Le grand entretien : Patrick Varetz, Sous vide ou l’inexistentialisme

Patrick Varetz © Claire Fasulo

Après Bas monde (2012) et Petite vie (2015), Patrick Varetz poursuit sa Règle du jeu : écrire « une époque trompeuse » à travers l’existence d’un double, Pascal Vattez, personnage et espace même de l’écriture tant il lui est impossible de « combler le vide qui s’ouvre » en lui. Dans Sous vide, voilà le « je » parvenu à l’âge d’homme, retrouvant Claire, tentant l’expérience du couple. Or, Barthes l’écrivait, si « l’histoire d’amour est le tribut que l’amoureux doit payer au monde pour se réconcilier avec lui », cette réconciliation n’est-elle pas la confrontation à un impossible quand le rapport de l’être au monde est celui d’une absence à soi comme aux dehors, celui d’un vide existentiel proche de la nausée ?
Lecture de Sous vide et entretien avec l’auteur.

Patrick Varetz est un écrivain de l’inventaire et de l’épuisement : il mène, en parallèle, une entreprise poétique, journal et laboratoire, dont le Premier mille a paru en 2013, et une entreprise romanesque, récit d’une existence autre que la sienne malgré quelques similitudes biographiques flagrantes, réécriture de soi, à travers un double ayant vécu haine, honte, humiliation et cette « violence que le Verbe dénature et transforme », comme il l’écrivait dans son Abécédaire sur Diacritik. Dans les deux versants, indissociables, de l’œuvre, une même obsession : celle de tordre le réel pour mieux l’exprimer, depuis un vide double, celui de la peur (danser sur le vide), celui de l’abîme (basculer dans le vide), à travers un temps-« matière », « une matière instable quoique difficilement malléable ».

Cette écriture du temps, dans Sous vide, est celle d’une « impasse », « comme si toutes ces années occupées à m’affranchir de l’exemple de mes parents — ma folle de mère, et mon pauvre salaud de père — se soldaient par un échec ».
(Se) raconter revient donc à écrire depuis cet échec à se défaire de sa propre histoire : le « je » évolue dans le monde tout en restant extérieur à lui, « sous vide » c’est à dire hermétique et imperméable, traversé par une forme de nausée, une colère blanche et une révolte intérieure, mais aussi un sens poussé du comique virant au cynisme, entre déroulé aseptisé des jours et volonté farouche d’en sortir. Comme si tenter de se défaire d’une histoire sordide, commencée dans une boîte à chaussures en guise de berceau, sous l’égide d’un père violent et d’une mère basculant dans la folie, avait pour conséquence, fatale, de se défaire de tout sentiment.
« A force de vouloir occulter le caractère alarmant de ma situation, je creuse un vide, dont le périmètre — autour de moi — ne cesse de s’étendre ». Un vide qui est une sorte d’ultra-moderne solitude, un moi contemporain, dans le paradoxe d’un commun singulier : « De fait, je ne ressemble à rien, sinon à quelques milliers d’autres ».

Patrick Varetz © Claire Fasulo
Patrick Varetz © Claire Fasulo

Alors le personnage, en pleine trentaine dans les années 90, brouillé avec ses parents, tente l’amour : il recontacte Claire, passe par tous les états, étapes et fragments d’un discours amoureux, coup de fil, regrets du message vide laissé sur le répondeur, attente d’un hypothétique rappel, dans l’espoir que l’amour puisse « colmater les brèches et compacter les espaces », dans la conviction intime cependant que ce même amour « se manifeste exclusivement en termes de déficit ». Englué dans son inexistentialisme et sa « nausée sourde », comme
« étranger » à lui-même, le « je », conscient que l’amour n’est qu’un vocabulaire usé jusqu’à la corde et un répertoire de gestes, tente Claire pour ne plus « errer ainsi dans un interstice de la réalité » mais s’ancrer et trouver « consistance ». Cependant il demeure « inachevé », espace même de l’écriture, de soi comme du monde, appelée à se poursuivre.

Le roman, tel que Patrick Varetz le conçoit est un champ de forces contradictoires, un espace tensif : entre l’auteur et son personnage et, au sein de ce « je » qui se déploie de livre en livre, dans le chaos qu’est l’existence. Depuis des souvenirs disparates, à la fois réels et inventés, il s’agit de trouver sinon un ordre du moins une cohérence formant récit, sans réduire la part de désordre, sans tomber dans un genre fermé (le roman social, le roman du moi). Comment écrire le réel en passant par soi, depuis la subjectivité d’un personnage à la fois sujet et objet, depuis un rapport contrarié à l’écriture : Pascal Vattez rédige des argumentaires publicitaires, vierges de toute hantise personnelle, promesses « d’un avenir meilleur », en toute conscience de la vanité et de la vacuité de cette entreprise, tout en étant le sujet objectivité d’une écriture… Au cœur du troisième volet de ce qui constitue jusqu’ici une trilogie, la question de la dette, celle que creuse un personnage poursuivi par les huissiers, celle que l’on contracte avec sa propre histoire et filiation et dont il faudrait pourtant parvenir à se défaire, pour mener sa Petite vie en ce Bas monde.

Patrick Varetz sous vide incipitLe roman commence par un []. J’ai d’abord cru que c’était une manière de souligner que Sous vide s’inscrit dans un ensemble romanesque plus vaste et de montrer qu’un récit de vie se poursuit. De fait chacun des « chapitres » commence par ce []. Pourquoi ce choix ?

Ce […] indique une coupure, ou plutôt un vide, qui semble installé avant que ne démarre l’histoire, et qui se répète ensuite entre chaque séquence de texte ; ces séquences pouvant correspondre à autant de moments de lucidité (en tout cas de moindre absence au réel).
Si j’avais numéroté les chapitres, comme je l’ai fait auparavant pour Bas monde et Petite vie, j’aurais évidemment donné le sentiment d’une continuité romanesque plus conventionnelle. Au contraire, je voulais laisser percevoir les blancs qui ponctuent l’existence du narrateur, et renforcer ainsi la sensation de délitement.

Patrick Varetz sous videLe titre du roman souligne l’importance du « vide », comme gouffre et sentiment existentiel, entre « gouffre » et « pression », soit une double force contradictoire.
C’est une notion sans cesse commentée dans le livre — et déjà dans Premier Mille (267) : « Tu triches avec
/ Les mots et les / Mots s’avancent / D’eux-mêmes au- / Dessus du vide » —, dans ce que le personnage confie de son rapport à ses parents, à son histoire, à lui-même, à Claire.  En quoi ce « vide » est-il pour toi fondamental, dans la compréhension de ce personnage comme du rapport qu’il entretient au monde ?

Le titre du livre — Sous vide — évoque en premier lieu cette aspiration brutale de l’air qui permet de conserver un aliment sous emballage hermétique. Ainsi j’imagine, de manière totalement fantasmatique, les corps de mes deux personnages principaux emprisonnés sous un film transparent, contraints et oppressés qu’ils sont par la réalité qui les entoure.

Il est aussi question, bien sûr, du vide intérieur : cette sensation de manque vertigineuse, qui vous happe au-dedans de vous-même. Et c’est là, il faut bien l’avouer, l’un des moteurs principaux de mon existence. Je me perçois depuis toujours comme une espèce de puits sans fond, condamné à avaler sans relâche la matière qui se présente à moi — celle des êtres dont je croise le chemin, celle des livres que j’avale, ou celle encore de la musique que je consomme en quantité industrielle —, sans jamais pour autant parvenir à me remplir (comme si du simple fait de mon inachèvement, j’échouais à acquérir la moindre épaisseur).

De la même façon, le narrateur de Sous vide, Pascal, apparaît justement comme un personnage inachevé, car la violence de son père et la folie de sa mère l’ont — à ce stade — empêché de se construire. Malgré ses trente-trois ans, il demeure sans emprise sur le monde, balloté entre un vide intérieur qui l’aspire, et le précipice social vers lequel il bascule.

Ce vide, est-ce une manière d’être entre la nausée d’un Sartre — une
« nausée sourde », page 72 — et la mélancolie d’un Toussaint, entre autres exemples ? Pour être plus claire, y a-t-il eu une influence de ces auteurs de la mélancolie ou de l’absurde sur l’écriture de ce livre ?

Je suis heureux que tu évoques La Nausée de Sartre, car je me suis rendu compte après coup — il y a peu de temps, en fait — que la lecture de ce roman, à l’adolescence, m’avait durablement marqué. Je n’oublierai jamais, par exemple, la description que le narrateur fait dans ce livre d’une chaise, de ce profond sentiment d’aversion qui le traverse quand, soudain, il prend conscience de la quantité de matière qui remplit cette image de chaise qu’il perçoit.

Oui, d’une certaine façon, je crois que les personnages que je campe — des êtres de chair, placés sous l’emprise de leur sens, et affichant le plus souvent un déficit de la pensée — doivent quelque chose à l’existentialisme. Chez eux, de fait, l’existence précède de beaucoup l’essence ; une essence au sujet de laquelle on est d’ailleurs en droit de s’interroger, puisque rien ne semble devoir les animer qui soit de l’ordre du spirituel ou du sentiment, ramenés qu’ils sont à leurs pulsions animales. Mais l’homme est un animal pensant, qui ne saurait se satisfaire de la matière. Aussi le principal protagoniste de Sous vide prend-il conscience du vide qui l’habite, du fait même de ce surcroît d’humanité qui l’anime à plein. L’existentialisme débouchant ici — je le dis sur le ton de la boutade — sur une forme d’inexistentialisme.

Quant à Jean-Philippe Toussaint, le rapprochement me touche, encore que je trouve qu’il y a chez cet auteur une légèreté, et sans doute une élégance, qui me font défaut. Mais peut-être partageons-nous, et nos personnages avec nous, une même mélancolie chronique, qui nous empêche d’adhérer suffisamment au spectacle du réel.

Tes romans suivent un seul et même personnage, et certaines phrases de ce récit rappellent des éléments connus de tes lecteurs — « dès ma naissance , on m’a déposé faute de mieux dans un carton à chaussures » (p. 47), « petite vie » (p. 75), etc.
Pourquoi ce choix de suivre un personnage, comme un double, de roman en roman ?

Quand j’ai entrepris de raconter l’histoire de Pascal Wattez, dans Bas Monde, je savais que le personnage n’accompagnerait le temps d’une trilogie (peut-être m’étais-je fixé alors pour modèle la trilogie des jumeaux d’Agota Kristof). D’une manière un peu archétypique, j’imaginais un récit de formation séquencé de la manière suivante : le premier âge (à la fin des années cinquante), l’enfance (au moment des événements de mai soixante-huit), et enfin l’adolescence (vers la fin des années soixante-dix). Or, contre toute attente, le dernier volet se situe bien plus tard (au début des années quatre-vingt-dix), ce qui ne fait que souligner encore l’incomplétude du héros, et laisse deviner dans son parcours une zone d’ombre — un décrochage sévère — entre l’adolescence et le début de la trentaine.
Comme nous sommes dans la fiction — économie de moyens, limitation du nombre de personnages, caractérisation outrancière de ces derniers, compression du temps —, et non pas dans un récit proprement autobiographique, il m’apparaissait évident de devoir créer des doubles, tout en leur attribuant l’identité de mon choix.
Ainsi Pascal Wattez évoque naturellement Patrick Varetz, mais avec des sonorités plus sourdes, des contours plus flous, et j’explore à travers lui l’une des facettes possibles du Je (il en existe bien d’autres).

Est-ce une forme d’œuvre autofictive systématique, se déployant d’œuvre en œuvre, comme Leiris a pu le faire avec La Règle du Jeu, mais non depuis un « je » revendiqué comme une identité stricte avec celui de l’auteur mais depuis un personnage, Pascal Wattez, à la fois différent et pas si loin de soi ? Et je pense à Leiris aussi parce que ton personnage est, dans Sous vide, en plein Age d’homme, il a à peu près 33 ans…

Dans le roman que je suis en train d’achever, je pars à la recherche du jeune homme que j’étais au début des années quatre-vingt (la décennie du vide par excellence) ; un personnage dont j’ignore aujourd’hui à peu près tout. D’un livre à l’autre, on peut donc penser — je suis moi-même parvenu à cette conclusion — que je tente de reconstituer une existence entière, en partie inventée, censément plus cohérente et plus solide que mon existence réelle, car élaborée sur plans avant d’être cimentée par les mots.

À l’instar de Leiris ou d’autres, je dénature et je réinterprète mes expériences vécues, je les inscris dans le fil de mon époque, et je m’interroge chaque fois sur l’acte d’écrire (puisque tout cela, au final, revient à témoigner de la naissance du verbe). Comme je l’ai dit, Pascal Wattez est un Je aux multiples facettes : il m’aide à prendre et à garder mes distances avec le matériau autobiographique, tout en m’offrant une diversité de points de vue qui — je l’espère — me permettra au fil du temps de me renouveler.

Et en débordant de la part strictement romanesque, quelle est pour toi la place de la poésie dans un tel ensemble ? Tu la conçois aussi comme un continuum, je crois, puisqu’un autre Mille succédera au Premier Mille ?

Premier mille et sa suite constituent un projet poétique sur le long terme : un laboratoire ou j’interroge le langage et la forme, inscrivant parfois mon propos dans d’autres chants que le mien (Hugo, Whitman, Homère, Dante, Khayam, Mallarmé, la Bible, certains textes védiques, le Ji King). Ce travail s’apparente de fait à un immense poème, composé à ce jour de près de 1 700 segments, et appelé à se déployer jusqu’au terme de mon existence.

C’est également une espèce de journal où je ressasse mes obsessions — le vide, la détestation du père, pour ne citer que celles-là —, et où l’écriture elle-même devient l’une des thématiques principales. C’est en partie un déversoir qui s’alimente du contenu de mes romans, et un réservoir dans lequel je vais puiser en retour pour nourrir l’histoire en cours.

Premier Mille et sa suite ne sont peut-être — en fait — qu’une immense accumulation de brouillons (au sens où l’entend la poétesse new-yorkaise Rachel Blau DuPlessis, quand elle compose Drafts, son œuvre majeure). Poésie et roman correspondent chez moi à des temps, des pratiques et des contraintes différentes, mais visent fondamentalement à la même chose : ordonner mon petit chaos intérieur.

Tous tes livres disent un rapport contrarié au langage, à une langue à même de se dire. C’est particulièrement explicite dans Sous vide avec le travail qu’exerce le personnage, chargé de rédiger des argumentaires vendeurs, alors même qu’il a par ailleurs tant de mal à démêler ses souvenirs, qu’il se sent « étranger » à tout. Il te fallait opposer ces deux usages de la langue ?

Dans Sous vide, on découvre que Pascal n’est pas en mesure d’affronter les vrais sujets qui le poursuivent ; incapable de convoquer les pans les plus obscurs de sa mémoire, il apparaît dépourvu du courage d’écrire. Pourtant, dans le même temps, il se révèle très habile dans l’art de rédiger des textes de commande, usant à l’instinct d’une syntaxe rudimentaire et d’un vocabulaire qui ne l’est pas moins, et traitant de thèmes auxquels fondamentalement il n’entend rien (comme la formation professionnelle, ou les logiciels de comptabilité).

Évoquer aujourd’hui cette langue mercenaire, outrageusement simplificatrice — qui plus est avec la phrase savante et complexe du roman —, c’est saluer au final, par la voix de Pascal, la revanche de la littérature sur la rhétorique anémique du discours commercial. De la même façon, la voix de Bas monde, surgie a priori de nulle part, étrangère au milieu qu’elle décrit — impossible et impensable dans la tête d’un bébé —, entérinait déjà la suprématie du langage sur le mutisme et la violence du père. Au fond, tous mes livres se révèlent secrètement optimistes, puisqu’ils officialisent chaque fois la victoire du verbe sur les ténèbres.

Patrick Varetz Diacritik Sous vide
© Christine Marcandier


Tu écris du temps qu’il est une « matière instable, quoique difficilement malléable » (p. 104). C’est cette matière qui est justement au centre de ton œuvre, son sujet principal ?

Le temps constitue la matière de bien des romans — et, avançant cela, je pense en priorité à La Montagne magique de Thomas Mann, où un jeune allemand venu rendre visite pour trois semaines à son cousin tuberculeux demeurera finalement sept ans au sanatorium de Davos (la manière dont l’écriture s’attarde ici sur les premières heures, les premiers jours, puis les premières semaines de son séjour, pour ensuite avaler les années — et signifier ainsi une descente par paliers au royaume des morts —, se révèle absolument captivante). Dans mes livres, les personnages apparaissent — je crois — comme emprisonnés dans le présent, englués qu’ils sont dans la pâte des mots. Ils manquent de perspective, semblent incapables de se projeter, et cependant ils ont pleinement conscience du caractère inéluctable de leur destin (ce qui peut s’apparenter à une certaine conscience de la fatalité sociale).

Pascal perçoit le temps avant tout comme une entité circulaire, quelque chose comme un Ouroboros, un serpent qui finira par l’avaler. Le destin. C’est le sujet principal du livre que je suis en train d’achever. Multipliant les allers et retours entre les années quatre-vingt et aujourd’hui, je m’interroge sur l’impact réel que peut avoir sur une existence — sur son tracé — l’intrusion d’une coïncidence troublante, en apparence magique (un phénomène que Jung définit sous le terme de synchronicité, et qui explore notamment le rapport entre l’inconscient et la matière même du temps).

Le personnage de Sous vide a une ascendance chargée, entre la folie de sa mère et la violence du père. Est-ce que le roman dit aussi sa manière de tenter d’échapper à cette filiation qui est sa pleine entrave à être libre ? Et de sans cesse échouer dans cette tentative, puisque sans cesse ils reviennent à sa mémoire, sont des référents constants et que Claire, d’une certaine manière, rappelle la mère… ?

Sous vide, qui s’attarde sur les rapports qu’entretiennent Pascal et Claire, couple nouvellement formé, pose bien évidemment le problème de l’héritage du modèle familial. Confronté à cette jeune femme, dont la folie — quoique différente — n’est pas sans lui rappeler celle de sa propre mère, le narrateur va-t-il développer à son encontre la violence prétendument héritée de son père ? L’enjeu n’est pas tellement de savoir s’il va parvenir à se libérer de l’entrave de ses origines — y parvient-on jamais ? — mais plutôt d’observer comment le poids de son enfance, et sans doute de son adolescence, l’empêche de s’impliquer dans une histoire d’amour véritable (censément nourrie d’émotions et de désir).

Sous vide épigrapheEst-ce que le choix de cette épigraphe empruntée à Donald Barthelme (Le Père mort) est une manière de souligner cette importance de la filiation dans le roman ?

Dans le roman postmoderne de Donald Barthelme, on assiste au transport plutôt épique d’un gigantesque père mort par son entourage. Ce bagage, encombrant et envahissant, ressemble assez à celui que Pascal traîne derrière lui : à savoir l’exemple d’un père tyrannique, cependant bien vivant, mais doté d’une force d’inertie mortifère. La citation placée en exergue précise : un fils ne peut jamais, au sens le plus profond du terme, devenir un père.

Cela semble en effet s’appliquer au narrateur de Sous vide : dépourvu d’un socle qui pourrait le stabiliser dans l’existence — pour filer la métaphore initiée par Barthelme —, il demeurera pour toujours une statue aux pieds d’argile (l’enfant indétectable, réduit à des proportions indignes, qu’il était déjà dans Petite vie). Il n’accédera jamais au rang d’adulte, donc de père potentiel. La citation s’achève de la façon suivante : un fils peut au terme d’honnêtes efforts produire ce que d’aucuns appelleraient, techniquement parlant, des enfants. Mais il demeure un fils. Au sens le plus profond du terme. Cette fois, on peut penser que la sentence s’adresse plus précisément à Daniel, le pauvre père de Pascal, lui-même inachevé sur le plan émotionnel, inféodé durablement à son monstre de mère, et pour toujours incapable de conquérir son indépendance.

Sous vide se situe « au début des années 90 » (p. 62). Des éléments discrets le disent (les disquettes, par exemple, dans les ordinateurs). Est-ce que ce contexte, « historique » et social, a une grande importance pour toi ?
Et si oui, pourquoi ce choix de n’y faire référence que par touches ?

Dans chacun de mes romans, depuis Bas monde, le contexte social et l’arrière-plan historique sont systématiquement esquissés, principalement à travers les outils de communication qui, peu à peu — et de manière toujours plus prégnante —, modifient nos comportements. Dans Bas monde, à la fin des années cinquante, c’est la radio qui diffuse ses chansons et incite au bonheur ménager. Dans Petite Vie, c’est le bocal de la télévision qui retransmet les événements de mai soixante-huit, relayant les images d’une révolution qui apparaît lointaine.

Dans Sous vide, c’est l’ordinateur domestique qui fait son apparition : nous sommes en 1991, au tout début de l’ère numérique (alors que — selon l’historien Eric Hobsbawn — le court vingtième siècle, démarré en 1914, vient de s’achever). Dans le prochain roman, ce sont les réseaux sociaux qui joueront un rôle central. Si, pour l’heure, ces références historiques et technologiques demeurent discrètes — mais indispensables à mes yeux —, c’est parce que les personnages, et les rapports qu’ils entretiennent, se maintiennent encore au premier plan de ce que nous appelons la réalité. Toutefois, dans Sous vide, on notera que les outils de communication commencent justement à évider le réel de sa substance (dans une note en bas de page, la Guerre du Golfe et l’opération Tempête du désert sont rapidement évoqués, ainsi que le rôle de spectateurs privilégiés que nous avons été amenés à tenir, comme si nous assistions parfois — en direct — à un gigantesque jeu vidéo).

Sous vide est aussi un « roman d’amour », ou plutôt un récit sur l’entrave et l’impossible qu’est l’amour. Est-ce cette entrave qui fait la richesse d’un tel sujet ?

Sous vide est avant tout un roman d’amour, on pourrait presque dire un roman sentimental (dont le modèle fantasmé serait La Pitié dangereuse de Stefan Zweig). À cette différence près que les deux protagonistes, Claire et Pascal, se trouvent totalement empêchés de croire aux sentiments et à l’amour. Ils partagent un appartement, un lit, des emmerdements, mais quelque chose manque — une espérance réelle — qui viendrait transcender au moins en partie leur quotidien. Ils tentent, autant qu’ils peuvent, de se conformer à un modèle social dominant — celui de la vie en couple —, mais leurs parts d’ombre respectives les relèguent sans appel dans le vide et la solitude. C’était bien sûr amusant de réunir les éléments d’une recette romanesque rebattue — la rencontre de deux êtres rudement éprouvés par l’existence —, pour en contrarier ensuite le cours, en s’ingéniant à ne jamais basculer dans le mélodrame ou la romance.

Un des enjeux du roman est d’ailleurs, il me semble, de renouveler la manière d’écrire l’amour. Ton personnage évoque « le maigre vocabulaire » qui sert à dire l’amour, le sexe. Et il y a cette longue scène de sexe, qui était un des enjeux du livre, non ?

Les pratiques hétérosexuelles, dans les romans, s’apparentent trop souvent à une concentration de lieux communs ; les partenaires, soumis aux clichés d’une littérature érotique bourgeoise, finissant par sacrifier à la figure imposée du plaisir partagé. Dans Sous vide, je voulais au contraire décrire cette première fois entre Claire et Pascal comme un véritable affrontement. Pour ces deux-là, faire l’amour relève soudain d’une infinie violence, d’une mise à nu sans retour, sommés qu’ils se trouvent de jouir et de faire jouir. Ils sont confrontés, l’un comme l’autre, à cette terrible obligation de résultat. Bien sûr, on ne se présente jamais vierge — du moins, autant qu’on le voudrait — devant l’autre, puisqu’il faut composer chaque fois avec son passé (pour ne pas dire avec son passif).

Ainsi, au cœur de la bataille, Pascal n’a d’autre choix que de convoquer à nouveau l’exemple calamiteux de ses parents (enfant, il a entendu les cris qui s’échappaient de leur chambre, et sa mère lui a raconté à maintes reprises, par le détail, les ébats qui s’y déroulaient). Il se remémore également son apprentissage précoce de la sexualité, quand — toujours enfant — il se livrait avec ses camarades de jeu, garçon ou fille, à des expériences sauvages. Écrivant cela, il fallait bien évidemment trouver les mots, et la façon le plus juste de décrire au plus près les événements ; éviter les poncifs, comme je l’ai dit, et surtout la vulgarité. Au final, le lecteur aura le sentiment — je l’espère — d’observer des êtres à vifs, écorchés, occupés chacun à tenir à distance ses propres démons. L’enjeu, au terme de l’engagement, étant pour eux de se laisser happer par le vide (qui pourrait bien ressembler à la petite mort, si chère à Georges Bataille).

Patrick Varetz © Claire Fasulo
Patrick Varetz © Claire Fasulo

Il y a tout un travail d’épure dans ton roman, une « économie » de moyens, jusque dans le choix des noms des personnages, Blanc, Claire. Est-ce que, pour toi, c’est par la métaphore qu’advient le sens ?

Écrire revient toujours à opérer des choix esthétiques. Pour instaurer l’illusion de la vraisemblance, il faut arrêter très tôt les détails qui suffiront à camper le décor social et historique du récit (nous en avons déjà parlé), et il faut bien sûr caractériser les personnages, notamment à travers leur nom (le choix de Claire et de Blanc apparaissant — en l’espèce — doublement transparent). Tout fait sens dans un roman, surtout si l’on travaille, comme c’est mon cas, avec une réelle économie de moyens : l’identité des principaux protagonistes, les toponymes (ou leur absence), le choix des situations, ou encore le registre dans lequel on se situe (par exemple le sensoriel, plutôt que le psychologique). Ce n’est pas simplement une question de métaphore (il faut se méfier de grossir trop fortement le trait), mais plutôt un problème de stylisation au sens large. Pour te donner un autre exemple : dans le roman que je suis en train d’achever, l’esthétique se révèle très différente, puisque j’inscris le récit — au moins en partie — dans le présent, et que je le situe géographiquement. Cela peut paraître anecdotique, mais l’incidence sur la forme est considérable : la voix du narrateur apparaissant cette fois en prise plus directe avec ce qui, désormais, nous tient lieu de réalité. Affaire à suivre, donc.

Patrick Varetz, Sous vide, éditions P.O.L, 2017, 216 p., 15 € — Lire un extrait
Merci à Claire Fasulo pour ses photographies.