Hervé Guibert, 25 ans après

Guibert © Christine Marcandier

Hervé Guibert est mort il y a vingt-cinq ans, le 27 décembre 1991. De sa mort, comme de sa vie, il a fait un texte, un laboratoire, une exposition. État des lieux et hommage, toute cette semaine dans Diacritik, du côté de la vie et d’un « Quoi? – l’éternité ».

« Il fallut qu’il élevât son destin comme on élève une tour, et qu’il donnât à ce destin une importance de tour, unique, solitaire et que de toutes ses minutes il le construisît. Construire sa vie, minute par minute, en assistant à sa construction qui est aussi destruction à mesure, cela vous paraît impossible. » Ces phrases, Jean Genet les écrit dans Miracle de la rose – un texte dont Guibert dira, dans Le Mausolée des amants, qu’il « lui donne la liberté absolue ». Elles pourraient définir la vie et l’œuvre romanesque, photographique, journalistique, filmique d’Hervé Guibert, mort le 27 décembre 1991. Il avait tout juste 36 ans. Il s’est suicidé, ne supportant plus sa lente agonie liée au sida, «maladie acrobatiquement transmissible», comme il l’écrivait d’un ironique pied de nez dans Le Protocole compassionnel.

De La Mort propagande, premier texte publié, en 1977, aux éditions Régine Deforges, à Paradis, l’un des derniers textes sur lesquels il travailla, en 1991, c’est une tour qui s’élève et se regarde construire, dans et par la destruction : faire de sa vie comme de son corps un texte, écrire à partir d’eux, chercher le romanesque dans le quotidien, tout transcrire, transmettre. Cet appel, constant, à un regard extérieur, malgré la solitude fondatrice. Tout Guibert est dans ce Miracle de la rose.

« Ce livre (À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie) n’est pas un testament, mais c’est un livre qui donne des clés pour comprendre ce qu’il y avait dans tous les autres livres et que parfois je ne comprenais pas moi-même. Le sida m’a permis de radicaliser un peu plus encore certains systèmes de narration, de rapport à la vérité, de mise en jeu de moi-même au-delà même de ce que je pensais possible. Je parle de la vérité dans ce qu’elle peut avoir de déformé par le travail de l’écriture. C’est pour cela que je tiens au mot roman. » (« La vie sida. Entretien avec Antoine de Gaudemar », Libération, 1er mars 1990)

Longtemps Guibert fut réduit à cette seule étiquette, écrivain du VIH, d’ailleurs apposée en bandeau à L’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, lors de sa sortie chez Gallimard en 1990. Un livre au parfum de scandale, quelques centaines de milliers d’exemplaires vendus, un passage à Apostrophes : « À moi aussi il m’arrivait d’oublier complètement que j’étais malade, et si un ami prononçait ce mot à ce sujet, je le trouvais abusif, et j’en étais presque choqué, alors que je n’oubliais pas que des journaux, à la suite d’Apostrophes, avaient parlé de moi comme d’un mourant, un journaliste du Canard enchaîné avait écrit à mon sujet: “ce mourant”. On me disait mourant quand je me sentais bien, et quand je me sentais à l’article de la mort on me disait: “Vous ne trouvez pas que vous exagérez un tout petit peu?” » (Le Protocole compassionnel).

Guibert reçut des lettres par centaines, par milliers, dédia Le Protocole (1991) « à toutes celles et à tous ceux qui m’ont écrit pour À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Chacune de vos lettres m’a bouleversé ». Souffrit de l’incompréhension qui accompagna le geste, politique, de se montrer à l’agonie, à la télévision, dans ce film qu’il préparait, La Pudeur ou l’impudeur, tout en affirmant hautement dans son journal: « Tenir bon, face aux instances du pouvoir, puisque j’ai la certitude d’une œuvre, d’une solitude triomphante. C’est le devoir d’un artiste d’être hors pouvoir, c’est-à-dire seul avec la folie de son œuvre – avec son entêtement, avec sa prétention douloureuse. » Reconnaissant, dans son livre testament, Le Protocole compassionnel, que ce succès médiatique ferait lire ses livres. Enfin. « J’ai toujours su que je serais un grand écrivain. »

Le seul visage

Et aujourd’hui, 25 ans plus tard ? Mathieu Lindon a fait revivre Hervé dans Je vous écris (P.O.L, 2004) et Ce qu’aimer veut dire (P.O.L, 2011), Mathieu, l’ami, tel qu’il apparaît dans Le Seul Visage (Minuit, 1984), pages 25 et 61, ce livre de 55 photographies où l’on retrouve Thierry, Christine, Michel (Foucault), la mère, le père, « Moi », Hans Georg (Berger), Mathieu (Lindon), Patrice (Chéreau), Isabelle (Adjani), Louise et Suzanne, toujours. Des lieux, même si, Guibert le souligne en introduction, « on ne discerne, on ne reconnaît sur ces photos aucun des pays nommés » en légende. Les lieux sont là comme des traces − « le sentiment d’un pays, la fatigue grisante du voyage, son acuité perceptive, j’imagine, s’y réverbèrent ».

Les noms abstraits de l’œuvre écrite, en initiales, prennent corps, se voient (trans)figurés, repoussant une nouvelle frontière: « Dans l’écriture, je n’ai pas de frein, pas de scrupule, parce qu’il n’y a que moi, pratiquement qui est mis en jeu. » En jeu et à distance, comme l’illustre ce « moi qui est », syntaxiquement incorrect, le « je » devient un « il », mis en récit, personnage, sujet et objet de la fiction. Hervé Guibert aura toute sa vie, selon l’ordre d’une lucidité aiguë, poursuivi cette quête identitaire, cette « mise en jeu », cette obsession du tout dire, jusqu’à la maladie, écrite, filmée, photographiée : « Le sida aura été pour moi un paradigme dans mon projet de dévoilement de soi et de l’énoncé de l’indicible. » (Le Protocole compassionnel). Comme le dit Agathe Gaillard, sa galeriste, « écrire, c’était pour lui une manière d’avoir le dernier mot ».

« Vivant »

Vingt-cinq ans après la mort de leur auteur, les textes, les photographies, le film demeurent présents. Et lui rendre hommage, ce n’est pas commémorer mais écrire combien l’œuvre demeure — ou comme l’écrit si magnifiquement Mathieu Lindon, « il m’a été si longtemps si contemporain qu’il le demeure » —, une œuvre qui est la mise à nu de l’écrivain comme de son lecteur, dans un pli entre réel et fiction, vérité et mensonge. Dès La Mort propagande, Hervé Guibert fait de son corps un texte, un « laboratoire ».

Alors, (re)lire Guibert. Et être ce lecteur, unique, qu’il appelait de ses vœux dans Le Mausolée des amants, ce journal (1976-1991) auquel « seule la mort mettra un point final », publié en 2001: « Discussion avec T. sur le but de la publication, qui lui est incompréhensible, auquel il ne voit qu’un intérêt superficiel, publicitaire, et plutôt vil. Je lui dis : dans les fantasmes d’horreur, l’idée de ne pas être publié dépasse l’idée de mon corps rongé par les vers. Il ne s’agit pas de postérité, mais de l’assurance vague, presque abstraite, de rencontre, dans le temps, à des fuseaux divers (non plus horaires, mais annuels, et peut-être centenaires), même si le livre n’a jamais été réédité, même si le stock a été pilonné, même si la plupart des exemplaires ont été détruits dans le feu ou ramollis par l’eau des égouts, et la plupart des caractères effacés, d’un lecteur, d’un seul lecteur, un jeune homme ou une jeune fille, un vieillard, un enfant, d’un exemplaire réchappé qu’il prendra dans ses mains, et que cette parole, cette voix se remettra à vivre, pour quelque temps, dans son corps, avant de se refiger en surface morte, compressée, inutile, qu’elle sera encore une fois redéployée, et célébrée par sa lecture, cette action physique de l’écriture, cette manière, ce temps perdu, comme à prier, et qu’il l’aimera, qu’il sera sensible à l’amour, mais peut-être je l’explique encore mal, je l’amoindris. Je serais tenté de dire : s’il y avait cette assurance, cet espoir d’un seul lecteur, un jour, je n’écrirais plus, mais j’écrirais encore moins s’il n’y avait pas d’amour à raconter, car c’est l’amour que j’ai envie que ce lecteur-là discerne. »

Carte postale d’Hervé Guibert à Patrice Chéreau. Chéreau un musée imaginaire Collection Lambert, Avignon © Christine Marcandier