Le film de Ang Lee, Un jour dans la vie de Billy Lynn, est en salles depuis le 1er février. Le scenario de Jean-Christophe Castelli est l’adaptation d’un roman remarquable de Ben Fountain, paru en France en 2013 chez Albin Michel dans une traduction de Michel Lederer, et désormais disponible en poche chez 10/18 : Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn.
Or le roman était justement centré sur un projet hollywoodien : s’emparer de l’histoire vraie de huit soldats de la compagnie Bravo, si du moins ces films sur l’Irak ne commencent pas à « « contreperformer » au box-office ». Le film joue donc d’une mise en abyme pensée par le roman.
Tanguy Viel le notait ironiquement dans son roman, La Disparition de Jim Sullivan (2013) : la guerre en Irak est « ce genre d’événements qu’on ne passe pas sous silence quand on est américain, je veux dire, écrivain américain, de ce genre d’événements qui planent au-dessus des livres et savent impliquer les personnages dans les problèmes de leur temps. C’est une chose dont on ne peut se passer en Amérique, la présence d’événements récents qui ont eu lieu en vrai comme la destruction des tours ou la crise financière ou bien l’intervention en Irak ».
Justement, en 2012, sur les cinq titres finalistes du National Book Award, deux étaient consacrés à la guerre en Irak : Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn de Ben Fountain et Yellow Birds de Kevin Powers. Si le prix est finalement allé à un roman sans rapport aucun avec ce conflit (The Round House de Louise Erdrich), cette mise en fiction d’une guerre récente n’en est pas moins le signe d’une volonté de fictionnaliser un conflit récent, pour mieux le mettre en perspective.
Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn est un roman saturé d’ironie (réaction au cynisme des États-majors comme de Hollywood) et et violence — « crasse, poussière, décombres, pourriture, égouts en plein air, (…) sans compter les insupportables grains de sable microscopiques qui se glissent dans le moindre orifice du corps humain » —, d’interrogations sur les raisons qui ont poussé une nation à s’engager dans un conflit absurde, sur ses effets sur les soldats comme les populations civiles.
Comment raconter ce qui semble échapper à toute signification ?

Le roman de Ben Fountain, auteur déjà salué pour son recueil de nouvelles Brèves rencontres avec Che Guevara, pousse l’absurde (ou le réel ?) à son comble : Hollywood veut s’emparer de l’histoire des huit Bravo mais se demande si les films sur l’Irak ne commencent pas à « « contreperformer » au box-office » et tente d’abord de brader le pont d’or promis aux soldats, avant de renoncer au projet. Un livre alors ? Un journaliste propose à Billy de l’aider à écrire, « il y a un marché pour ça en ce moment. Ce serait une façon de faire connaître votre histoire et de gagner un peu d’argent ». L’argent, le seul mot que les sponsors, producteurs et journalistes ont à la bouche quand ils croisent les Bravo. Eux tentent de survivre aux félicitations vides que tout le monde leur sert, aux discours creux qui voudraient tout justifier : « Ici, au pays, les gens professent tant de certitudes à propos de la guerre. Ils parlent d’évidences, d’impératifs, d’absolus, énoncent des opinions. (…) Un abîme sépare la guerre ici de la guerre là-bas. »
Et Billy, 19 ans, puceau, aimerait faire l’amour avec une fille avant de mourir. En attendant il poursuit son « éducation dans le royaume du bordel généralisé », de la publicité qui se nourrit de tout, même de la mort. Dans les tribunes du stade, les spectateurs regardent moins le match que « le défilé de pubs » sur l’écran géant : « Se pourrait-il que la publicité soit le but de toute l’opération ? Que la partie ne soit qu’une pub pour les pubs ? » L’Amérique est la « surabondance cauchemardesque », finit par penser Billy, « un gigantesque centre commercial auquel s’est greffée une nation ». « Le mercantilisme permanent de la vie américaine a engendré des seuils exceptionnellement élevés de tolérance devant l’imposture, la manipulation, l’escroquerie, la connerie et le mensonge éhonté, devant, en d’autres termes, la publicité sous toutes ses formes », songe toujours Billy, écoutant un discours justifiant l’intervention américaine en Irak.
L’orateur assène le clou de son ode à l’Amérique libre et triomphante : « Mesdames et messieurs, le 11 Septembre a sonné le réveil de notre nation. Il a fallu une tragédie de cette ampleur pour que nous réalisions qu’une guerre se déroulait dont l’enjeu est l’âme de l’humanité. » Comment mieux dire ce cynisme et retrouver du sens que par la fiction, qu’elle soit romanesque ou cinématographique ?