Le poète ? – un créateur d’êtres de papiers. D’un fragile oiseau en cage, oui, mais pas n’importe lequel : un guide, une espérance, un art de lire.
« La huppe »
« Ô lecteur, mon frère, ma sœur, goûte avec nous une dernière histoire – à la bonne heure !
un jour
un pays lointain – terre de l’encens et des aromates
un pays familier du mouvant de l’existence
un poète est entré dans un marché
il a acheté une cage artisanale en bois
et des bouts de ficelle
pour y loger – quoi
un oiseau en papier »

Dans le célèbre poème soufi « Le Cantique des oiseaux » en effet, le personnage de la huppe est celui qui conduit les trente mille oiseaux pèlerins tout au long de la quête de leur roi, le fabuleux Simurgh, qui se révèle surtout être une quête de la foi véritable, et finalement une quête d’eux-mêmes.
Avec Mon nom est aube, Abdourahman A. Waberi livre un magnifique art poétique, où le déchiffrement du poème, le rythme patient de la lecture, l’écoute des signes, est une découverte de soi et des textes sacrés, et aussi, en définitive, du religieux au sens large. Le poète est celui qui, confectionnant des textes à partir de « bouts de ficelle », voit éclore des poèmes qui guident le lecteur, tels une huppe, vers la méditation et l’apprentissage de l’art de la lecture.
Mêlant indissociablement écriture poétique et lecture des textes sacrés – du Coran – l’auteur propose ici un formidable plaidoyer en faveur de la tolérance et de l’ouverture. Ainsi évoque-t-il les lecteurs trop rapides des textes, enclins à en proclamer des lectures rigides, voire fanatiques :
« Je compte accueillir face à face ou côte à côte
les mules rétives et les scorpions furieux perdus
dans les ruelles de leur folie
peu enclins à déchiffrer aujourd’hui le livre de la création et d’atteindre le cap de la belle espérance
car l’on sait qu’ils ont, eux aussi, un cœur
en attente
de la proximité
la loi n’est pas le chemin qui mène à la source
il y a méprise depuis des siècles
que ça doit en arranger beaucoup
qui galopent à perdre haleine
keffieh de guingois
moustaches lisses et sourires en déroute »
Par un vibrant hommage aux pouvoirs de la lecture, Waberi dénonce les
« scorpions » et les « mules » qui ne prennent pas le temps de déchiffrer les textes dont ils prétendent pourtant s’inspirer. Et pourtant, il les accueille tout de même dans l’espace du poème, engageant le dialogue avec eux, puisqu’ils ont « eux aussi, un cœur ». Préférant le mystère de la huppe, l’« éclat qui jaillit du poème / bouquet de phrases courtes » (p. 104), la contemplation et l’étude patiente de soi, le poète dégage dans Mon nom est aube une méditation somptueuse sur l’art d’être un croyant, c’est-à-dire un lecteur.
Reprenant le motif de l’artiste démiurge qu’il avait déjà développé dans le très profond Aux États-Unis d’Afrique avec le personnage de Maya, A. Waberi en fait ici un thème central, au fondement de sa poétique.
Composé de trois sections, « Âme qui vive », « L’air de rien » et « Exercices spirituels », le recueil célèbre l’aube, tout simplement. Sous cet augure du titre, c’est donc avec humilité que le poète nous invite à le suivre sur le chemin qui nous fait sortir de la nuit, en toute modestie, au détour de notations apparemment anodines, sans faste ni prétention. C’est un souvenir qui émerge, c’est le regard absorbé d’une lectrice sur un divan de plumes, c’est la vision du Jardin des plantes en hiver à Paris, c’est la robe couleur de deuil de la mère, c’est la peur d’un coup de fil un soir d’angoisse et de tristesse. Du quotidien, donc, naît l’aube – l’éveil à soi.
Dédicataire du recueil, le philosophe Souleymane Bachir Diagne notait déjà dans Comment philosopher en islam ?, que la lecture constituait un « mouvement d’émergence continue » du fidèle, caractéristique de la pensée de l’islam. Lisons donc, lisons, sinon nous sommes perdus : car la lecture déploie un autre langage, « par-delà les mille nuques de la meute » (p. 145) et par-delà le « raffut du troupeau » (p. 53). Cet autre du langage, c’est « le langage animé des abeilles » (p. 87) qui, une fois récité à voix haute, dit le vrai de l’être. Iqra, « lire » : ce premier mot de la révélation du Coran qui est aussi le premier mot de l’un des poèmes du recueil, est une véritable injonction que l’on peut décider d’entendre au sens sacré aussi bien que profane. Car en effet, Waberi, ancien pensionnaire de la Villa Médicis, enseignant de création littéraire à Washington, lauréat du Grand Prix littéraire d’Afrique noire, signataire du manifeste Pour une littérature-monde, touche ici à l’universel, résolument. Que l’on soit croyant ou pas.
Car tout est affaire en réalité de lecture, d’herméneutique, d’amour des autres et d’amour de la langue. Discrètement intime, la seconde section évoque notamment la naissance de l’enfant (« C’est une fille »), les photographies que l’on retrouve au hasard (« Sépia »), ou encore la séparation et le deuil (« Absence », « Ô mère »). Partir de soi pour
dire l’universel, dans et par le Coran, dans et par les grands mythes de la littérature : c’est le trajet de lecture proposé par ce recueil.
Et l’on traverse les amours de Majnoun et Layla, Christian Bobin – au détour d’un exergue –, les belles roses de Shiraz. Et l’on savoure les croisements et les intersections produits par la composition du recueil. Tandis que l’« Islam de France » devient un sujet politique, repris, instrumentalisé, objet de campagne, sans doute est-il utile de lire les poètes. Là, loin du « raffut », les textes dialoguent, circulent, s’échangent. Plus que tout autre chose, « [les gouvernements] doivent œuvrer pour la circulation des histoires entre les divers peuples et les différentes cités comme Paris tombeau ouvert, comme cette Rome ensommeillée ou cette Vienne crépusculaire. […] Le mouvement d’identification, de projection et de compassion, voilà la solution » (Aux États-Unis d’Afrique, p. 162). Sans doute est-cela, l’urgence : lire.
Abdourahman A. Waberi, Mon nom est aube, Vents d’ailleurs, 2016.