Festival Normandie Impressionniste : Parcours de portraits et paysages

Wiliam Klein © Jean-Philippe Cazier

Le 16 avril a été inaugurée la 3e édition du Festival Normandie Impressionniste qui propose à travers la région normande un ensemble foisonnant d’expositions, de spectacles vivants, d’événements cinématographiques, lyriques, chorégraphiques – sans oublier le numérique, l’organisation d’ateliers, d’activités pédagogiques, de conférences, de rencontres, etc. Jusqu’au 26 septembre, l’ensemble de la Normandie, en plus de son patrimoine et de la beauté de ses lieux, devient l’occasion de s’immerger dans un monde culturel qui, pour cette édition, se veut résolument contemporain.

Orlan © JP Cazier
Orlan © Jean-Philippe Cazier

En effet, si le festival se place sous l’égide du mouvement impressionniste, les expositions et manifestations qui composent cette édition 2016 privilégient les artistes et démarches contemporains. Le thème du portrait sert de fil rouge à l’ensemble du festival, en référence au renouvellement de l’art du portrait que l’on constate chez les peintres impressionnistes, aux nouvelles déclinaisons qu’ils ont initiées autour de cette thématique – le portrait étant à entendre comme celui du visage mais également comme le portrait d’une époque, d’une société, ou encore comme autoportrait, autoreprésentation de soi, avec là aussi un questionnement renouvelé du « soi » psychologique, social, physique, organique, etc. L’importance que de nombreux artistes impressionnistes accordaient à l’émergence et à la diffusion de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques – train, architectures de fer, électricité, photographie, etc. – les conduit non seulement à faire le portrait d’une époque en mouvement, le portrait d’une évolution en train de s’opérer, mais aussi à identifier et favoriser le contemporain. L’impressionnisme reconfigure le rapport de l’art à l’histoire en général et à sa propre histoire, redéfinit le rapport de l’art à la société, aux techniques, aux modes de vie, privilégiant le point de vue du contemporain et sur le contemporain – c’est-à-dire favorisant le mouvement et le nouveau.

C’est en s’inscrivant dans cette logique que la 3e édition du Festival Normandie Impressionniste met l’accent sur l’art contemporain et accorde une place importante aux jeunes artistes, au numérique, à la photographie, aux interrogations actuelles sur l’histoire et les sociétés, aux rapports entre les cultures tels qu’ils peuvent être pensés et problématisés aujourd’hui, etc.

A travers la thématique du portrait et à partir de cette référence aux impressionnistes, la 3e édition du Festival propose une déclinaison évidemment partielle mais suffisamment englobante de thématiques et de propositions pour permettre de découvrir et de questionner ce qui est en jeu aujourd’hui autour des thématiques de la représentation de soi et des autres, de l’identité, des dimensions sociales, historiques, culturelles de nos existences, des nouvelles possibilités technologiques, du corps, etc. Et bien sûr de l’art et de ce qu’il peut être ou faire.

Parmi les nombreuses manifestations prévues, quelques-unes ont déjà commencé, en particulier un certain nombre d’expositions diverses mais également intéressantes.

Orlan © JP Cazier
Orlan © Jean-Philippe Cazier

Ainsi, au FRAC Normandie Caen est proposée une exposition d’Orlan, artiste dont la présence est plus que judicieuse au sein du Festival puisque, dès le début de son travail, elle se situe au croisement de toutes les interrogations qui traversent cette édition : statut du corps et exploration de ses identités, de ses possibilités ; interrogation critique et plurielle du rapport à soi, des composantes sociales, technologiques et esthétiques de ce rapport ; questionnement du politique ; utilisation constante de nouvelles technologies ; réinvention des formes et moyens de l’art, du statut de l’artiste, de son implication dans sa propre œuvre qui devient une expérience de soi, etc.

Si l’exposition reprend des vidéos anciennes réalisées par Orlan au cours de ses diverses interventions de chirurgie plastique, elle montre également des œuvres récentes qui prolongent ses recherches sur l’utilisation du numérique et ses séries sur l’hybridation et les cultures précolombiennes. Le FRAC a ainsi réuni quelques-unes des œuvres qu’Orlan a réalisées en référence à l’Opéra de Pékin, aux masques utilisés par ses acteurs et danseurs, les œuvres présentées pouvant être regardées à travers un système de réalité augmentée permettant de suivre les transformations et acrobaties d’un avatar d’Orlan.

D’autres œuvres font également partie de l’exposition, œuvres numériques en 3D reprenant le thème de l’écorché ou produites à partir des nouvelles technologies de l’imagerie médicale, Orlan mêlant des scans de son crâne avec des images agrandies de ses propres cellules.

L’on voit ainsi comment elle prolonge et radicalise davantage son travail, l’enrichit de dimensions plus complexes encore, faisant apparaître la beauté d’un nouveau type d’image, exhibant le corps non plus simplement dans ses composantes externes mais aussi et surtout internes, jusqu’au niveau des cellules, des dynamiques du corps vivant dans toutes ses dimensions.

Que devient le soi dans ces conditions ? Un ensemble étonnant et pluriel d’univers qui ont chacun leur beauté mais aussi leur définition, leurs possibilités.

C’est également ce qui ressort de son travail sur le masque et la culture chinoise : je suis ce que je deviens et peux devenir par les hybridations dans lesquelles je m’engage, par l’usage de techniques et technologies nouvelles, par les rapports que je peux inventer ou créer.

La vidéo de l’opération de chirurgie esthétique que l’on peut visionner dans l’exposition et projetée sur grand écran montre des images sur lesquelles est incrustée la forme d’une croix, la voix d’Orlan récitant un texte dans lequel est affirmée la possibilité pour l’être humain non pas de se penser à partir d’une création réalisée une fois pour toutes mais de se créer lui-même sans cesse – affirmant par-là sa nature essentiellement plastique, c’est-à-dire aussi esthétique (avec toute la polysémie de ce terme), mutante et hybride, son autonomie par rapport à une volonté qui pourrait être celle d’un Dieu ou d’une Nature. L’identité est ici plurielle et mobile, redéfinie constamment à l’intérieur de rapports nouveaux avec l’histoire, le politique, la culture, les technologies.

Une réalisation également visible dans l’exposition montre une sorte de totem composé de crânes humains dont le premier, au sommet, est un moulage réalisé en 3D du propre crâne d’Orlan, et permettant de percevoir une autre dimension de l’œuvre de cette artiste déterminante de l’art contemporain : le rappel de l’art des vanités, de l’omniprésence de la mort que nos vies incluent nécessairement et qui, en un sens, nous sépare de nous-même – à moins qu’elle ne soit l’occasion d’une autre transformation.

A partir du 25 juin, l’Église Saint-Sauveur de Caen accueillera elle aussi une exposition d’Orlan intitulée Expérimentale mise en jeu, inspirée cette fois des jeux vidéo et de ses nombreuses possibilités.

Œuvre de Florent Lamouroux © JP Cazier
Œuvre de Florent Lamouroux © Jean-Philippe Cazier

Également à Caen, dans le très bel espace de l’Artothèque installée au Palais Ducal, il est possible de découvrir « Seuls/Ensemble », une exposition collective qui réunit 18 artistes contemporains et fait une large place à une jeune génération de créateurs. Conformément au thème général du Festival, l’exposition s’organise autour du thème du portrait et le fait varier selon des partis pris cohérents et pertinents. L’exposition, qui associe la peinture, la photographie, la vidéo et l’installation, propose une interrogation sur le portrait en relation avec certaines caractéristiques de notre époque : les mutations sociales, économiques, historiques, subjectives et le statut de l’individu au sein de celles-ci ; l’émergence de nouveaux outils technologiques comme la caméra vidéo ou les appareils photographiques numériques ; l’apparition et l’omniprésence d’internet et des réseaux sociaux par lesquels chacun peut diffuser ses propres images du monde et de lui-même – tout ceci conduisant à appréhender de manière nouvelle ce que peuvent être et signifier aujourd’hui faire une image, faire une image de soi ou des autres, le statut du modèle, les rapports nouveaux que l’individu peut construire avec les autres, avec lui-même, avec le monde, etc.

Cette exposition réunit des œuvres qui, du point de vue technique autant que thématique, font varier ces questions, s’intéressant tour à tour au rapport de l’individu à la société de consommation, à la culture et à l’identité, au politique et à l’histoire, à la société de surveillance, à l’espace intime et urbain, au quotidien et à ses nouveaux modes, aux cultures nouvelles ou anciennes, etc.

Si plusieurs œuvres sont concernées par le thème de l’aliénation, certaines s’attachent particulièrement à ceux et celles qui sont habituellement exclus de l’image, ou qui sont saisis par elle pour être davantage enfermés dans des identités marginalisées et stigmatisées.

C’est le cas d’une installation qui associe des descriptions de réfugiés écrites par Ettore Labbate et des images de paysages fictifs réalisées par Axelle Rioult : les portraits de migrants ne peuvent pas être vus, ils ne peuvent ici qu’être imaginés à partir de l’association de ces textes et images qui ne montrent pas les migrants mais font surgir au cœur de notre esprit ceux qui demeurent habituellement hors-champ. Par là, cette œuvre ajoute une signification supplémentaire aux déclinaisons du portrait : le portrait virtuel, imaginaire, purement mental.

Rejoignant les thèmes de l’identité et de l’aliénation, le questionnement concernant le statut de la photographie et de l’image, l’exposition présente des extraits de la série « Shoplifters » de Mohamed Bourouissa qui utilise et travaille des photographies trouvées de voleurs pris en flagrant délit et exhibées dans une supérette de New York. Ces portraits ayant à l’origine pour but de dénoncer publiquement et d’exposer aux yeux de tous des individus ayant commis un acte hors-la-loi sont donc d’abord les moyens d’un pouvoir, d’un étiquetage social, et sont liés à un ordre économique qui condamne celui qui en enfreint les règles : ils servent dans un premier temps à produire une identité stigmatisée, identité sociale et collective autant qu’aliénante. Lorsque Mohamed Bourouissa s’en empare, c’est pour en détourner à la fois la finalité et l’esthétique : les photographies banales deviennent des objets de contemplation, empreints d’une certaine beauté ; les personnes photographiées passent du statut de voleur à celui, valorisé, de modèle prenant part à une œuvre d’art. Celle-ci, interrogeant une certaine utilisation sociale actuelle de la photographie, questionnant les techniques photographiques d’aujourd’hui et les usages qui peuvent en être faits, s’engageant dans un détournement des codes – y compris esthétiques – et une subversion des contextes, est par toutes ces dimensions une œuvre indissociablement plastique et politique qui s’appuie sur plusieurs points fondamentaux de nos sociétés contemporaines.

L'atelier de Thomas Lévy-Lasne (résidence Artothèque Caen) © JP Cazier
L’atelier de Thomas Lévy-Lasne (résidence Artothèque Caen) © Jean-Philippe Cazier

L’artothèque de Caen a eu de plus l’excellente idée d’inviter en résidence, durant une période de l’exposition, le peintre Thomas Lévy-Lasne qui a installé son atelier à l’intérieur du Palais Ducal, ce qui permet à tout un chacun de visiter celui-ci, de regarder le travail de création d’œuvres, de dialoguer avec l’artiste. Cette résidence ajoute une dimension au thème général de l’exposition et le décline de manière originale, puisque ce dispositif se présente aussi comme un moyen de réaliser le portrait d’un artiste qui offre au regard des visiteurs les processus de sa création, qui existe en chair et en os dans le même espace que l’observateur, avec lequel il est possible d’interagir directement – et non par le simple biais d’internet ou des œuvres –, chacun étant ainsi conduit à réaliser lui-même, mentalement, le portrait de l’artiste à l’œuvre, portrait nécessairement subjectif, pluriel, engageant chacun et la représentation de soi dans la création d’un rapport à un artiste vivant et de l’image mentale qui peut en être produite.

Logis abbatial de Jumièges © JP Cazier
Logis abbatial de Jumièges © Jean-Philippe Cazier

Un autre très beau lieu d’exposition qui prend part au Festival Normandie Impressionniste est l’Abbaye de Jumièges, située à 30 km de Rouen, qui propose deux expositions. La première se tient dans le parc de l’Abbaye et réunit huit artistes contemporains – dont la plupart œuvrent habituellement dans le domaine du land art – qui produisent ici des œuvres en rapport avec la nature comme élément primordial, anonyme, avec les éléments naturels du parc de l’abbaye, avec sa géographie, et avec bien sûr la présence de l’ensemble abbatial. On pourrait considérer qu’il s’agit là d’une interprétation singulière du thème du portrait puisqu’il s’agirait de réaliser des portraits de la nature ou du lieu qui accueille les œuvres.

Nils-Udo © JP Cazier
Nils-Udo ©© Jean-Philippe Cazier

Ainsi, Nils-Udo, à travers son œuvre « Sanctuaire » semble présenter le visage d’une nature à protéger, menacée, pour laquelle il réalise ici un espace de préservation, ce qui est une des significations du « sanctuaire ». Si le thème du sanctuaire résonne avec la présence de l’Abbaye, l’espace sanctuarisé décidé par l’artiste peut être aussi le lieu où, par-delà l’appréhension technique et utilitaire d’un monde naturel réduit à une matière dont l’homme peut faire ce qu’il veut, la nature est élevée au rang non de divinité mais de présence qui dépasse cette représentation humaine contemporaine, présence qui demeure autonome par rapport à l’homme et persiste dans la souveraineté de ses forces élémentaires : la vie, la mort, les processus vitaux multimillénaires qui demeureront sans doute alors que l’homme aura disparu depuis longtemps. La forme émergente et triangulaire de l’œuvre connote l’artifice, mais un artifice qui n’ajoute pas à la nature et n’est pas l’instrument de sa négation : un artifice qui est plutôt le signe d’un art avec la nature, produit avec les matériaux, les possibilités et les forces de celle-ci, impliquant l’évolution naturelle, et dont le but et le sens sont d’abord l’exaltation d’une nature qui n’est pas domestiquée et anthromorphisée mais qui apparaît en elle-même selon ses propres puissances.

Sanctuaire, Nils-Udo © JP Cazier
Sanctuaire, Nils-Udo © © Jean-Philippe Cazier

C’est une logique proche que l’on retrouve dans le « Lit d’arbre » de Christophe Gonnet qui agence la structure métallique et horizontale d’un lit avec le tronc vertical d’un arbre, provoquant une rencontre paradoxale entre une vie naturelle et une réalisation technique artificielle, entre une matière brute et vivante et celle, élaborée et inanimée, d’un objet quotidien du monde humain, entre l’horizontalité de l’ici-bas et le mouvement vertical vers un au-delà . Si la réalisation de Christophe Gonnet semble insister sur l’écart entre l’univers naturel et le monde humain, elle produit en même temps une étrange rencontre : le lit peut être perçu comme une excroissance aberrante de l’arbre, une sorte de branche impossible, mais il permet également, à la fois, le rappel que l’homme demeure soumis aux forces naturelles du sommeil et du corps, et, en s’y allongeant, la tête contre le tronc et visage tourné vers le ciel, de ressentir les vibrations de l’arbre sous le vent, de percevoir le spectacle de ses branches mobiles avec, par-delà celles-ci, la présence immense d’un ciel sans trace humaine, imperturbable, comme un au-delà de l’homme, de l’histoire, de l’existence qui est la nôtre. Là encore, le rapport artistique à la nature est pensé comme rapport à une réalité primordiale et non humaine, mais aussi en résonance avec le cadre de l’abbaye : si le lit de fer peut rappeler les lits sans confort caractéristiques de la vie dévote, son installation telle que l’a réalisée l’artiste est l’occasion moins d’un repos que de la perception d’un réel qui dépasse l’homme, de la contemplation d’un ciel immense, avec toutes les connotations spirituelles, métaphysiques et religieuses que cette contemplation peut convoquer.

Vestiges, Anne Barrès © JP Cazier
Vestiges, Anne Barrès © Jean-Philippe Cazier

Toujours à l’intérieur du parc, la sculptrice Anne Barrès a installé un ensemble intitulé « Vestiges » qui résonne avec l’environnement naturel en lui empruntant, analogiquement, ses formes et ses dynamiques. Mais si l’ensemble sculpté qui est ici mis en scène montre des formes qui rappellent le végétal, il s’agit pourtant d’un végétal métallique qui évacue donc, par définition, la vie qui anime le végétal, les mouvements propres du vivant, les cycles de croissance et de dégradation qui rythment la vie. L’ensemble se dresse d’ailleurs, au sein du parc, à l’intérieur d’un périmètre artificiel débarrassé de toute herbe et de toute fleur. L’œuvre peut donc être perçue comme une reprise de la nature par l’artifice, reprise qui implique l’empêchement des processus naturels, leur mise à mort en quelque sorte. Inversement, la présence affirmée de formes qui évoquent d’étranges végétaux, le mouvement autant descendant qu’ascendant de ces formes, l’ombre qui au pied de chaque tige de métal rappelle la réalité d’une nature mobile et changeante, peuvent tout autant connoter la persistance de la nature par-delà ou malgré un monde qui s’en détourne et la détruit. L’œuvre d’Anne Barrès est donc ambiguë, n’exprimant ni une exaltation de la nature ni une dénonciation du monde humain, mais un entre-deux instable, où la vie et la mort sont indissociables, comme la nature et l’artifice, chacun existant ici par rapport à l’autre, à l’intérieur de l’autre, avec et contre l’autre, dans un rapport qui se définirait comme une sorte de déséquilibre incessamment recommencé – jusqu’à ce que l’un, peut-être, l’emporte sur l’autre. Cependant, par cette mise en scène de forces qui se heurtent et se relient, par l’évocation des thèmes de la vie et de la mort, l’installation d’Anne Barrès peut aussi, de manière radicale, être regardée comme l’émergence des forces les plus élémentaires de la nature : la vie, la mort, la destruction, la poussée vers la vie, l’élan vital stoppé et sans cesse renaissant – mais avec, peut-être, à l’horizon d’un mouvement qui s’épuise, l’arrêt de toute vie.

Gisants, Ghislaine Portalis © JP Cazier
Gisants, Ghislaine Portalis © Jean-Philippe Cazier

Le thème de la mort et de la vie, de leur intrication, est également présent dans la proposition de Ghislaine Portalis. « Gisants » est constituée de plusieurs tombeaux végétalisés, le symbole de la mort étant ici lié à la nature et à ses cycles : le pourrissement mais aussi la croissance, la destruction et la création, la disparition et le renouveau. Par cette installation, Ghislaine Portalis rejoint ce qui apparaît comme un dénominateur commun à l’ensemble des œuvres dispersées à travers le parc de l’abbaye : l’art y prend en charge les forces et processus fondamentaux et atemporels de la nature pour mieux la faire exister, pour interroger notre rapport à la nature, pour créer une œuvre qui est une création avec la nature et non qui lui impose une situation qui la nie – mais aussi pour dessiner les contours d’une pensée métaphysique qui, rattachant l’homme à un univers et à des rythmes plus larges que lui, immuables et irrévocables, rend possible une méditation sur ce qui, échappant à l’homme, impose pourtant une nécessité à laquelle il ne peut se soustraire, son inscription dans un univers qui le dépasse. L’œuvre de Ghislaine Portalis fait donc écho à la proximité de l’abbaye et au monde métaphysique qu’elle implique, participant à la transformation du parc en un espace à travers lequel déambuler autant qu’à contempler, un espace qui n’est plus simplement un lieu à travers lequel se déplacer mais qui suscite la méditation et devient par là un espace mental.

Les quatre Sorel, Mireille Fulpuis © JP Cazier
Les quatre Sorel, Mireille Fulpuis © Jean-Philippe Cazier

C’est cette dimension mentale de l’espace que semble avoir retenu Mireille Fulpius qui, avec « Les Quatre Sorel », réalise une installation se référant à Agnès Sorel, favorite de Charles VII, et dont, après son décès à Jumièges, le cœur fut déposé dans un tombeau à l’intérieur de l’Abbaye. L’artiste appréhende le lieu de son intervention comme un lieu d’histoire et de mémoire, sa dimension mémorielle guidant la réalisation de l’œuvre conçue comme une sorte de mémorial. Le thème de la vie et de la mort se retrouvent donc ici mais aussi, et peut-être surtout, l’imaginaire. Si la vie d’Agnès Sorel relève autant de l’histoire que de l’imaginaire collectif, l’installation de Mireille Fulpius semble également favoriser le thème de la forêt en mobilisant l’imaginaire ancestral et riche qui s’y rattache. « Les quatre Sorel » peut effectivement être vue comme une forêt à parcourir – ce qui redouble l’espace du parc – et dans laquelle se perdre comme dans un labyrinthe à la fois naturel et psychique : ce parcours et cette perte s’accompagnent de craintes profondes et anciennes autant qu’ils peuvent être compris comme le symbole de nos existences qui, à un certain niveau, échappent à notre maîtrise et nous soumettent à un univers implacable et effrayant.

Les œuvres qui constituent l’exposition « À ciel ouvert » déploient donc un ensemble complexe et riche de relations avec la nature et l’Abbaye, un ensemble cohérent bien que multiple qui fait de sa visite une expérience pour la perception autant que pour la pensée, permettant des portraits singuliers de la nature, du lieu lui-même et de l’homme.

Abbaye de Jumieges © JP Cazier
Abbaye de Jumieges © Jean-Philippe Cazier

Dans un autre espace du parc, à l’intérieur du Logis abbatial, l’abbaye de Jumièges propose une autre exposition. « En/quête d’identité » réunit des œuvres récentes de 16 artistes contemporains qui mêlent photographie et vidéo. Le titre de l’exposition indique que le portrait et l’autoportrait sont ici problématisés à partir de l’identité comme quête et interrogation, comme recherche, revendication, mais aussi comme un horizon distant qui, peut-être, ne peut que demeurer tel et doit demeurer tel. L’installation de l’exposition prend le parti de faire résonner les œuvres contemporaines présentées avec les œuvres lapidaires qui constituent la collection du Logis.

Salle consacrée à Leila Alaoui © JP Cazier
Salle consacrée à Leila Alaoui © Jean-Philippe Cazier

On trouve cette volonté dans la salle consacrée à la photographe Leila Alaoui. Les grands formats magnifiques de la photographe sont mis en regard avec des gisants du moyen-âge, produisant un jeu pertinent de correspondances et d’écarts. Si les couleurs très marquées des photographies, ainsi que les modèles et leurs habits, contrastent avec l’austérité des sculptures tombales, soulignant ainsi une diversité culturelle et humaine, en même temps les poses et postures des personnes photographiées, les cadrages et mises en scène de la photographe, résonnent singulièrement avec les attitudes des personnages sculptés, produisant cette fois des rapprochements et analogies qui ouvrent un espace à l’interprétation et à l’imaginaire. Dans cette mise en perspective de deux types d’art, de deux mondes, l’identique et le différent, le commun et le dissemblable se mêlent autant qu’ils s’éloignent, se croisent autant qu’ils demeurent à distance, selon des rapports qui questionnent l’identité de l’homme comme sa pluralité inhérente.

En parcourant les autres salles du Logis, on peut retrouver des œuvres d’Orlan mais aussi celles d’artistes d’une génération plus jeune. Par exemple, les photographies que Valérie Belin consacre à des sosies de Michael Jackson proposent une déclinaison personnelle du thème du portrait et de l’identité à partir du simulacre, d’une re-présentation dans laquelle cohabitent le vrai et le faux, l’original et la copie. L’identité est ici à la fois recherchée et impossible, objectivée dans des signes visibles et reconnaissables mais déviant toujours par rapport à ce qu’ils sont supposés signifier : aucun sosie de Michael Jackson ne ressemble absolument au chanteur pop, aucun n’est réellement Michael Jackson, celui-ci n’étant sans doute lui-même que son propre sosie, un reflet éloigné de lui-même. Dans ces conditions, le rapport à soi passe d’abord par un rapport à l’autre, une identification à des codes et modèles qui peut être aliénante et de toute façon ratée mais qui peut être aussi l’indice d’une possible invention et création de soi.

Une autre salle propose le beau travail que la photographe Olivia Gay a réalisé avec des femmes en milieu carcéral. Il s’agit ici de rendre possible un autre regard sur ces femmes, un regard non plus aliénant, accusateur et stigmatisant, au service d’un système de surveillance – l’espace carcéral pouvant également, de manière métaphorique, renvoyer à l’espace social –, mais contemplatif et choisi, attentif à la singularité de la personne. La beauté formelle des photographies d’Olivia Gay participe d’une forme de réappropriation de soi que la photographe rend possible pour les détenues, dans une démarche qui peut faire écho avec celle de Mohamed Bourouissa ou à celle d’Ettore Labbate et Axelle Rioult, tous trois présentés à l’Artothèque de Caen : permettre la sortie, même symbolique, hors d’une identité aliénante, rendre possible une identité valorisée pour ceux et celles qui sont épinglés à des identités dégradantes, qui sont habituellement exclus de toute reconnaissance, de toute présence dans l’image collective.

Une salle est également consacrée au photographe Omar Victor Diop qui se met lui-même en scène dans ses photographies organisées selon un réseau complexe de codes artistiques et publicitaires, de références à l’histoire ancienne et contemporaine, aux cultures européennes et sénégalaises, etc. Ces réalisations ont pour effet de troubler et problématiser les découpages historiques tranchés, les évidences culturelles établies, les identités figées et binaires, aboutissant à un questionnement sur l’identité qui ne peut que demeurer ouvert, soulignant comment celui-ci ne peut être appréhendé par l’individu qu’à partir de relations multiples, conflictuelles, convergentes autant que divergentes – ce qui peut également être perçu comme une invitation à inventer soi-même son identité ou à jouer de la pluralité des identités possibles.

C’est cette approche plurielle et problématisante de l’identité qui serait le dénominateur commun de l’ensemble des œuvres proposées au Logis, la mise en évidence que celle-ci n’est justement pas une évidence mais ne peut être l’objet d’une appropriation qu’à partir d’une interrogation sur l’histoire, sur la société, sur l’image, sur la culture, sur le corps et le visage, sur les signes – une approche qui réfléchit sur les conditions et les effets de l’identité et souligne que l’identité n’existe toujours qu’à l’intérieur d’un cadre de relations qui laissent à l’individu un espace où il demeure possible de décider de soi et de s’inventer, se créer soi-même.

C’est cette façon contemporaine de questionner l’identité qui est développée de manière particulièrement pertinente et élaborée dans les vidéos et photographies de Moussa Sarr, dont on peut voir plusieurs œuvres dans une salle du Logis mais aussi à l’Artothèque de Caen. A travers, là aussi, une mise en scène de lui-même, en tissant dans son travail un réseau serré de références, de contrastes et de résonances, en utilisant volontiers les ressources plastiques et les connotations autant historiques que symboliques du noir et blanc, Moussa Sarr montre comment les questions de l’identité, de l’individu existant et se pensant à l’intérieur d’un ensemble pluriel de relations inextricables, de la prise de distance possible et inventive par rapport aux identités et identifications imposées, correspondent à des questions fondamentales aujourd’hui pour se penser soi-même et penser les autres aussi bien d’un point de vue collectif, politique, que singulier et subjectif.

Exposition William Klein © JP Cazier
Exposition William Klein © Jean-Philippe Cazier

A quelques kilomètres de Jumièges, Rouen offre évidemment elle aussi, durant le Festival, un ensemble varié de manifestations. Si de nombreux lieux proposent des expositions et des événements culturels, l’Abbatiale Saint-Ouen a choisi de se consacrer à l’accueil du photographe William Klein à travers une exposition de grands formats qui résonnent de manière bienvenue avec les dimensions imposantes et l’architecture du lieu. Sont ici réunies des œuvres de diverses séries célèbres : New York, Rome, Tokyo, Paris, à travers lesquelles William Klein réalise autant le portrait de ces villes que celui de leurs habitants toujours pris dans la foule urbaine et pourtant existant en tant qu’individus avec leurs expressions singulières, leurs gestes, leurs regards. C’est ce contraste entre la multitude et l’individu, entre le social et le particulier, qui, de manière conflictuelle et tendue, organise ces photographies de William Klein mais aussi celles de photographies de mode également présentes dans l’exposition et qui retrouvent une dynamique similaire. Les œuvres photographiques qui constituent l’exposition insistent sur la façon dont Klein invente un nouveau mode du portrait : portraits réalisés dans des situations urbaines et sociales où le photographe ne peut lui-même que s’immerger ; portraits d’individus de la rue, sans renommée particulière, qui pourtant apparaissent dans la photographie comme des personnages singuliers, sujets d’une histoire, d’une situation, de sentiments et d’affects. Le grand format des tirages qui présentent souvent les corps et visages photographiés en taille réelle, voire surdimensionnés par rapport à la normale, conduit le spectateur à faire l’expérience de cette immersion dans l’espace urbain et humain qui est photographié, à s’interroger sur ce qui s’y produit, à rencontrer des individus qui tendent à sortir du cadre et à imposer leur présence réelle, vivante. Le spectateur est ainsi lui-même sollicité en tant qu’individu et participe de la réalité qu’il contemple mais de laquelle il ne peut demeurer distant. L’ensemble des séries proposées dans l’Abbatiale Saint-Ouen réalise donc le portrait d’une humanité compacte, collective autant que composée d’individus, de vies et d’instants singuliers – sauvés de l’anonymat du nombre et de l’oubli par l’œuvre d’art.

Le site du Festival Normandie Impressionniste avec la liste des manifestations et les conditions d’accès http://www.normandie-impressionniste.fr/

Exposition « ORLAN Today », du 23 avril au 20 août 2016, commissariat Sylvie Froux. Le site du FRAC Caen Normandie http://www.frac-bn.org/

Exposition « Seuls/Ensemble » : Dominique Angel, Adrien Belgrand, Jean Bonichon, Mohamed Bourouissa, John Casey, Gaël Davrinche, Alexis Debeuf, Léo Dorfner, Charles Fréger, Laura Henno, Ettore Labbate, Axelle Rioult, Florent Lamouroux, Iris Levasseur, Thomas Lévy-Lasne, Sophal Neak, Florence Obrecht, Moussa Sarr. Du 15 avril au 4 septembre 2016, commissariat Claire Tangy. Le site de l’Artothèque de Caen

Exposition « Jumièges à ciel ouvert » : Jacques Leclercq-K, Mireille Fulpius, Christophe Gonnet, Anne Barrès, Ghislaine Portalis, Nils-Udo. Du 27 avril au 30 décembre 2016, commissariat Jean-Marc Barroso.

Exposition « En/quête d’identité » : Leila Alaoui, Valérie Belin, Martial Cherrier, Omar Victor Diop, Olivia Gay, Stéphane Gizard, Orlan, Bruno Rosier, Cris Bierrenbach, Niklas Goldbach, Catherine Ikam, Johanna Reich, Rogerio Reis, Moussa Sarr, Cindy Sherman, Levi Van Veluw. Du 11 mars au 12 juin 2016, commissariat Dominique Goutard et Jean-Luc Monterosso.

Le site de l’Abbaye de Jumièges

Exposition William Klein, du 15 avril au 24 juillet 2016, commissariat Raphaëlle Stopin. La page de l’exposition William Klein sur le site de Normandie Impressionniste.