Céline Minard sort le grand jeu

Sortir le grand jeu – ce jeu de mot sur le titre du dernier roman de Céline Minard est facile, voire un peu vain au regard de la radicalité de son œuvre, pensée comme une exploration que l’on pourrait imaginer systématique des genres, ce qui serait méconnaître sa portée véritable : il s’agit sans doute, pour Céline Minard, de peu à peu dessiner le territoire du romanesque, une fois ce romanesque débarrassé des scories de catégories (roman historique, d’aventures, de science fiction, etc.) qui ne sont jamais que des cadres, une fois ce romanesque affranchi sujets qui ne sont que des prétextes. Pour Céline Minard, la langue est le véritable enjeu, le jeu, au sens d’une tension comme d’un espace ludique. Pour elle, il s’agit d’offrir au détour de chaque livre le nouveau territoire d’une cartographie littéraire singulière.

La première page du Grand Jeu énonce d’ailleurs un « projet qui n’en est plus un » puisque désormais réalisé : le roman, certes, que vous tenez dans vos mains mais aussi le projet de la narratrice, exilée volontaire sur une montagne, solitaire « dans un tube de vie », « à demi suspendu à un éperon granitique. On dirait le fuselage d’un avion posé en équilibre entre le vide et la pierre. Mais je sais qu’il est solidement arrimé à son rail d’acier, lui-même fixé et boulonné à deux mètres d’épaisseur de roche forée ». La description de ce lieu pleinement paradoxal, fragile et pourtant solidement arrimé, en équilibre, vaut métalepse, énoncé d’un projet romanesque cette fois, dépouillé, nu, faire tenir un récit sur cette trame minimale : une femme, dans un lieu escarpé à la Caspar David Friedrich, s’impose une vie monacale (mais high tech), rythmée de longues marches et de plages introspectives, tout en tenant un journal de bord. « J’ai commencé à remplir mes cahiers ».

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« Je travaille à mon détachement » : l’abri de ce Diogène contemporain est un « tonneau », une Thébaïde puisqu’à la manière d’un des Esseintes, dans cet A Rebours qu’est aussi Le Grand jeu, la narratrice a « dessiné la bibliothèque, la couchette, les assises, et la table », entre expérience esthétique et existentielle, romanesque et philosophique, longtemps solipsiste. Le Grand jeu pourrait être ce grand rêve flaubertien d’un livre sur « rien », un rien conçu comme une totalité et un absolu, interrogation sur ce que signifie « faire corps » avec soi, avec la nature, avec son ultra-moderne solitude. « Je dois savoir si la détresse est une situation, un état du corps ou un état de l’esprit », si l’avenir est menace ou promesse « et la vie : un état ou une activité ? »

le grand jeu.inddD’abord abri et refuge, le « tube de vie » permet de d’abord tester ses limites mais aussi de « changer ses représentations mentales — du passé, du présent, de l’avenir immédiat, de sa place dans le monde — », de se confronter à soi, de se suspendre au sens propre (à 3400 mètres de hauteur) comme au sens figuré, de tutoyer le vertige, d’être dans un « qui suis-je ? » nu et abrupt — « Et si corps était une insertion dans l’espace ? ».
Pourtant quelque chose, ou plutôt quelqu’un vient perturber l’entreprise savamment agencée, pensée, construite et menée à son terme apparent, de fait provisoire. Lors de l’une de ses excursions, la narratrice repère une cabane, puis une silhouette, « il n’était pas prévu qu’un humain me dérange ». Comment l’expérience de la limite pourra-t-elle se poursuivre ?

Un roman de Céline Minard ne se raconte pas, ne se réduit jamais à son sujet, il est expérience (de lecture) et exploration de cette expérience (ici la solitude, la survie, être à nu face aux éléments et la nature), déploiement jusqu’à la question qui ouvre le livre sans le fermer — « comment pourrait-il accueillir le monde celui qui ne se mise pas lui-même ? » — et la question vaut évidemment autant pour le personnage que pour le lecteur ou l’auteur.

Céline Minard, Le Grand Jeu, 2016, éditions Rivages, 190 p., 18 €