Jane Smiley avouait récemment, lors d’une table ronde au Festival America, être « obsédée » par ses personnages, « pas parce que je les aime ou pas, mais parce qu’ils sont complexes ». Dans ses romans, c’est à travers eux que se figure et s’incarne l’Histoire, « pas dans son intégralité mais de manière fragmentaire ». Ils sont la pierre de touche de la trilogie Un siècle américain dont paraît le premier volume, Nos premiers jours, chez Rivages, dans une remarquable traduction de Carine Chichereau.
Tout commence en 1920 : Walter Langdon, « vingt-cinq ans demain », concrétise son rêve, acheter sa propre ferme et non plus travailler pour son père, s’installer avec sa femme Rosanna, faire de cette exploitation agricole de l’Iowa son propre espace, un lieu où s’écrira la saga de sa famille. La guerre vient de finir, l’avenir est ouvert, exaltant même si l’ampleur du défi panique quelque peu Walter et que le monde semble au bord de l’abîme.
Le roman suit les Langdon au fil des années, de 1920 à 1953 dans ce premier volume de la trilogie et traverse avec eux les grands épisodes collectifs, historiques comme sociaux, de ces décennies : la grande Dépression, la seconde guerre mondiale, le communisme, l’émancipation (complexe) des femmes, la difficulté de faire des études quand, comme Frank, on est fils de fermier, que le père caresse sans doute le rêve secret que son fils aîné reprenne la ferme familiale, quand la mère pousse les ambitions intellectuelles de quelques-uns de ses cinq enfants. La structure du livre peut sembler simple : 33 années, 33 chapitres, une logique narrative qui épouse celle du temps qui passe, mais aussi les longues plages monotones et répétitives quand rien ne semble bouger, les moments de ruptures et de crises, les lentes mutations comme les ellipses soudaines.
Dans un cadre en apparence objectif et chronologique, c’est bien une temporalité intérieure que rend la romancière, dans une forme si classique en apparence, jouant d’une polyphonie brillante puisque chaque moment est vu à travers une sensibilité différente, un point de vue ; c’est dans la sensibilité et l’imaginaire du lecteur que se forme l’image complète, que la saga prend vie, que ces personnages qui pourraient, dans les cent premières pages, paraître si ordinaires se muent en êtres aux destins emblématiques de ce premier vingtième siècle américain. Dans ce premier volume, c’est en particulier à travers Frank que le roman se modèle et se métamorphose : en 1921, le lecteur découvre le monde à travers le regard de l’enfant qui grandit, il entre comme lui dans un univers inconnu, la ferme de l’Iowa comme le roman. C’est par lui qui « aime le vaste monde dont nous ne savons rien » que le roman sort de l’Iowa pour Chicago, Washington ou l’Europe durant la guerre — « Le monde change, il faut que quelqu’un aille voir ce qui se passe afin que nous y soyons préparés ». Et il en est ainsi pour chaque personnage dont le lecteur suit la destinée, chacun tour à tour au premier plan ou silhouette, dans ou hors d’une histoire qui se construit aussi dans les blancs et les ellipses, les souvenirs et les hypothèses, comme toute vie.
Roman de la filiation, du poids du passé et des traditions, du nom dont il faut aussi se libérer — « au début on se disait que des gens tels qu’Eloise, Frank et Lilian avaient fui, après, au bout d’un moment, on comprenait que c’étaient des éclaireurs » —, Nos premiers jours est de ces « classiques instantanés », de ces livres qui synthétisent un moment, le portent à travers des personnages si forts qu’ils semblent des individus, le temps de la lecture et bien après le volume refermé. Et le lecteur se trouve, comme Rosanna au moment de Thanksgiving 1948, face à ce qui a été peu à peu, imperceptiblement, construit :
« quelque chose était né à partir de rien — une vieille maison se retrouvait remplie, ne serait-ce que pour une soirée, de vingt-trois univers différents, dont chacun était riche et mystérieux ».
Le lecteur, à la fin de ce premier roman, n’a qu’une hâte : poursuivre sa découverte du siècle à travers le regard sensible et virtuose de Jane Smiley, retrouver les Langdon et leur il était une fois l’Amérique.
Jane Smiley, Nos premiers jours, traduit de l’américain par Carine Chichereau, éditions Rivages, 2016, 592 p., 24 € — Lire un extrait
A noter, la parution d’Un appartement à New York, en Rivages poche, dans une traduction d’Anne Damour (304 p., 8 € 70).