L’Immeuble Christodora, premier roman de Tim Murphy, traduit par Jérôme Schmidt, a fait sensation lors de sa parution aux États-Unis, au point d’être comparé au Chardonneret de Donna Tartt et à City on Fire de Garth Risk Hallberg par Newsday, et même à Tom Wolfe et son Bûcher des vanités par le New York Times. S’il faut raison garder, il est vrai que que cette saga, centrée à la fois sur la vie d’une famille, d’un immeuble et l’épidémie du Sida, a de quoi surprendre et séduire.
Ce roman est, selon les termes mêmes de Tim Murphy dans les Remerciements du livre, « une fiction largement inspirée de l’histoire des activistes ayant lutté contre le Sida aux États-Unis et plus particulièrement à New York », un livre enté sur des archives, une vaste documentation venant nourrir une histoire décomposée en grandes parties : chacune revient sur des décennies depuis le point de vue d’un personnage différent, chacun ayant, de près ou de loin, fréquenté cet immeuble Christodora, dont « le nom sonne comme un poème de Rossetti ou une peinture préraphaélite », épicentre d’une histoire américaine.
Le bâtiment, à lui seul, témoigne de la forme d’une ville, comme l’écrivait Baudelaire d’une autre, il est le symptôme d’une évolution sociale, de l’achèvement de sa construction en 1928 (« une élégante tour de seize étages en briques au croisement de l’Avenue B et de la 9è Rue, nouvel édifice dominant Tompkins Square »), à aujourd’hui, voire demain, puisque le roman s’achève en 2021.
Les années passent, le quartier se transforme, longtemps portoricain, hanté par les toxicos, avant la gentrification de « l’East Village ». La façade de l’immeuble dit elle aussi les contrastes d’un siècle, puisqu’elle est ornée à la fois « d’étranges anges » et de « démons et gargouilles néogothiques ».
Là habitent Jared, sculpteur, qui rêve de devenir le nouveau Richard Serra, et sa compagne Milly, peintre, qui bientôt adoptent Mateo. Le roman dénoue peu à peu « une série d’événements totalement inattendus mais tous liés entre eux », la vie du couple, le poids d’un passé qui contraint tout avenir, Mateo qui grandit, son rapport étrange à Hector, leur voisin au Christodora. Hector est militant, il a eu un grand rôle dans l’administration Clinton avant de sombrer dans la drogue, sans doute usé par la lutte contre le Sida et les préjugés sociaux voire moraux longtemps accolés à l’épidémie, la mort d’un amant.
Le récit refuse toute chronologie, il se construit par grands blocs, les histoires se croisent et finissent par rassembler fils et coïncidences, il emporte le lecteur sur des décennies, de la côte Est à la côte Ouest, suivant un groupe de personnages (une famille, leurs amis) dans leurs constructions, leurs ambitions et leurs désillusions. A travers eux, c’est un large pan de la vie américaine qui est mis en lumière, entre rêves et menaces, c’est une génération fauchée par le Sida, « une époque de déstabilisation sexuelle et de stigmatisation des malades », de combats et lutte pour des droits fondamentaux.
Tim Murphy excelle à rendre tout le contexte culturel et sociétal de chaque décennie par petites touches, des faits qui rappellent à chacun ce qu’il faisait au même moment, des chansons, des faits d’actualité tels qu’ils étaient perçus à l’époque, dans l’épaisseur du présent, sans que chacun mesure la conséquence de moments auxquels l’histoire n’avait pas encore donné leur plein écho. Mateo, orphelin, en quête de ses racines, hantée par une photographie de sa mère biologique morte du Sida, est le centre mouvant de ces décennies, électron libre cherchant désespérément un sens à sa vie, il est celui par lequel le roman progresse et trouve sens, celui qui anime les plaques tectoniques des quarante années que parcourt le roman.
Malgré quelques longueurs, un oubli progressif de cet immeuble supposé être le centre radiant de la fresque qui en devient, de fait, le point de départ plus que le cadre, le roman de Tim Murphy n’en demeure pas moins singulier et attachant, le kaléidoscope d’un passé qui nous hante, de luttes qui nous ont construits, de vies qui sont un peu les nôtres.
Tim Murphy, L’Immeuble Christodora (Christodora, 2016), traduit de l’anglais (USA) par Jérôme Schmidt, Plon « Feux croisés », 2017, 448 p., 21 € 90 — Lire les premières pages