L’humanité carnivore : Florence Burgat (Faut-il manger les animaux ?)

© Jean-Philippe Cazier

Spécialiste de la condition animale, philosophe, Florence Burgat a consacré de nombreux essais à l’Animal notre prochain et à nos pratiques de consommation. Son dernier livre, L’Humanité carnivore, interroge notre rapport à la viande, cette humanité carnivore que nous sommes… devenus : pourquoi mangeons-nous de la viande ? L’avons-nous toujours fait et le ferons-nous toujours ? Son analyse de notre « raison carnivore » est à la fois historique, éthologique et culturelle, elle se déploie selon un axe qui élargit la question initiale au rapport de l’humanité à la violence, au sacrifice, dans un essai fondamental et passionnant qui redéfinit les frontières de ce que nous pensons notre humanité, pourtant hautement questionnable.

L’alimentation carnée est devenue une institution et une norme. Nous n’interrogeons plus vraiment ce fait, considéré comme une évidence. Pourtant il suppose de tuer à grande échelle des animaux, des êtres animés, sensibles, considérés comme des aliments, comme de la viande, selon une mise à mort neutre et en série — que Derrida nommait « la guerre à mort ». Et ce fait repose également sur un certain nombre de justifications dont certaines sont fausses — la viande, le lait seraient indispensables et bons pour la santé… — et d’autres, construites et instituées, qui n’en demeurent pas moins interrogeables : des raisons sociales et culturelles (pas de bon repas sans viande), des raisons économiques. Une universalisation du fait carnivore s’est ainsi progressivement mise en place, selon un crescendo constant, soutenue par un imaginaire social et culturel, le poids du lobby industriel, la publicité. Tout contribue à instituer « une viande donnée, pensée et mangée comme n’ayant plus rien à voir avec les animaux, puisque les animaux, eux, bien sûr, on les aime et on les défend » (p. 13-14).

L’omniprésence de la viande s’accompagne en effet d’une paradoxale invisibilisation : nous ne nous représentons plus l’animal dont le steak est un morceau, notre assiette nous est une abstraction sans lien à l’abattage, à l’équarrissage, au fait que tout morceau de viande est un morceau du cadavre d’un être vivant, un bout de chair. La publicité, à grands renforts d’images d’Épinal, de valorisation d’une alimentation carnée, contribue à ce lien que nous ne faisons plus entre animal et viande, au fait que nous ne voyons plus qu’une pièce carnée est « la chair d’une bête morte » (Plutarque), au point que tout, jusqu’au vocabulaire des végétariens, repose sur une grille carnivore (saucisses et steaks de soja, entre autres exemples…) !

Pourtant, à l’heure de questionnements urgents, à la fois éthiques, écologiques et économiques, il est possible de voir dans cette alimentation carnivore une « superstructure » qui « vise à normaliser un certain type de rapport aux animaux, qui définit en retour l’humanité (et l’animalité) à l’aune du partage entre ceux qui mangent et ceux qui sont mangés » (p. 360). Comme le montre Florence Burgat, la réponse « parce que c’est bon » à la question « pourquoi mangeons-nous de la viande ? » est simpliste et triviale qui masque les enjeux réels d’une « entreprise thanatocratique » (p. 10) normalisée, standardisée et institutionnalisée. Il s’agit d’une superstructure au sens où cette dernière suppose d’accepter de participer à une ère de la dépense et du gaspillage — viande non écoulée jetée, animaux non directement utiles tués, comme les milliards de poussins jetés directement dans des broyeurs parce que « pas du bon sexe », animaux abattus en masse et sans distinction pour lutter contre des pandémies pourtant créées par ce système d’exploitation…

L’histoire de l’alimentation humaine, dont Florence Burgat brosse un tableau factuel et précis, montre que rien, dans ce système qui est désormais le nôtre, n’est plus lié, seulement, à notre système nutritionnel de base : une autre alimentation est possible (elle fut celle des humains durant des siècles), passant par des protéines végétales à haute valeur nutritives, désormais, progrès de la science aidant, par des viandes végétales in vitro. De fait, tout dans le rapport de l’humanité à son alimentation n’est plus dicté par des choix conscients mais illustre une soumission à des décisions idéologiques, politiques et mercantiles dont Florence Burgat démonte avec force les rouages.

L’humanité, telle que nous la connaissons, fonde ses rapports aux animaux sur la violence, le sacrifice et un « cannibalisme élargi » (p. 366) ; elle refuse aux animaux qu’elle mange des qualités qu’elle reconnaît aux animaux qu’elle ne mange pas, dits « de compagnie » — alors même que d’autres sociétés les mangent, interdits et tabous varient selon les cultures. Et si… le végétalisme ou le végétarisme étaient inéluctables ? Comme l’écrivait Claude Lévi-Strauss dans son article « La leçon de sagesse des vaches folles » (Études rurales, n°157-158, 1/2001), cité par Florence Burgat, « un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècles les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains ».

L’objet de l’essai de Florence Burgat est de démontrer comment l’homme, d’omnivore (donc en partie carnivore) est devenu carnassier, comment son alimentation carnée est passée de régime contingent en fait, et de fait en institution, jusqu’à cette mise à mort systématique et mécanisée, réifiant l’animal — sa durée de vie comme son alimentation ou son espace vital sont calculés en fonction d’un rendement, du goût voulu à la nourriture humaine, dès son élevage il est alimentation. Le point de vue de Florence Burgat n’est pas celui d’un jugement moral — quand bien même chacune de ses réflexions soulève des questions éthiques — mais celui d’une « anthropologie philosophique » (p. 34) : décrypter un système, éclairer une histoire (culturelle, économique, politique, sociale) qui a conduit à l’institutionnalisation de ce système, mais aussi « récupérer tout un versant de la compréhension qui échappe à l’analyse » à force d’habitudes considérées comme une « normalité » et une « banalité ». Puisque l’alimentation est à la croisée de plusieurs champs d’étude — Histoire, médecine, sociologie, anthropologie, etc. —, l’essai repose sur ces éclairages multiples (et concordants), brossant une fresque passionnante de notre rapport, souvent inconscient, à la viande.

© Jean-Philippe Cazier

Ce faisant, c’est bien l’humanité que cet essai interroge, non seulement dans son rapport aux animaux, mais à toute forme d’altérité comme à elle-même : comme l’écrit Philippe Descola, cité en note p. 357, dans son essai Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005), « les frontières de l’humanité » ne s’arrêtent pas « aux portes de l’espèce humaine »… Ainsi la question d’une humanité carnivore interroge un paradoxe : nous n’avons jamais eu une connaissance plus forte du fait que « les animaux ne sont pas de simples corps soumis à la douleur ; ils ont une vie psychique, un corps propre, selon la terminologie scientifique, un soi » (p. 364) pourtant l’animal demeure une « proie », mastiquée, avalée, comme si le pouvoir de humanité se mesurait selon deux notions cardinales, « saisir et absorber » (Elias Canetti). Nous sommes à un point d’acmé, en termes industriels, culturels, écologiques, sanitaires, il est donc urgent de voir l’animal autrement que comme « une matière transformable », d’interroger nos représentations et préjugés et de considérer avec conscience et recul ce système que nous contribuons à créer, recul et conscience auxquels contribue avec un empan impressionnant et une pertinence aiguë L’Humanité carnivore de Florence Burgat.

Florence Burgat, L’Humanité carnivore, Seuil, février 2017, 472 p., 26 € (18 € 99 en version numérique)

Cet article entre dans une série « Faut-il manger les animaux ? » dont l’introduction et les différents articles peuvent être retrouvés ici.