Le ring invisible est le roman d’une genèse : celle de Cassius Clay, boxeur génial devenu Mohamed Ali en même temps que bien d’autres choses. Le livre s’intéresse aux débuts du boxeur, à sa formation, son apparition – on pourrait dire sa naissance, puisque Cassius Clay nait un jour dans le corps du jeune Cassius, s’y développe comme une forme de vie nouvelle, une force inédite. Si la genèse est celle de Cassius Clay, de la naissance de son corps, de sa parole, elle est aussi celle du livre puisque celui-ci est composé de cette genèse. Le livre n’est pas un roman sur Cassius Clay, comme le serait un roman se pliant aux exigences de la représentation : il est le corps de Cassius Clay – son corps, ses affects, son esprit et les processus qui les traversent.
Comme pour les autres romans de l’auteur, Le ring invisible gravite autour d’un personnage connu, mais il n’en fait pas une plate biographie, même romancée. Il est moins question de situer un individu à l’intérieur de données biographiques ou historiques que de faire émerger des singularités : Cassius Clay est une singularité, celle d’un événement irréductible à la personne de Cassius Clay. Il s’agit de construire une fiction dont la finalité n’est pas de reproduire plus ou moins la vie d’un être réel mais d’extraire les possibles dont cette vie est porteuse, ceux qu’elle ouvre et qui ne sont pas nécessairement actualisés. Par ce procédé, Alban Lefranc rencontre d’autres écrivains actuels, comme Arno Bertina et ce que celui-ci appelle « l’hypothèse biographique » (cf. Ma solitude s’appelle Brando, Verticales, 2008).
La littérature d’Alban Lefranc est une littérature de l’événement. Un événement n’est pas un fait historique et ne découle pas de l’Histoire. L’événement est l’émergence de relations nouvelles, une façon singulière de relier des faits, de les produire, d’en dresser la carte. Le travail d’Alban Lefranc est cartographique : tracer de nouvelles lignes, de nouveaux réseaux qui sont les paysages de l’événement. Les personnages de ses autres livres, comme Fassbinder ou Nico, étaient déjà les signatures d’événements reconfigurant les frontières du politique, du désir, de la subjectivité, de la langue. Cette dynamique structure autant les thèmes que le style, le rapport au langage : celui-ci n’est pas travaillé pour raconter une histoire mais en vue de l’événement, la phrase elle-même ayant moins une composition narrative que poétique, parfois incantatoire.
Si le roman s’ouvre sur une réécriture de Howl d’Allen Ginsberg, c’est que, en plus d’inclure le personnage de Cassius Clay dans une certaine perspective et dimension, ce poème donne son rythme au roman, est le signe que l’écriture y est plus de l’ordre de la poésie que de la narration habituelle. Ce rapport poétique à la langue se retrouve dans l’usage de fragments d’autres œuvres, comme celles de Ginsberg ou Rimbaud, mais aussi la Bible : autant de façons de tracer des lignes nouvelles entre des points, d’en faire apparaître de nouveaux à l’intérieur de relations nouvelles, de soutenir l’émergence et la diffusion de l’événement.
La genèse de Cassius Clay est liée à la violence, au sang et à la mort infligée à Emmett Till, adolescent Noir de quatorze ans assassiné lors d’une expédition raciste en 1955 dans le delta du Mississippi. Un des axes du roman est la ségrégation violente subie par les Noirs américains qui implique l’impunité des crimes racistes, la banalité de la violence et du meurtre si ceux-ci concernent des victimes noires. Pour n’avoir pas baissé les yeux face à une Blanche, pour avoir osé s’adresser à elle, le jeune Emmett est battu à mort par des assassins qui s’acharnent sur lui : « Et au bout de trois heures ils avaient défait son visage, ils avaient tari les cris de sa gorge, le gamin n’essayait plus de bafouiller des raisons, le gamin n’avait plus de bouche ni d’yeux pour se poser sur une femme blanche ».
Le meurtre apparait comme une volonté d’effacer la présence du garçon noir, celle d’un être qui est là, face à vous, vous regarde et vous parle. On se souvient de lynchages dans la littérature de Faulkner, de la façon dont est décrit l’acharnement qui implique plus qu’une volonté de tuer : volonté de faire disparaître le Noir, de nier son existence par le massacre de ses yeux, de son visage, de son corps. Dans la description faite par Alban Lefranc, les assassins Blancs s’acharnent sur les yeux, les lèvres, le visage entier car c’est par le visage que l’autre apparaît, par son regard et sa parole qu’il se manifeste, affirme son existence humaine. Le racisme ne fonctionne que si l’autre ne regarde pas, s’il ne parle pas, s’il demeure sans visage, réduit à l’animal – et si par là il est invisible. Aux yeux du Blanc, le Noir est une ombre qui rase les murs, existant à peine, un animal bon pour la cueillette du coton et les coups de fouet. C’est ce partage que transgresse Emmett Till et cette transgression lui vaut d’être battu à mort.
Le récit de cette mort est, dans le même chapitre, mis en parallèle avec la métamorphose du jeune Cassius : la mort de l’un résonne avec la naissance de l’autre et Cassius Clay semble être davantage l’enfant de cette mort que de son père : « Maintenant que tu as bien raclé, trouvé ton corps derrière ton souffle, tu prends la parole pour Emmett. Pour les morts, et pour les morts seulement, les mots te viennent avec aisance ». La naissance de Cassius Clay est d’abord celle d’un corps qui se forme ou s’impose à l’intérieur du corps du jeune garçon de treize ans et demi : « (…) la croissance te pétrit, tu foisonnes de devenirs et d’imprévisibles (…), et d’un jour à l’autre ce n’est pas le même corps ». Ce corps envahi par la mort est en même temps extrêmement vivant, l’inverse du cadavre d’Emmett – corps qui court, qui danse, corps-souffle et corps-affects, défini par sa puissance, ses intensités, ses mouvements, la vie singulière dont il est la matière. C’est ce corps construit par des forces de mort et de vie – qui ici sont moins distinctes qu’elles ne forment un complexe singulier – qui marque l’événement du corps de Cassius Clay devenant un corps multiple, peuplé par la foule sans fin des corps massacrés, corps noirs des noyés du Mississipi, corps invisibles qui baissent les yeux et ne parlent pas.
Le corps de Cassius Clay se construit de cette violence – celle subie et celle suscitée par ce que ces corps subissent. Le corps du boxeur se forme par la concentration explosive de tous ces corps, de la violence qu’ils impliquent. Le roman tournerait autour de la question que Deleuze emprunte à Spinoza : que peut un corps ? Ici, le corps peut être peuplé par la force de la violence qui traverse les corps de l’Histoire et dont il acquiert sa puissance – violence qui s’inverse en corps intense et vivant autant qu’elle donne lieu à une violence intense, aveugle, invoquant le massacre et le chaos.
L’événement du corps, les devenirs qui le constituent, s’accompagnent d’un événement de la parole. Ou plutôt, il s’agit de deux faces d’un même événement, d’une même puissance. « Les noyés du Mississippi ne parlent pas. L’eau fait rentrer les mots dans la bouche, l’eau tapisse les poumons des mots imprononcés » – et si ces morts-là ne peuvent parler, les vivants, eux, ne doivent pas parler, les Noirs ne doivent pas parler, comme ils ne doivent ni regarder ni être vus. C’est le fait d’avoir transgressé cet interdit qui a couté la vie à Emmett Till. Chargé de tous ces morts, de cette violence, Cassius Clay advient au contraire comme corps hyper-visible et hyper-parlant, parole violente et destructrice : « ce qui est dit se lance à l’attaque du monde et le défait et le retourne, et l’ancien monde a disparu ». Si la parole de Cassius Clay est ainsi, du seul fait de son existence, immédiatement transgressive, elle est dans le même temps intensive, définie par son intensité et ce qu’elle produit : la destruction du monde, sa reconfiguration, la création dont elle est porteuse. Cassius Clay parle pour détruire l’ancien monde et en produire une nouvelle image, créer un nouveau paysage du monde, d’autres possibles. Sa parole est peuplée de celle, muette, des noyés du Mississippi, peuplée des corps Noirs qui longent les murs des villes blanches, peuplée de la mort du jeune Emmett autant qu’elle diffuse l’événement nommé Cassius Clay, la puissance de mort et de vie qui le définit et en fait une puissance de destruction autant que de création. Par ces caractères, Alban Lefranc fait de cette parole une parole essentiellement poétique, c’est-à-dire politique, non par ce qu’elle revendique mais par ce qu’elle produit dans le monde, les destructions et créations qui dessinent les contours de sa langue nouvelle et propagent dans le monde l’événement Cassius Clay. Si le roman d’Alban Lefranc se tient à la hauteur de cette parole et déploie à sa façon la poésie de Cassius Clay, la liant à celle de Ginsberg ou de Rimbaud, c’est parce qu’elle correspond aussi au projet qui anime jusqu’à présent son œuvre, son travail singulier sur la langue, travail destructeur et créateur, de reconfiguration, de déplacement, de dynamitage d’un certain ordre du monde au profit de nouvelles façons de distribuer les lignes et points de la subjectivité, du discours, des corps : faire advenir dans le monde un événement qui le renverse et le crée.
Par là, Cassius Clay concourt à dessiner le portrait du créateur qui traverse en filigrane les livres d’Alban Lefranc, créateur que l’on retrouve autant dans la figure du Christ, dont Cassius Clay, comme Fassbinder dans le précédent roman de l’auteur, est aussi rapproché, que dans celle du terroriste Baader : à chaque fois, le créateur est celui qui détruit l’ordre du monde et relance les dés pour un événement qui produit – provisoirement – une nouvelle formule du monde. Le créateur est ainsi opposé à l’ordre actuel du monde, ordre qui est toujours synonyme de pouvoir. Dans Le ring invisible, le pouvoir est celui de l’ordre Blanc du monde, ordre économique et raciste qui produit ses subjectivités, ses pratiques, ses corps, son langage. Ce pouvoir blanc, comme tout pouvoir, fonctionne en imposant une certaine distribution fixe des choses, du discours, des êtres, certaines limites qui ne sont efficaces qu’en étant reproduites par chacun. C’est d’avoir franchi ces limites qu’Emmett est mort et ce sont ces mêmes limites que Cassius Clay ne cesse de dynamiter, qu’il continue à pulvériser lorsqu’il devient Mohamed Ali ou refuse de participer à la guerre du Vietnam. A la fixité de l’ordre du pouvoir, Cassius Clay oppose non seulement le refus de respecter cet ordre, la destruction effective de celui-ci, mais surtout son nomadisme, ses devenirs successifs, un art du mouvement et du déplacement qui, sur le ring, le rend insaisissable :
« Ta garde basse t’oblige à avoir deux corps : un corps visible et provisoire, un corps tentateur, offert aux poings de l’adversaire, et un second corps, déjà plus loin, le corps du moment d’après (…). Ces aberrations accumulées donnent d’abord confiance à tes adversaires qui se précipitent dans la brèche en piaffant mais ne rencontrent que le vide, l’ancien corps de Cassius, le corps du moment d’avant, qui n’est déjà plus ».
Contre le pouvoir, n’être pas : être mobile, ailleurs, toujours pris dans d’autres devenirs et, par là, inatteignable. C’est le propre de l’événement que d’être sans être, d’esquiver toujours sa propre cristallisation dans un ordre qui le fixerait, le transformerait en pouvoir, en une réalité figée. Si l’événement reconfigure le monde, cette reconfiguration ne vaut que si elle est elle-même déplacée vers une autre, et encore une autre, à l’infini. Cette mobilité de l’événement et du devenir marque la poétique d’Alban Lefranc, ses personnages étant autre que ce qu’ils sont, l’écriture elle-même multipliant les stratégies d’évitement et de déplacement : la narration romanesque est déplacée vers la limite de la poésie ; les extraits d’œuvres d’autres auteurs ou de textes d’Alban Lefranc lui-même sont réagencés, réécrits, redistribués pour d’autres significations, des résonances nouvelles ; le sujet de la narration ne cesse de se modifier, de varier d’un chapitre à l’autre ou à l’intérieur d’un même passage ; les points de vue changent, les registres se juxtaposent, etc. A chaque fois, il s’agit de rendre possible une mobilité qui limite la fixation du sens, des frontières, de l’identité et permet la relance vers d’autres devenirs, le flux de l’événement.
Peut-être l’état actuel de Mohamed Ali est-il une esquive de plus, une façon de relancer les dés, encore une fois – à moins que la mort elle-même ne soit aussi une façon de relancer les dés. A la fin du roman, est évoqué le corps actuel d’Ali, l’inverse en apparence de celui du jeune Cassius Clay : corps meurtri, malade, à la parole lente. Le corps qui irradiait le monde est devenu un corps faible, sourd, paralytique, replié sur lui-même, « un corps qui fout le camp ». Sauf le regard qui, parfois encore, laisse passer « un peu de l’ancien corps, des restes d’ancienne rage ». Mais ce corps est peut-être aussi une ruse, porteur d’un autre devenir, d’un effort pour, à nouveau, relancer l’événement qui n’a plus pour nom Cassius Clay ou Mohamed Ali ou ce que l’on voudra. Un événement qui n’a pas de nom, peut-être en direction d’une mort qui en marquera autant la fin qu’une autre naissance dans le monde, pour une reconfiguration du monde encore ignorée.
« D’autres fois, quand on me sort pour serrer (si on peut dire) la main de Bush ou de Blanche-Neige, je mets d’énormes lunettes à monture rouge. Pour signaler que je suis quelque chose de plus que ce qu’ils voient. Que quelque chose remue tout au fond. Qu’ils ne m’ont pas encore tout à fait raclé. La monture rouge, c’est tout ce qui me reste comme écart, avec un nœud papillon rose ou vert ».
Alban Lefranc, Le ring invisible, éditions Verticales, 2013, 170 p., 17 € — Lire un extrait