Peu à peu, Laurent Deglicourt (Le voyage minuscule 6/22)

© Laurent Deglicourt

Maman est folle / on n’y peut rien / mais j’veux pas qu’on la vole / ni qu’on l’emmène au loin, chantait autrefois William Sheller.

Peu à peu, ma mère s’éloignait. Sa mémoire vacillait ; elle, d’habitude si désespérément raisonnable, devenait illogique, angoissée. La phobie sociale qui, toute sa vie, avait attendu son heure, œuvrant à bas bruit, prenait maintenant son essor et l’enveloppait. Tout l’effrayait ; elle oubliait son carnet de chèques chez l’épicier du coin (qui, bonne pâte, le lui rendait dès qu’il la recroisait et la sermonnait gentiment) ; elle commençait à tapisser l’appartement de pense-bêtes divers. Peu à peu, cette pratique se développa de façon inquiétante. Les informations qui y figuraient étaient répétées plusieurs fois, sur des papiers différents. Son esprit fonctionnait désormais en boucle ; la boucle initiale était effacée par la suivante, et ainsi de suite, à l’infini : les cercles de l’enfer… L’aide à domicile que j’avais mise en place l’avait un peu rassurée au début. Mais la jeune femme qui venait chaque jour chez elle peinait à endiguer ce qui ressemblait de plus en plus à un délire permanent ; les médecins ont une expression terrible pour désigner ce qui lui arrivait : démence sénile. La spirale sur l’écharpe avait tout de suite attiré mon regard. Je crois que c’est une des dernières sorties que nous avons faites avec elle, Gabriel et moi ; c’était à Saint Valery sur Somme, au bord de la baie (mon père aimait cet endroit ; il disait que c’était le début – ou la fin – du monde). J’avais été frappé, en découvrant l’image sur la planche-contact, par le degré d’absence de ma mère.

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