Leslie Kaplan : Un changement du cadre de pensée (Création et politique 4)

Quels enjeux critiques et politiques traversent le travail d’écriture ? Après Véronique BergenNathalie Quintane et Sandra Moussempès, Leslie Kaplan répond aux questions d’Emmanuèle Jawad. Création et politique, 4.

Dans L’excès-l’usine les représentations sociales se construisent à l’encontre des stéréotypes dans une démarche qui semble s’apparenter à une prise directe avec un réel en même temps qu’à un souci marqué de distanciation. Quelles pratiques d’écriture et quels rapports de proximité et distanciation au regard du réel cela implique-t-il ? Ces rapports peuvent-ils être mis en lien de façon plus générale et transversale dans vos livres avec un questionnement réel / fiction ?

Réel, réalité, fiction… Dans un premier temps j’ai envie de dire que la réalité, c’est ce qui ennuie, et le réel, ce qui bouleverse. Mais la réalité, c’est aussi le cadre. Et le cadre, est ce qu’on le garde, est ce qu’il peut servir, est ce qu’on l’explose ? Quand j’écrivais L’excès-l’usine j’ai opposé le réel à la réalité parce que je voulais me démarquer d’une littérature naturaliste, qui se veut objective et qui prend les conventions, l’idéologie, comme une donnée. Une soi-disant description de la réalité de l’usine ne pouvait pas rendre compte de ce que je considérais – et considère toujours – comme une expérience-limite. Le réel a à voir avec ce qui n’est pas subjectivé, avec la folie. Le réel, c’est aussi le réel de la pensée, du langage. J’ai voulu montrer ça, disons, frontalement dans mon livre Le psychanalyste, mais aussi bien dans des textes comme Toute ma vie j’ai été une femme, Louise, elle est folle, Déplace le ciel, où les mots viennent du dehors, ne sont pas apprivoisés, où on est en proie au langage.

3La réalité dit « c’est comme ça », et on peut entendre « c’est comme ça et pas autrement ». Alors que le réel inclut le possible, le désir. Et aussi l’angoisse ! C’est pourquoi le réel, si on l’attrape, fait souvent rire, a une dimension de gag. Et le gag est souvent une interprétation. Et la fiction ? Pour moi, mettre l’accent sur la fiction – je vous renvoie par exemple à Qui a peur de la fiction ? ou A quoi sert la littérature ? sur mon site Les outils – est encore une façon de s’opposer à l’aplatissement naturaliste, mais la question demeure : quelles sortes de fictions on invente, quelles façons d’écrire, est-ce que cette façon-là,  particulière, éveille, ouvre, questionne, est-ce qu’elle explique, ferme, assomme ?

Dans un entretien que j’ai réalisé avec Jean-Marie Gleize, celui-ci définit l’écriture comme « suite d’actes, pensés comme tels », comme « actes préparatoires » soumis à de fragiles mots d’ordre, ceux d’une littérature impliquée. Dans votre livre Les Outils, une référence à Kafka est reprise de L’Espace littéraire de Blanchot où l’écriture s’apparente à une «observation-acte», à reconsidérer au regard de «l’oppression du monde», dans ce qu’elle parvient à l’en écarter. Dans quelle mesure l’écriture relève-t-elle conjointement d’une réflexion, d’un témoignage, d’observations et d’actes ? Et votre travail peut-il relever d’une «littérature impliquée» ?

Kafka parle de l’écriture comme « acte-observation », et comme « un saut en dehors de la rangée des assassins ». Cette phrase met l’accent sur le caractère physique de l’acte d’écrire, sur la prise de distance, et sur l’appui concret, matériel, des mots, du langage, sur lesquels on s’appuie pour sauter. J’ai commenté cette phrase dans Le Psychanalyste, en la rapprochant de l’interprétation psychanalytique, et je l’ai aussi mise en rapport avec le jeu, le fait de jouer puisque c’est une comédienne qui la dit dans le livre. Et les assassins – chacun a les siens, qu’ils viennent de la grande Histoire ou de la petite, ceux qui perpétuent, ressassent, la mauvaise vie. Pour moi, c’est la phrase la plus politique d’un écrivain, et elle définit certainement une « littérature impliquée » selon l’expression de Jean-Marie Gleize. Il y a un lien entre le « saut » et ce que j’appelle le « détail ». Le détail est à l’opposé de l’anecdote, il est une condensation, un éclat de réel. Il indique un sens. Pas LE sens, mais DU sens. Il « fait signe ». Le détail est un révélateur mais il résiste aux explications, il déborde l’explication, il est en excès, il est singulier, irréductible, et pourtant une fois qu’il est écrit, il est évident. Il crée une irruption de sens. De ce point de vue, on peut lire sur mon site internet les textes Roman et réalité ou Les chiffons sont faibles.

Vos personnages s’inscrivent dans une diversité de milieux sociaux : la condition ouvrière dans L’excès-l’usine où le geste d’écriture semble enlever, simplifier, ou encore dans Mon Amérique commence en Pologne, un parcours intellectuel autobiographique. Des personnages sont en prise avec le réel d’une société de consommation, comme dans Louise, elle est folle ou dans Toute ma vie j’ai été une femme, et dans une critique explicite du monde marchand. Plus récemment, dans Mathias et la révolution, il y a un personnage en prise avec l’Histoire et l’actualité. Comment se construisent ces personnages, dans quelle mesure appartiennent-ils à une expérience du réel et participent-ils d’une approche critique ?

5Les personnages viennent à partir de phrases, avec des phrases. Par exemple, dans Le Psychanalyste : « Moi j’ai lu La métamorphose et ça m’a changé la vie ». Ou, dans Fever : « Quand on suit des ordres, on ne peut pas parler de crime ».
Ou : « Toute ma vie j’ai été une femme ». Ou : « L’angoisse m’angoisse ».
Ou : « Est ce que Dieu est marié », dans Louise, elle est folle. Parfois, un personnage qui prend forme dans un livre était déjà là avant. Par exemple, l’Académicien de Mathias et la Révolution, qui est déjà un peu dans le dialogue de Déplace le ciel sur la supériorité de la langue française : « moi j’aime bien l’anglais / mais la supériorité de la langue française/ sur l’anglais /c’est évident /ça se voit/ça s’entend/c’est évident ». Et la phrase : « On ne va pas à l’école pour être embauché mais pour être enseigné », qui est un équivalent contemporain de : « S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche », a été prononcée « en vrai » déjà en 2005. Les phrases, on les a dans sa tête ou elles viennent des rencontres qu’on fait, ou des livres qu’on a lus, comme les phrases de Saint-Just dites par Mathias ou par la jeune prostituée Anaïs, et elles déclenchent quelque chose, elles sont des questions qui habitent les personnages, qui les poussent en avant ou qui les bloquent – mais c’est évidemment parce que ce sont ces mêmes questions qui vous travaillent en écrivant.

Qu’est-ce que c’est, penser comme on achète ? Qu’est-ce c’est, la bêtise, le côté vide et autoritaire des idées reçues ? La bêtise : un défi, un réel qui est là, qui résiste, qui traîne, un peu comme la gigantesque vermine de Kafka. Dans Déplace le ciel, il y a cette phrase : « Moi je préfère être bête, comme ça c’est fait, je suis bête ». On peut être devant une phrase qui est aussi évidente qu’un coin de table mais il faut tout un travail pour rendre cette phrase à la pensée générale, comment faire partager ça, et en même temps, c’est jubilatoire. Toujours le décalage entre les mots et les choses. Dans Louise, elle est folle il y a un moment autour de la cuisse de Berthe. Berthe est la vache préférée de quelqu’un, il reconnaît la cuisse de Berthe dans son assiette, mais il la mange, il avait faim…

Contrairement à une vision explicative, sociologique, psychologique, etc., qui cherche à faire des catégories, des cases, des cas, je trouve qu’il faut partir du fait que tout le monde peut tout penser. La question du personnage recoupe la question de l’identité, et bien loin d’être donnée une fois pour toutes, l’identité est toujours en train de s’inventer, elle est un perpétuel bricolage. Un personnage s’inscrit toujours dans une polyphonie, du fait même qu’il parle, qu’il est traversé par le réel du langage, et la dimension politique est toujours là : comment vivre ensemble fait toujours partie des questions urgentes – et les personnages peuvent donner des contours à cet « ensemble ».

4Dans Mon Amérique commence en Pologne, sous la forme de ce qui pourrait être un journal des années 60, on retrouve les débats, les faits d’une période historique : guerre d’Algérie, guerre du Vietnam notamment. Dans Mathias et la révolution, on retrouve des liens d’une période historique à l’autre : « On est dans un trou de l’Histoire (…). On n’a pas de travail, on accepte n’importe quoi, on se prête à des expériences pour des entreprises pharmaceutiques, on crève ». Le réel, dans ses dimensions historiques, sociales et politiques, serait-il votre matériau d’écriture ?

Par rapport à l’Histoire, à la dimension historique du réel : rappeler que l’Histoire, c’est aussi le retour du refoulé, des questions non résolues, et la tentative perpétuelle de recouvrement, le silence, la banalisation, ce que j’ai appelé la « civilisation du cliché ». Le réel, traumatique, est présent dans des formes très ordinaires, « l’usine », « les dossiers », « se vendre », et la distance, le point de vue politique, va avec une dé-banalisation, un étonnement.

Le cinéma traverse vos livres et vos préoccupations et vous êtes aussi membre du comité de rédaction de la revue de cinéma Trafic. La question du traitement du réel et de son inscription politique au sein de la création serait-elle commune à l’écriture littéraire et cinématographique ? 

J’ai beaucoup appris du cinéma américain classique, du néoréalisme italien, des films de Chaplin, de la Nouvelle Vague, et la réflexion de Serge Daney a été très importante pour moi. J’ai toujours eu le désir d’attraper le réel du cinéma que j’aime et de trouver des « équivalents », des « correspondances » en écrivant : construction d’un récit ouvert, suspendu, de personnages qui arrivent toujours au milieu, de dialogues précis, condensés, utilisation des « outils » du cinéma, montage, gros plans, plans moyens et plans d’ensemble, hors champ, gags, recherche du point de vue. Par exemple, comment refiler au lecteur une question comme celle qui termine A bout de souffle de Godard : « Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? », avec regard caméra et hors champ qui font que la question rebondit, et que le spectateur, dans ce Paris, printemps 1960, pleine guerre d’Algérie, torture, sent que cette question le regarde. Récemment Déplace le ciel a commencé avec le désir de trouver des « équivalents » écrits au cinéma burlesque, qui me semblait correspondre à certains aspects du réel de maintenant, et le texte a démarré avec les mots « clic clac » qui renvoyaient à la fois au film de Chaplin One A.M., où il y a un lit pliant, et à l’ordinateur qui sait tout…

Cette recherche autour des « équivalents » et des correspondances d’un domaine à l’autre, en particulier du cinéma à un travail d’écriture littéraire, semble participer d’un intérêt que vous portez pour des travaux et des projets transversaux prenant en compte différents domaines artistiques : théâtre, cinéma, littérature, etc. Quels sont vos projets dans ces domaines ? D’autre part, répondant à cette question du rapport « création et politique », Nathalie Quintane, dans un entretien précédent que j’ai également réalisé pour Diacritik, affirme : «  Je ne sais pas si mes derniers livres sont – beaucoup – plus politiques que les précédents, mais ce qui est sûr, c’est que l’époque que nous vivons tous nous force à l’être ». Comment situez-vous vos projets de travail au regard de cette démarche et dans cette perspective ?

J’écris en ce moment des « levers de rideau » adaptés de Mathias et la Révolution sur le thème « Où en est-on de la Révolution française ? » pour la Comédie de Caen, et je travaille aussi à un spectacle sur Kafka et le cirque. J’aime beaucoup travailler pour le théâtre, c’est un lieu où peuvent s’inventer de nouvelles formes, de nouvelles façons de faire entendre les mots et le conflit toujours présent dans le langage, entre le langage « usé », consensuel, endormant et autre chose. C’est un lieu de travail collectif, qui peut être un lieu de recherche, d’expérimentation, et le moment actuel me semble requérir beaucoup de recherche et d’expérimentation, un véritable changement du cadre de pensée, si on ne veut pas que la fin de la civilisation capitaliste industrielle de masse, fin dans laquelle nous sommes, ne tourne à la fin du monde.

Leslie Kaplan, L’excès-l’usine, Hachette/POL, 1982 et POL, 1987 ;
Le psychanalyste, POL, 1999 ;
Les Outils, POL, 2003 ;
Fever, POL, 2005 ;
Toute ma vie j’ai été une femme, POL, 2008 ;
Louise, elle est folle
, POL, 2011 ;
Déplace le ciel, POL, 2013 ;
Mon Amérique commence en Pologne, POL, 2009 ;
Mathias et la révolution, POL, 2016.