être mises en question, en cause, ruinées – pour une écriture créatrice d’une autre poésie, autre chose que la poésie et qui serait encore de la poésie, tant celle-ci est inséparable de ses multiples recommencements, variations, émergences nouvelles.

Que peut l’écriture et que peut la poésie aujourd’hui ? C’est la question qui traverse L’amour est plus froid que le lac, le dernier livre publié de Liliane Giraudon. Ce livre est au premier abord déconcertant par le régime de la syntaxe et des propositions qu’il mobilise. Celles-ci, fragmentaires, syntagmatiques, pourraient faire penser à la façon dont les messages s’enchaînent sur Twitter : structures brèves, volontiers désarticulées, se suivant selon les hasards de la timeline. Il n’y a pas un propos qui se développerait suivant la logique articulée d’un sujet souverain mais des fragments syntagmatiques qui surgissent, un surgissement erratique du langage indissociable d’un écroulement de l’ordre réglé de la langue toujours et en même temps linguistique, social, politique, psychique. C’est l’effondrement de cet ordre qui est ici réalisé ainsi que – et surtout – les possibilités nouvelles qui naissent à l’intérieur de ses décombres. La langue articulée devient une écriture désarticulée – désarticulation de la langue sans laquelle l’écriture, la poésie n’est qu’un passe-temps agréable, narcissique, une complicité avec le monde tel qu’il est.

Ce qui relie ces fragments est d’abord, paradoxalement, leur hétérogénéité, le milieu chaotique dans lequel ils existent. Dans L’amour est plus froid que le lac, le langage est indissociable d’un ordre non langagier, d’un désordre produisant des relations entre hétérogènes, articulant – ou désarticulant – des différences. C’est cette matière et force non langagière qui est donnée dans les pages du livre, qui en constitue le fond, l’espace propre. Si les textes du livre sont immédiatement donnés comme des séries de fragments, ceux-ci sont également liés entre eux par des échos et reprises qui produisent des relations mais vagues, flottantes, sans qu’il n’y ait jamais de soulignement de la signification ou d’évidence de l’intention. Il n’y a pas ici de littérature fléchée, accompagnée d’indicateurs clignotants. Le livre dispose au contraire des morceaux déconnectés, construit entre eux des liens flottants, plus ou moins clairs, plus ou moins obscurs, et laisse l’ensemble à cet espace brumeux que le lecteur doit parcourir, dans lequel il doit se perdre ou s’orienter lui-même, ce qui ici est la même chose.

L’écriture de Liliane Giraudon, loin de reprendre l’ordre habituel de la langue, la logique commune des textes, refuse tout ordre a priori de la langue et du sens, tout modèle prédéfini des genres, pour construire une langue disposée en vue du hasard, de la rencontre, de l’inattendu, d’un nomadisme fondamental dans la langue et de la langue. Le langage y existe sans maître et possesseur, sans sujet ordonnateur centré sur lui-même, fermé sur son identité étroite, exsangue. S’il s’agit de « pourrir la syntaxe », de « bousiller la forme pronominale », ceci acquiert aussi sa valeur par rapport à ce qu’il permet, à ces autres de la langue et du monde qui sont alors comme libérés. L’écriture se fait en elle-même ouverture, accueil, multiplicité de rencontres entre les mots autant qu’au sein d’un monde indéfiniment renouvelé.

Dans L’amour est plus froid que le lac, la langue advient, elle est l’événement qui s’affirme. Si cette advenue est possible, c’est parce que Liliane Giraudon travaille d’abord à une redéfinition de l’espace de la langue, traçant la carte déchirée d’un autre espace de la langue et du monde. On se souvient qu’au début de Les Mots et les Choses, Michel Foucault, s’appuyant sur Borges, parle de notre espace de la langue et des autres espaces pour nous si étranges, inconnus, qui rendent possibles d’autres langages, d’autres rapports entre les mots, entre les choses, entre la langue et le monde, entre les langues et les mondes. Pour Foucault, l’écriture implique par définition l’invention d’un autre espace de la langue, un transcendantal qu’il s’agit de créer pour qu’y existent d’autres objets et significations, d’autres pertes du sens, d’autres mondes jamais vus. C’est ce vers l’invention de ce transcendantal inédit que tendent les livres de Liliane Giraudon et c’est l’émergence de ce nouvel espace de l’écriture qui irrigue les pages de ce livre.

Ce nouvel espace de l’écriture est un nouvel espace du monde, pour le monde. Un autre espace de la langue implique un nouvel espace a priori pour le monde qui est des mondes – un espace où le monde existe dans son hétérogénéité, sans identité autre que celle de ne pas en avoir, selon les disjonctions qui le parcourent, le fissurent de toutes parts, selon la multiplicité qu’il est, telle une série de fragments juxtaposés, plus ou moins liés, hasard et nomadisme, différence sans cesse répétée. Construire ce nouvel espace d’un monde anarchiste est une façon de résister au monde tel qu’il est, avec ses enfermements, les binarismes qui lui sont imposés et le tuent, ses nouveaux fascismes. L’écriture de Liliane Giraudon affirme cette revendication pour le monde : qu’il soit vivant, en lui-même ouverture, incluant comme sa matière même les langages et les corps d’autres, le hasard et l’événement de la rencontre. La littérature n’est pas qu’une affaire de langue mais aussi de monde, son enjeu serait de changer la langue autant que le monde. Et l’on peut se demander ce que serait une littérature qui ne changerait pas le monde, sinon la reproduction plate et complaisante d’un espace où le monde est un pénitencier, une salle d’exécution.

Pour Liliane Giraudon, l’important est que l’écriture invente l’espace dans lequel le monde peut s’engouffrer, le chaos du monde, sa présence délirante. L’écriture, par là, est porteuse d’un autre rapport au monde par lequel le monde est moins dit, représenté, qu’accueilli, affirmé dans son étrangeté. Si ce parti-pris est poétique autant qu’ontologique et politique, il est aussi subjectif. La forme-sujet est celle qui imprime au monde son unité, son identité, le rapportant au point focal du Je dont il n’est plus qu’une perspective réduite, appauvrie et excluante. L’écriture comme ouverture au monde doit au contraire inclure la place pour une ouverture du sujet à la multiplicité dont il est porteur et qui est habituellement empêchée par le Je, une sorte de dissolution du Je souverain pour un sujet à la fois hospitalier et constitué des autres qu’il accueille : sujet multiple, lézardé, inséparable de l’altérité constitutive du monde, de son incohérence, de ses mouvements sans fin.

Dans L’amour est plus froid que le lac, tout sort de ses cadres : la langue, la poésie, le monde, le sujet qui se dégagent de leurs formes habituelles. L’écriture s’y présente comme une sorte d’enregistrement du monde et de soi, un monde et un soi non filtrés ni épurés, distingués, unifiés, mais laissés à leur propre surgissement, au chaos qui est inséparable de leur être et de leur engouffrement dans l’écriture. Cette écriture implique une passivité – non pas une passivité facile et immédiate, qui consiste à ne rien faire, comme un renoncement, mais une passivité active, synonyme d’un travail intense de dépossession de soi et d’accueil du monde. L’écriture, en même temps, y est faite nomade, voyage, ou mieux : errance accordée à l’errance du monde et du sujet nomade de l’écriture, sans frontières, sans papiers, comme la vie du monde est elle-même sans frontières et sans papiers. Ce nomadisme de et par l’écriture est la condition pour que celle-ci soit la sortie hors des frontières de la langue, la fuite hors des cadres du monde – une libération volée aux prisons de la langue et du monde et, dans le même geste, une condamnation de ces prisons, la destruction douloureuse et joyeuse d’un ordre qui opprime, insupportable.

Ce qui est également définitoire de l’écriture de ce livre – et déjà des livres précédents de Liliane Giraudon –, c’est la présence de voix multiples qui tissent autant qu’elles défont l’écriture. Celle-ci, comme ouverture à la multiplicité de ces voix, suit leur errance, les lignes vagues et éphémères qu’elles tracent, entrelacent, effacent. Le livre convoque des voix venues de Sade, de Beckett, de Vivian Maier, de Twombly, de Brecht, de Marx, de Fassbinder, etc. Sa langue est faite de ces voix qui parlent et disent ce que dit le livre qui les écoute, les transcrit, les accompagne et s’y perd pour vivre de cet égarement. Le livre se présente ainsi comme une sorte de scène de théâtre peuplée de fantômes, de voix et de phrases qui flottent au-dessus de leurs « propriétaires » – pour un spectacle invisible où le monde se dit autant que le sujet mais toujours à partir de l’autre – l’autre qu’ils sont eux-mêmes –, en incluant les autres et les mondes dont ils sont l’ombre.

Cette multiplicité de voix hétérogènes prend la place d’un sujet qui serait l’auteur et fait de l’écrivain une chambre d’écho, une oreille immense à l’écoute d’un peuple qui murmure. Le sujet de l’écriture, cela qui écrit, est ici moins un auteur qu’une puissance d’écoute et d’agencement, un seuil ouvert à l’autre et que l’autre a déjà enjambé, façonnant lui-même l’oreille à laquelle il parle.

L’accueil de ces voix est créateur d’un hors-champ, d’un espace off inséparable du cadre qui non seulement le rend possible mais n’est que cette possibilité (« comment traiter le hors-champ dans le poème ») : la poésie s’articule au hors-champ du théâtre comme la langue s’articule au hors-champ du monde ou le sujet au hors-champ des autres. Ce hors-champ n’est pas un extérieur opposé à l’intérieur du cadre, il est indissociable du cadre autant que celui-ci est construit pour accueillir ce qui le défait et l’emporte hors de ses propres frontières. Cet espace hors-champ est le monde lui-même, délié de ce qui l’amenuise. Il est le sujet lui-même dans ses dimensions les plus hétérogènes, ayant l’identité de ce qu’il n’est pas. Il est la poésie mais traversée d’autres arts, du cinéma, de la photographie, de la peinture, du théâtre. Il est l’espace où tout cela s’articule et dans lequel le sujet est inséparable de l’art, où celle qui dit Je ne peut le dire qu’à l’intérieur d’autres voix que la sienne, où l’écrivain ne peut écrire qu’en étant en même temps peintre ou cinéaste – où elle « est » le monde dans lequel elle se perd pour mieux vivre.

Dans ces conditions, le livre écrit par Liliane Giraudon ne peut être en lui-même qu’un cadre pour l’accueil d’un livre en droit inachevé, dont l’ouverture infiniment ouverte ne peut se refermer sous peine de mourir : cadre mobile, aux limites poreuses et s’effaçant. Si, dans L’amour est plus froid que le lac, les images qui expriment le livre impliquent toujours l’inachèvement, le travail en cours – brouillons, carnets, etc. –, c’est parce que ce livre ne peut être qu’ouvert au devenir qui en est constitutif, en lui-même incohérent et mobile. Comme le monde, comme le sujet. Comme la pensée. Comme la poésie.

Liliane Giraudon, L’amour est plus froid que le lac, éditions P.O.L, 2016, 112 p., 13 €