Jennifer K Dick, « Le spectre des langues possibles » (Création et politique 7)

Jennifer K Dick © éditions de l'Attente

Suite des entretiens d’Emanuèle Jawad autour de création et politique. Après Véronique Bergen, Nathalie Quintane, Sandra Moussempès, Leslie Kaplan, Vannina Maestri et Marie Cosnay, c’est au tour de Jennifer K Dick, évoquant Le spectre des langues possibles.
Tu as publié plusieurs livres de création ainsi que des livres d’artistes et des micro-recueils. Tu écris également des textes de création en langue française. D’autre part, tu mènes un travail critique au sein de publications françaises et américaine. Tu as fondé avec Michelle Noteboom les lectures bilingues franco-anglophones Ivy Writers Paris et tu co-organises des résidences, « Écrire l’art », avec des poètes de langue française à la Kunsthalle de Mulhouse. Tu traduis également en anglais des textes du champ poétique français contemporain. En quoi ce double regard posé sur le champ poétique français et américain alimente-t-il ton propre travail de création ? Quels enjeux critiques et politiques le traversent ?

Pour moi, ce double regard est moins sur la poésie anglophone et française que sur la langue, sur les langues elles-mêmes. Ce qui m’importe reste la façon dont une langue crée l’être. Ceci te semble vraisemblablement une réflexion lyrique – l’être donc le « je » ou le « qui suis-je » maintenu au centre de la poésie – mais je crois que le « je » y est toujours, même si l’on passe notre temps à tenter de l’effacer, de le cacher. Le « je » reste derrière des énigmes, des écrans, les sons des mots – et là, je pense à Tristan Tzara. Bien que j’ai tendance à utiliser des personnages et des voix imaginaires et multiples dans ma poésie, l’enjeu de la création, ou qui nourrit la création, relève de la lutte entre présence et absence, effacement et marque indélébile laissée par soi, exil et nationalité, frontières et mondes sans frontières qui se sont définis ou se sont installés en moi par l’apprentissage du français à l’âge de 21ans. La présence de deux langues en moi transparaît dans la multiplicité des formes et des voix dans mes écrits ainsi que par des schismes identitaires présents dans mes personnages, leurs conflits, leurs rages, leurs doutes, cela dans et par mon utilisation des deux langues et dans la mise en page de certains de mes textes. Dans un sens, pour moi le poète est langue et la langue poète.

Mais, étant donné ma relation intime avec le français et l’anglais, je ne suis ni d’une langue ni d’une autre – je suis devenue multiple. Je suis traversée par les deux. Mais il y a également les espaces entre-deux où aucune langue ne m’exprime. Un écart naturel s’est installé en moi. Un écart que beaucoup partagent de nos jours – tout d’abord pour des raisons de facilité d’accès aux voyages. Nous vivons dans un siècle de mouvements internationaux, de migrations pour le travail et des migrations pour ou vers la vie que l’on désire. Je crois que l’on s’expatrie avant tout parce que l’on est passionné par l’autre, fasciné par le lointain, mais aussi parce que l’on est attiré par la liberté et les contraintes que cela représente. Cette forme de fragmentation que je qualifierais à la fois de linguistique et d’identitaire prend de plus en plus de place dans mes écrits poétiques, relève et s’empreigne également de mes recherches et mon intérêt pour la traduction.

Cette forme de fragmentation identitaire que tu évoques serait-elle à mettre en relation avec la présence dans certains de tes textes de passages d’une langue à l’autre, par l’introduction de mots et de fragments de langue anglaise dans un texte en langue française ou par l’alternance des énoncés dans les deux langues ? Le texte bilingue serait-il une voie possible d’expérimentation ?

Côté création, dans deux manuscrits que j’ai terminés récemment – Lilith et That Which I Touch Has No Name – la place du français s’impose de plus en plus. J’écris également des textes de création en langue française mais depuis peu. Les textes en français étaient à l’origine écrits à la suite d’une invitation ou pour une lecture-performance devant un public français. De plus en plus souvent le français surgit dans mes textes de création qui sont au départ, a priori, en anglais. Ainsi, l’incursion de la langue française reflète une scission intérieure et démontre le fait qu’aucune langue ne s’exprime ou ne peut tout exprimer. Le poème devient un espace de dialogue entre langues et formes, espaces et limites. Je remarque ainsi cette présence très forte dans mes textes récents où une phrase bifurque de l’anglais vers le français avant de faire le chemin de retour. Comme pour le personnage de Lilith, dans le manuscrit que je viens d’évoquer, où l’on trouve par exemple cet extrait :

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Ce n’est pas un jeu de langue dans le cas de ces écrits, mais quelque chose que je ressens plus profondément en moi et qui prend place, physiquement, sur mes pages. Une lutte entre langues où chacune tente d’être entendue, ou de dire, mais ni l’une ni l’autre ne prend véritablement le dessus ou ne domine. C’est une expression de mon personnage autant que d’un moi : interrompu, incomplet. Ainsi l’utilisation de deux langues reflète une incapacité de dire, ou l’effort de trouver les mots justes en ce qui concerne mes personnages ou pour le poème qui tente de prendre forme et vie. De nombreux textes dans le monde vacillent entre plusieurs langues, mais je remarque que souvent il s’agit de jouer avec les sons qui diffèrent entre des langages, avec une musique babélienne, ce qui peut aussi faire partie de certains de mes textes, mais qui est moins fréquent. Souvent, les deux se marient – jeu sonore et interrogation sémantique de qui je suis et de qui nous sommes. Ainsi, dans un extrait de « Collectif », un poème en prose écrit au cours d’une résidence avec des auteurs français et italiens, j’écris à travers trois langues :

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Dans ce texte, il y un aspect un peu pop-philo qui est une approche quasi-ludique et qui indique qu’au fond de tout cela il y a une recherche authentique, celle d’un pont – ou d’un point de jonction – qui établira l’espace commun pour relier nos espaces isolés. Il s’agit d’un jeu entre s’exprimer et nous exprimer. Je m’interroge sur l’importance et la possibilité de cela et sur la question d’un espace sonore ou sémantique. Mon interrogation se porte davantage encore sur les ressemblances visuelles et sonores dans les cas où celles-ci démontrent les écarts sémantiques potentiellement réversibles.

4Tes différents livres et textes semblent autant de propositions linguistiques que de formes. Ainsi dans Fluorescence, par endroits, ce qui pourrait être un énoncé faisant agencement répétitif avec une attention particulière portée aux sons, des fragments narratifs, ou dans Enclosure une variété de formes dans un même ensemble. Ou encore dans le poème « Afterlife » dans That Which I Touch Has No Name, un livre en cours, le texte éclaté d’une liste de mots amorcés par un même son. Quels axes privilégies-tu dans le travail d’expérimentation ?    

La question fondamentale est peut-être : où – ou même, faut-il – retrouver le dire dans la cacophonie des voix et des médiations linguistiques et visuelles de nos jours ? Chaque ouvrage porte une singularité dans la façon de s’exprimer. La visualité d’un texte est ainsi entièrement liée au son, mais c’est également relié à notre façon de voir – donc à ce que la visualité de la page peut donner au poème. La visualité de mes pages est assez sobre par rapport aux poètes que j’aime lire tels que Johanna Drucker, Julien Blaine, Vannina Maestri, Jean-Pierre Bobillot, Roger Giroux, Stéphane Mallarmé, Susan Howe, Guillaume Apollinaire, Philippe Castellin, Frédéric Forte ou Michèle Métail. Ces auteurs jouent avec la typographie, l’inversion des textes sur la page, les collages ou les dessins formés par des lettres et des mots, etc.

Mes textes sont composés de façon générale dans une police de taille unique. Je profite plutôt des déplacements de mots à droite et à gauche en laissant des espaces blancs s’ouvrir ou s’élargir au milieu des vers. J’utilise des marges fluides et mobiles jusqu’à, même, des passages en prose de forme carrée de tailles variables. Mon approche alors du travail visuel se situe davantage du côté de Claude Royet-Journoud, Pierre Drogi ou André du Bouchet, bien que le rapport entre texte et son soit davantage américain, relié aux traditions apportées par Emily Dickinson, Charles Olson ou des auteurs de la génération qui me précède et avec lesquels je partage des techniques ou prédilections formelles, notamment Laura Mullen, Cole Swensen, Mei-Mei Berssenbrugge ou Michael Palmer. En me référant à des auteurs du XIXe et XXe que j’admire beaucoup – Mallarmé, les futuristes russes, les poètes de la poésie concrète du Brésil – la page a toujours sa fonction dans mes livres.

Dans « En-clos », un extrait du livre Lilith, le personnage de Lili(th) a perdu la vue. Elle croit qu’elle continue de parler avec le monde extérieur, donc qu’elle s’exprime, mais ce fait, cet aspect narratif du texte, n’est jamais dit explicitement. C’est la forme qui donne cette information. Ainsi on apprend petit à petit à travers les gestes visuels et les fragments qui le signalent – par exemple les bribes de langage en mouvement – que Lili reste muette bien que le texte indique parfois que sa bouche bouge, ses lèvres, la langue, peut-être même son visage. Le fait qu’elle ne produise pas de son nous est indiqué en grande partie par la forme du poème. Cela explique aussi les parallèles qui s’installent dans ce texte entre Lili, la femme de Loth et Écho – car la femme de Loth devient pilier de sel, évidemment sans voix, et qu’après être tombée amoureuse de Narcisse, Écho n’a plus sa propre voix. L’effort de trouver une voix par tous les moyens transparaît dans les mouvements de la page, ces vacillations visuelles qui traversent le texte. La page devient ainsi une sorte de voile où les mots paraissent et s’effacent. La pluralité des formes est également due à la diversité des conflits qui pourraient être à l’origine du silence de Lili. La femme, les femmes sont comme re-absorbées par le blanc de la page tandis que le texte – l’encre noire imprimée sur la page – révèle en bribes et formes multiples l’effort de retrouver une voix. Et retrouver cette voix est également retrouver une visibilité.

Par contraste, CERN est composé de poèmes en prose, dans une forme visuellement neutre. Ce livre ne demandait pas de visualité particulière. D’ailleurs, une visualité formelle distrairait de la lecture – la ligne de prose, sans effets typographiques, annonce une logique normative et une accessibilité. Mais c’est peut-être finalement parce que ces poèmes jouent avec la science, et alors demandent à se présenter de façon « matter of fact » sans décors, déguisement ou interruption que je les ai écrits en prose. Par contraste, toute la radicalité de ce qui s’exprime relève du conflit entre cette normalité visuelle et les histoires absurdes avec leurs aspects surréalistes et fantastiques que je raconte : elles jouent avec une tension entre métaphysique et sciences physiques, rêve et réalité futuriste. Dans mon dernier livre, Circuits, qui se réfère à la fois à la neurobiologie et à la mémoire, les poèmes sont de nouveau très visuels mais d’une façon moins flagrante que dans Lilith : il y a une tension entre le trop-dit sur la page et l’incapacité à dire quoi que ce soit à la fois sur la mémoire, d’un point de vue scientifique, et des histoires d’amours mal vécues. Je profite d’une prose découpée, interrompue – et les formes des poèmes doublent, accentuent et approfondissent le travail du dire ou du non-dire du poème. La sonorité du visuel et la visualité de sens tentent alors de s’installer sur les pages.

Concernant la question de la politique elle-même, dans la perspective des pratiques d’écriture, dans mon ouvrage en cours, les déplacements de mots à travers la page marquent l’hésitation à dire quelque chose parce que la chose qui va être dite est trop évidente et ne suffit pas. S’il n’est plus question d’écrire des poèmes pour transmettre une conscience socio-politique à notre société, alors comment écrire notre monde ? Il est néanmoins courant de se demander comment faire face à l’impossibilité de rendre compte « des événements » qui nous entourent. Dans les pratiques post-modernes du fragment, du bégayement, des compositions en listes continues à recombiner, il s’agit peut-être d’interrompre la banalité d’un questionnement vain. Ces techniques permettent à l’auteur d’accentuer la répétition, la non-spécificité de ses actes. Au lieu de parler de l’expérience individuelle d’un instant vécu, on arriverait peut-être dans l’idéal à des moyens de parler de l’expérience globale des instants vécus.

5Cette thématique rejoint des préoccupations que l’on peut trouver dans la traduction. Dans Traduire : transmettre ou trahir ?, que tu as codirigé avec Stéphanie Schwerter, la pratique de la traduction au regard de la « conversion culturelle du texte » est posée : « la traduction est un espace de l’altérité de l’identité, qui transforme notre connaissance de l’autre et de nos propres origines, assurant la continuité du dialogue entre les cultures-mondes ». En quoi le travail de traduction, ou même d’écriture polyphonique, ou de lecture de textes multi-langues, peuvent-ils s’apparenter à un travail critique ou politique ?

L’écriture polyphonique et multi-langue s’enracine dans l’histoire poétique. Des auteurs tels que Du Bellay ou, plus proche du présent, Ezra Pound dans ses Cantos, interrogent l’exil en se mettant en dialogue avec les savants et la philosophie de leur époque mais aussi de toutes les époques qui les précèdent. Philippe Sollers écrit que : « Les Cantos seraient la première inscription à enregistrer que le grec, le latin, l’anglais, l’italien, le français, etc., deviennent du même coup les supports d’une mémoire coupée, décentrée, errante encore qu’elle n’ait pas forcément à le savoir ». Je pense que se ressent de façon très prégnante un besoin d’explorer cette mémoire coupée et errante que Sollers évoque. Cela relève sans doute du fait que je suis encore très américaine, malgré tout, et que je porte, de façon inconsciente, toute ma propre histoire étymologique et linguistique. En tant qu’américaine je suis une personne d’un pays qui semble parfois incapable de se souvenir jusqu’à sa propre histoire qui est si brève dans le contexte global. En venant en Europe, et davantage encore, en s’appropriant dans mes textes américains la langue française, je me mets directement en face de ma propre absorption dans et par l’autre.

Je m’intéresse depuis quelques années à la façon dont beaucoup d’auteurs de groupes dits « minoritaires » – des afro-américains, des latinos ou des auteurs d’origine asiatique, des caraïbes, de Guam, etc. – s’expriment dans un mélange de plusieurs langues. De cette façon ils établissent sur les pages des livres « américains » une polyphonie qui est l’espace par excellence de confrontation entre le lisible et l’illisible. En redéfinissant ainsi les limites de ce qu’est l’identité américaine et celles de vivre dans ce pays qui n’a pas de langue officielle – même si on agit souvent comme si l’anglais était la langue officielle –, ces auteurs répondent à l’absence ou l’effacement de leurs propres histoires culturelles et linguistiques par un pays dont ils sont pourtant les citoyens. D’ailleurs, ne pouvant montrer leur identité dans une langue unique, ils l’expriment – ou plutôt le montrent – à travers plusieurs langues dans leurs livres. Ainsi la page, illisible aux lecteurs anglophones, disent la souffrance et l’incapacité de parler de ce qu’ils vivent. J’ai tendance à considérer que la page écrite devient ainsi une sorte de toile ou même un espace dans lequel on entre. Comme lorsque l’on part en voyage, l’incompréhensibilité et l’étrangeté de l’autre qui nous entoure tout d’abord nous deviennent ensuite plus familières. Ces textes nous rappellent que la diversité que l’on ignore est bien contenue dans une nation. Ces textes sont une confrontation avec un « otherness » pour le lecteur qui se retrouve analphabète face à ces pages. Par ailleurs, ces pages incarnent l’expérience que ces auteurs vivent au quotidien et, de ce fait, ces livres expriment un refus de rester « l’homme invisible », pour reprendre ici Ralph Ellison. Mon intérêt pour ces ouvrages se rapporte au fait qu’étrangère en France je partage avec eux, en quelque sorte, une même recherche fondamentale liée non pas à l’oppression qu’ils ont subie, bien évidemment, mais à la quête utopique de pouvoir aller à la recherche d’une identité choisie, formée par soi-même et non par les autres, de se libérer d’une histoire réductionniste. Quant aux Européens, de façon semblable, il s’agit dans beaucoup de textes de résister à l’effacement de leurs propres caractéristiques et cultures par l’omniprésence de l’anglais. Pour certains auteurs Européens et franco-américains, les vacillations inter et infra-langue émergent peut-être d’un désir de faire face à l’omniprésence de l’anglais en même temps qu’ils répondent à la rigidité d’un « monolinguisme d’Etat », surtout depuis 1992. Cette présence de l’anglais et d’autres langues exprime quelque chose qui définit notre époque : on baigne dans un nouveau mondialisme. Je remarque que, dans ton propre travail, bien que tu ne parles que peu l’anglais, certains de tes textes basés sur des photographies de murs reprennent des mots anglais : noms de lieux où ces murs se trouvent et graffitis en langue anglaise. Cette existence cosmopolite et mobile tente de s’installer dans les pages qui mettent en abîme la vacillation entre présence et absence.

Notre époque est un défi à la stabilité linguistique, celui du dire et celui de l’être. Cela me fait penser au poème de Vannina Maestri, Le voyage immobile – qui vient d’être publié sur remue.net – ou encore au nouveau livre d’Anne Kawala, Le déficit indispensable. Dans ces deux cas, la présence de l’anglais et le travail visuel des textes – collages, mise en page, typographie, etc. – reflètent un sujet de surface : le voyage, mais ils reflètent aussi un sujet de fond : la tentative, pour Kawala, de rejoindre « her love », et pour Maestri « nos semblables / disparus ». Là, on retrouve des thématiques classiques de la poésie, de la littérature, de l’être humain : comment être et se connecter avec l’autre, comment vivre avec sa propre mortalité et celle des êtres aimés. Plus important : où se trouve le travail de l’écrivain dans cela ? La réponse se trouve sans doute dans les explorations formelles.

Dans les textes trilingues – français, allemand et anglais – d’un auteur suédois que j’ai découvert récemment, Cia Rinne, s’ajoute au plurilinguisme le basculement entre travail sonore et plasticité visuelle rendant ainsi instable la notion de genre artistique. Elle définit ses poèmes Zarum et Notes pour solistes comme des « jeux typoplastiques », formés de dessins et bribes de textes. Dans l’instabilité et les vacillations de mises en page, le travail de Rinne provoque des questions, interroge le monde plus qu’il n’y répond.

Il y a des auteurs qui ont un pied en France et l’autre aux États-Unis, comme Jody Pou ou Alex Dickow dont les livres I thought j’irai en bloom et Caramboles sont composés de poèmes écrits dans une sorte de langue qui réside naturellement dans un entre-langues comme on le remarque surtout dans le cas de Pou. Dans le cas de Dickow, les poèmes circulent entre version quasi-française et version quasi-anglaise, face à face sur les pages du livre. Dans les deux ouvrages la langue devient instable, incertaine, étrange. La langue se perd et se retrouve sans arrêt pour enfin terminer dans un espace quasi vibratoire entre, jamais entièrement visible ou compréhensible. Pour ces deux auteurs, contrairement aux auteurs français dont j’ai précédemment parlé, ce qui émerge reste l’établissement d’un espace entre comme une île concrète : localisée, nommée par leur usage du franglais, ce qui permet aussi d’aller jusqu’aux limites du sens. Dans le travail de Pou et de Dickow, les langues s’entrecroisent et s’effacent, l’expression dans l’une ou dans l’autre n’existe plus. Souvent ceci produit de l’humour, mais l’œuvre de Jody Pou en particulier explore également une amplitude d’émotions. Son ouvrage chante et crie et chuchote l’espace entre qui définit peut-être notre époque.

Dans un article intitulé « La Pop Culture. De la publicité dans la poésie : un renversement de l’ordre économique », tu étudies les liens entre poésie et publicité, en mettant en évidence les procédés mis en place, dans une perspective critique explicite de la société de consommation et plus largement « des structures politiques » et d’un « gouvernement qui les maintiennent à leur place prédominante ». Dans quelle mesure les connexions poésie et politique s’opèrent dans le champ de la poésie contemporaine par le biais de l’entre-deux langues et l’image ?

A l’instar des ouvrages multi-langues, certains ouvrages « unilangue » de Jacques Sivan tels que Le Bazar de l’Hôtel de Ville, écho écho ou Pendant Smara installent sur la page travaillée de façon visuelle une nouvelle langue, une langue quasi-imaginaire, proche d’un français que l’on prononce à haute voix, mais remettant en question la validité, la stabilité et l’orthographe des mots. Il y a, je pense, derrière de telles explorations une question fondamentale sur la nature de l’identité – sa création et son effacement, ainsi que sa production par les structures économiques et culturelles du monde – à notre époque cosmopolite qui interroge aussi la position politique concernant la migration, l’immigration, les courants fluides entre une nationalité, la citoyenneté et l’Autre. Prenons par exemple le cinquantième poème-affiche dans le livre Le Bazar de l’Hôtel de Ville avec des phrases et des mots superposés l’un sur l’autre. En mettant certains mots et certaines phrases en caractères gras, Sivan manipule le regard du lecteur, hiérarchise les informations fournies et altère les relations sémantiques des phrases. Ce poème en guise d’affiche publicitaire nous cache le produit qu’il tente de nous vendre. On va alors à sa poursuite en tentant de lire la page. Pourchassant ainsi de façon inépuisable un article ou une phrase qui, nous l’espérons, fera notre bonheur, on fait partie de la multitude qui consomme, trop distraite par cette activité pour remarquer les événements importants de la vie politique ou autre. On fait partie de la « distraksion » et donc « la shute » de la société. Ce poème emploie des techniques issues de la publicité pour critiquer le culte de l’argent qu’il semble vanter. Ainsi Sivan met ses clients-lecteurs en garde contre toute « kontrole », surtout celui de cette « sosiété de kontrole mizerekonomike ».

Ces sujets émergent également au cours du travail de différents auteurs que j’ai choisis d’étudier ou de traduire comme Jean-Michel Espitallier ou Maurice Roche. Ces deux auteurs abordent avec beaucoup d’humour les sujets très politiques dont il est difficile de parler, de la guerre au génocide à travers l’histoire de la course à pied ou le choix d’une phrase comme « l’Axe du mal ». Ces ouvrages vacillent entre prose et poésie et traitent de sujets liés aux murs qu’un gouvernement installe autour de son peuple. Comme Sivan, il s’agit souvent d’un travail sur la langue dans une exploration monolingue, chez Espitallier, ou multilingue chez Roche, conjointement à un travail qui joue avec les limites des langues elles-mêmes. Ainsi leurs textes s’effacent, se rendent à l’abîme, ou forment des collages énigmatiques qui signalent un sens au lieu de le dire et le décrire directement. Le travail du dire, du mot, est remplacé par celui des signes et des signaux où la page, les blancs et l’encre, se transformant du noir au blanc, renforcent des lectures sémantiques.

Les questions politiques qui ont trait à l’identité et aux voix font souvent partie de mes ouvrages bien que je n’aborde que rarement ces choses de manière directe. C’est dans mon travail de recherche que cela y joue un rôle central. J’entame la préparation d’un ouvrage critique et pour ce travail j’étudie différents auteurs polyglottes américains. Ce sont aussi des auteurs qui peut-être m’influencent le plus actuellement en tant qu’écrivain. Je me sens de plus en plus en dialogue avec les pratiques des poètes tels que Theresa Hak Kyung Cha, Bhanu Kapil Ryder, Mying Mi Kim, Susan Howe ou Craig Santos Perez. Ces écrivains abordent les sujets politiques et économiques liés à la fois à leur identité et à leur place dans ce monde, mais ces thématiques sont toujours reliées aux contextes de l’Histoire en général. Ils parlent à la fois d’un « je » et d’un « nous ». Dans leurs ouvrages, le monde linguistique crée et efface l’individu, et ensuite lui redonne une possibilité de prendre sa place dans et par les explorations linguistiques et formelles.

Mes recherches incluent aussi des lectures de poètes français qui écrivent en fragments et en morceaux, qui fabriquent des textes lamellés comme Anne-Marie Albiach ou Claude Royet-Journoud. Il s’agit de résonances et de nuances d’expression profondément enfouies. Les textes de Royet-Journoud en particulier recherchent ce qui ne se voit pas, ce qui est recouvert, caché, doublé, effacé. Cette chose innommable émerge de la page et s’y noie aussi. En ce qui me concerne, l’oscillation entre l’écriture en français, nourrie par les lectures et techniques empruntées des auteurs français, et l’écriture en anglais, nourrie par mon enracinement dans l’histoire poétique anglophone, interpelle la pratique de l’écriture même, la valeur artistique, la capacité ou l’incapacité à laisser une trace. Plus encore, le double regard sur la France et les États-Unis se lie à une interpellation de l’Histoire et à la fabrication de l’Histoire par des écrivains. Ainsi, par la recherche de telles œuvres, et bien d’autres, je commence à m’établir dans un espace situé entre réflexion, recherche et création où la recherche et la traduction nourrissent le travail poétique – ce travail étant, pour moi, le plus signifiant, et le plus capable d’exprimer l’ensemble de moi-même.

Le blog de Jennifer K Dick

Jennifer K Dick, « La Pop Culture. De la publicité dans la poésie : un renversement de l’ordre économique »

Jennifer K Dick, Fluorescence, University of Georgia Press, Contemporary Poetry Series2004 ; Enclosures, BlazeVox, NY, 2007 ; Circuits, Corrupt Books, 2013.

Le site internet de Ivy Writers Paris