La pratique du réseautage social est riche d’enseignements (parfois jusqu’à la lie) et l’importance prise par les Facebook, Twitter, Instagram et autres Snapchat, Linkedin et plus récemment Litsy dans la vie de tous les jours n’est plus à démontrer. Mais ces derniers temps, avec la montée en puissance de la compétition entre les majors et l’émergence de nouveaux médiums… les réseaux sociaux vivent une mutation sournoise peu exempte de reproches.
Envie de partager la photo du petit dernier qui ne fait pas encore ses nuits mais qui est si mignon quand il tète la queue du chat au lieu du sein de sa maman ? Facebook est fait pour vous (et votre progéniture grimaçante ne dépareillera pas entre un gif de loup déguisé en mouton et la vidéo d’un skater idiot qui n’a rien trouvé de mieux à faire que de se filmer en train de rejouer la scène du métro de Subway dans la salle d’attente de son dentiste). Vous vous sentez l’âme d’un journaliste 2.0 qui a à cœur de relayer toute la misère du monde en moins de 140 signes sans avoir besoin de citer ou le tact de vérifier vos sources ? Allez sur Twitter. Tenté par la profession de lanceur d’alerte ou de grand reporter en streaming instantané histoire (au passage) de vous procurer une surface médiatique personnelle pour la modique somme d’un forfait mobile ? Foncez sur Périscope…
Au-delà du sarcasme, reconnaissons qu’aujourd’hui les réseaux sociaux sont complètement intégrés à la vie quotidienne et médiatique. Il ne se passe pas une journée sans que les présentateurs, les reporters, commencent ou terminent leur sujet par « les réactions sur les réseaux sociaux ont été nombreuses ». En parallèle, il est devenu primordial pour les médias d’être présent sur Internet pour atteindre lectorat, auditeurs, téléspectateurs… Et les réseaux jouent dès lors le rôle ambivalent de diffuseur et de générateur de contenus.
Les médias qui retranscrivent ce qui se dit, fait, montre sur les Facebook, Twitter et autres − à la fois la source et cible de l’information − agissent (parfois) comme si la vox populi était devenue la vox dei. Une voix que les responsables des réseaux dits sociaux tentent aujourd’hui de canaliser, peut-être d’orienter, en modifiant leur logiciel à leur avantage (comme par exemple en contraignant les médias à payer davantage pour continuer à être diffusés largement) sur ces lieux de rassemblement de l’audience et du commentaire en ligne. Dès lors, par une analogie toute gauloise – en assumant au passage le calembour et l’analogie facile avec l’oppidum, « fortification de type celtique généralement aménagée en surplomb, protégée par des fossés » qui justifie le titre de cet article – on peut raisonnablement craindre que les « lieux de refuge et de rencontre » des opinions ne soient plus les agoras et forums d’avant, quand la parole était libre et non régulée par des lignes de codes informatiques…
Les places fortes de la pensée unique
Là où le bât blesse, c’est que de plus en plus de réseaux sociaux (des plus hégémoniques aux plus récents encore assez confidentiels) prennent le chemin inquiétant de la segmentation (de la sélection des membres jusqu’à la division des opinions diffusées) : récemment, Facebook a modifié l’algorithme qui détermine ce que chaque utilisateur voit apparaître sur sa timeline au nom d’une politique de reach (sans jeu de mot) qui permet au fournisseur de service de mettre en avant les publications des amis. Au détriment des pages, groupes et événements.
Source : Techcrunch
Au nom de l’importance de la portée (on parle bien de l’analyse marketing de la population-cible et non des cohortes de chatons rigolos qui (sur)peuplent les fils des conversations), les utilisateurs risquent de ne plus y retrouver leurs petits s’ils espéraient s’informer de manière exhaustive : Facebook a mis en place un filtre qui choisit ce qu’il est bon de lire ou non en fonction de leur cercle d’amis, des goûts recensés (via l’option idoine qui permet de déclarer urbi et orbi que l’on «aime» Coldplay, Cyril Hanouna ou Nicolas Sarkozy ou… Facebook). De fait, votre compte est susceptible de prendre une coloration relativement uniforme selon vos centres d’intérêts, votre orientation politique, vos tropismes… en se fondant également sur les goûts de vos amis, des amis de vos amis, des amis des amis de vos amis. Ad lib. Imaginez-vous dès lors être au cœur (et à l’origine) d’un entre-soi customisé puisque l’algorithme ne viendra vous proposer aucun sujet qui fâche et vous confortera dans vos croyances (des plus anodines jusqu’aux plus viles) en ne vous donnant à lire que des choses qui vous agréent. Cela dit, c’est plutôt économique : Serge Dassault sera assuré de ne pas lire d’articles qui ne le mettraient pas en valeur sans avoir à financer un grand quotidien national. Facebook s’en chargera pour lui. Plus sérieusement, le site Motherboard évoque le cas d’un partisan du « Remain » en Grande-Bretagne dans l’impossibilité de trouver des posts Facebook se réjouissant du « Leave », simplement parce que Facebook l’avait identifié comme étant contre le Brexit…
En poussant un peu le raisonnement, on pourrait même trouver que ce type de décision (i.e. le choix par une intelligence artificielle de la pertinence ou non d’une information) est quelque peu anti démocratique puisqu’il va à l’encontre du pluralisme, restreint la diffusion de l’information et empêche toute contradiction nécessaire à un potentiel débat. Dès lors, la perception du monde qui vous est renvoyée n’est plus qu’une portion (in)congrue à l’ère de la globalisation, après avoir subi un filtrage à votre corps numérique défendant mais consentant (puisque vous avez accepté les conditions générales du service). Pour reprendre l’exemple du patron de journal sus-cité (et en mettant cette fois-ci de côté toute perfidie visant l’indépendance des organes de presse), une fois les sources filtrées pour votre bon plaisir, au milieu de cette chambre d’écho aseptisée, vous ne courrez pas le risque de tomber sur une nouvelle qui ira contre vos Zones d’Intérêts Réelles (pour renvoyer à la notion marketing de « ZIR » qui entend cerner les motivations profondes des consommateurs). Il n’empêche, si toutefois vous n’êtes pas l’affidé d’un mouvement qui aime à proclamer « on est chez nous », vous vous exposez à vivre (au moins virtuellement) dans un espace-temps où la pensée unique d’un logiciel règne en maître de vos préoccupations.
Rendons à ces ZIR ce qui leur appartient
Devant le peu d’échos que rencontrent les effrayants effets de bord du Facebook version été 2016 dans la presse, on peut se poser la question de savoir si cette tendance au confinement des idées va s’étendre à d’autres sites. Et surtout, est-ce que la flatterie unilatérale des instincts des utilisateurs n’est pas déjà en marche si l’on en croit les trends de Twitter ou la multiplication des réseaux catégoriels ? En effet, si sur Twitter on n’est pas encore à proposer des publicités ciblées (quoique… en cherchant bien…) calquées sur les suiveurs et les suivis, l’algorithme qui préside à la mise en relation permet de se connecter « parce que » l’on suit untel ou unetelle. Qui lui-même est en relation avec chose, qui lui aussi « connaît » truc (les fameuses « personnes que vous pourriez connaître »)… ad lib encore.
Au passage, les « trending topics » (ou « sujets tendances » en plus ou moins bon français) ne sont ils pas déjà des manières d’orienter – pour en pas dire formater – les débats ? En soumettant les utilisateurs à la loi purement statistique qui fait remonter les sujets dont « tout le monde parle » en temps réel, Twitter n’est-il pas en mesure de fabriquer le débat. A l’heure où j’écris ces lignes (en omettant le sujet du jour sponsorisé par une marque de confiserie pile à l’heure du goûter), #LesPrincessesOntDesPoils, suivi de #ComplimentEnCarton et un peu plus loin de #10DowningStreet sont au top des intérêts des Twittos. Et je me demande (en cédant 10 secondes à la tentation de croire à un potentiel complot) ce qu’il en serait si un algorithme bidouillé (par un humanus ex machina) décidait seul des sujets les plus en vue ? Par exemple, pour interpeller sur le sort des migrants quand bien même aucun bateau gonflable prévu pour six n’a chaviré aujourd’hui avec 44 personnes à bord ou pour inciter à voter Dupont-Aignan qui après tout n’est pas plus bête qu’un autre quand il s’agit de faire des promesses électoralistes intenables. On peut dès lors imaginer que la création de toutes pièces de topics serait à même de faire naître (par génération peu spontanée) des courants d’idées (sinon de pensées) à force de répétition, influençant les réactions des pros et des antis et permettant d’orienter la discussion au gré des besoins d’audience.
Lors des récents attentats, histoire de faire mentir le postulat d’un monde qui se referme sous le joug des algorithmes, les utilisateurs des réseaux (et les réseaux eux-mêmes) ont néanmoins montré leur capacité à s’ouvrir, à s’étendre et à passer outre les barrières purement informatiques. Les messages d’entraide, les informations, les alertes ont été postées, relayées. Les images aussi malheureusement, avec tout ce que cela suppose de voyeurisme morbide et d’irresponsabilité crasse de la part de certains médias télévisés et de pseudo-organes d’information, comme le pointe fort justement Télérama.
Le gouvernement des GAFA est là
Comme le suggère Olivier Ertzscheid (Enseignant-chercheur, Maître de Conférences en Sciences de l’information et de la communication) sur son blog affordance.info, « le gouvernement des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon, NDLR) est là. Que cela nous plaise ou non. Twitter donne l’alerte et informe en temps réel, Facebook rassure via sont Safety Check et Google assure les informations contextuelles d’urgence post-attentat ». L’auteur de ce superbe texte rend compte de la puissance des réseaux quand il s’agit de « savoir très exactement comment les choses vont se passer », avec fatalisme mais beaucoup de justesse. Les réseaux devançant les networks institutionnels et parfois même concourant à aider les services publics, faisant barrage aux appels à la haine, ne cédant pas à la rumeur, incitant à la mesure et à respecter le travail des forces de l’ordre, Olivier Ertzscheid l’assure : « les grands médias n’ont ni l’éthique ni la déontologie de la foule de Twittos anonymes. »
C’est donc la responsabilité de tous que de contribuer à garder ce monde ouvert. Car les pratiques de Facebook (quand il s’agit de sérier les articles visibles au nom d’une hypothétique pertinence mathématique) ne sont-elles pas une nouvelle forme de censure à l’heure où de plus en plus d’internautes utilisent le réseau social pour s’informer, se cultiver, se parler ? Et dès lors, quid de la liberté de l’utilisateur s’il ne peut plus choisir ce qu’il peut ou veut lire ?