La moitié du fourbi n°3 : Visage

Après «Trahir» et «Écrire petit», la troisième proposition offerte à la réflexion et à la rêverie des plasticiens et auteurs de la revue de « Littérature & appels d’air » La moitié du fourbi, parue en ce début de printemps 2016, est « Visage ». Rien de plus contradictoire, de plus oxymorique pourrait-on dire, qu’un visage. Abyssale surface, intimité ouverte, infiniment vulnérable et exposé, il est invitation à la violence et injonction de ne pas tuer (l’expérience du visage chez Levinas), il est corps et hors corps. Parler du visage, c’est parler vérité du masque, s’immerger dans un présent hors temps, plonger au cœur de l’humain –pour croiser le regard des dieux, et parmi les vivants, pour y saluer les morts.

Le principe de la revue étant de laisser carte blanche à ses rédacteurs sur un thème donné, les contributions rassemblées dans ce beau numéro sont très variées en genre et en style. Essais, réflexions, souvenirs personnels, carnets intimes, proses poétiques et interviews interrogent différentes faces du Visage, depuis la figure antique d’Antinoüs et les portraits du Fayoum jusqu’aux selfies contemporains, l’ensemble accompagné de photographies, encres, peintures et captures d’écran… Autant dire qu’il y a là de quoi lire, regarder, apprendre et réfléchir.
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Le numéro s’ouvre sur un délicieux « Portrait en creux de Perec », par l’auteur de BD oubapien Etienne Lecroart — Oubapo : l’Oulipo du 9è art : jeu textuel puisque le lecteur peut déduire de la liste des propositions négatives établissant ce que Perec n’était pas et ne faisait pas, ce qu’il pouvait potentiellement être ou faire (c’est-à-dire tout le reste) et réussite visuelle, puisque les espaces en fin de lignes et entre les mots (les « blancs » du texte, mal nommés puisque le fond est noir) font surgir un profil.

indexS’ensuit un texte de Daniel Levin Becker sur la pareidolie, qui est « la branche visuelle de l’apophénie, tendance à discerner des motifs dans l’aléatoire ». Lire un ordre dans l’aléatoire, imaginer l’œuvre d’un Logos dans le Chaos, déchiffrer des signes qui peut-être n’existent pas… On est tout près des jeux oulipiens, on n’est pas loin de la folie, au choix. Nous voici mis en garde : l’homme n’a que trop tendance à voir des visages partout. Il y peut aller de sa survie (reconnaitre les signaux émis par un visage permet d’identifier une intention) mais tel est surtout «  l’enjeu de l’art » : « faire voir aux autres le visage qui vous cligne de l’œil ». (La pareidolie revient d’ailleurs dans le texte d’Alessandro Mercuri, sur le visage humain que l’on a cru reconnaitre sur les roches martiennes.)
A ce texte inaugural fait écho le dernier texte de ce numéro, sous la plume de Frédéric Fiolof (par ailleurs directeur de la publication) à propos de Genet et de son expérience d’« identité universelle de tous les hommes », qui fond tous les visages dans une même coulée de boue : « il n’y a pas de visage, sauf à l’écrire ou le chanter. La littérature, puissante et mélancolique est là pour ça ».

Le visage est-il donc partout ? Ou bien n’est-il nulle part ? exprime-t-il une irréductible individualité ou au contraire un anonymat universel ? Que montre-t-il – et que cache-t-il ? On a toujours envie de faire parler un visage, de lui faire délivrer une vérité, révéler un secret : dans « La crampe », d’Anne de Gelas, l’auteure, à travers photos et carnet, se montre exposée à sa propre absence, « moi effacée ». « Le secret, bien le garder au chaud », dit-elle. Dans « Trois visages dans l’ombre des mots », Antoni Casas Ros nous montre que c’est dans trois expériences de l’extase, l’éros, la création et le silence, qu’un visage s’approche de la vérité des êtres : plus s’exhibe un je trompeur, plus il faut chercher le réel dans l’ombre et l’ellipse. En revanche, dans « Trois marins morts sur l’île Beechey », d’Anthony Poiraudeau, autopsiés pour confirmer la mort par intoxication au plomb de l’expédition Franklin de 1846, les trois visages, morts, aussi bien conservés soient-ils, et « même extraordinairement évocateurs » ne racontent plus rien et « tout nous manque ».

Mais ces yeux s’ils ne disent rien ont tout vu : nous voyons les yeux qui ont vu la mort. La fascination pour le visage mort revient à plusieurs reprises. Visages peints connus sous le nom de « Portraits du Fayoum », ces minces tablettes de bois que l’on insérait grâce à des bandelettes de lin sur les sarcophages des défunts et qui les représentaient de face, nous regardant. Sous cette référence, Philippe Rahmy évoque la figure disparue de son père musulman et de sa grand-mère juive et Zoé Balthus raconte ce que le regard de ces portraits a de proprement « gorgonéen », selon le terme de Pascal Quignard. Il nous ravit, nous emporte l’âme à la fois dans le songe (Hypnos), le fantôme (Thanotos) et le désir fantasmatique (Eros). La place des morts parmi les vivants est aussi interrogée par ces photographies post-mortem dont la pratique était courante encore au début du XXe siècle. Garder l’image du visage, l’avoir sous les yeux, le revoir partout, le commémorer… Dans « Combien ça dure un visage », Sylvain Pattieu évoque à propos de sa mère ce désir de retenir quelque chose d’une disparition.12987231_1150538478331442_5423176860618497384_n

Qui n’est pas loin d’un désir de recréation. De rejouer la Création. Dans « Transfiguration », Romain Verger commente une performance d’Olivier de Sagazan : le torse d’un homme est recouvert d’une sorte de boue blanchâtre et plâtreuse, démonique, qu’il faut savoir briser pour respirer et parler. C’est un chemin vers « l’inhumanité », « la laideur », « la géhenne » et la mort (par asphyxie sous le masque). Mais n’y a-t-il pas aussi là quelque chose qui rejoue le geste prométhéen : de l’argile sortir un homme ? Revenir à l’homme ?

Quitter l’humanité, faire concurrence aux Dieux, c’est aussi un peu ce qu’évoque le texte d’Hélène Gaudy : Antinoüs, le jeune amant de l’empereur Hadrien, suicidé avant vingt ans et dont l’empereur a multiplié les effigies dans un geste d’une grande modernité, car en starisant sa figure par l’omniprésence de son image, il en a fait « un dieu mobile, incertain qui crée sans cesse ses propres avatars ». On cherche toujours dans la multiplication des masques la vérité  d’un visage (au risque de superposer la fiction et le réel comme dans le cas, vu par Alias, de Peter Lorre, à jamais prisonnier du masque de M. le Maudit) ; comme on cherche dans les photos d’une icône les raisons d’un succès. Ainsi de Pancho Villa vu par Sylvain Prudhomme : un visage assez quelconque, un sombrero, de grosses moustaches et des dents mal soignées : mais d’où vient le charisme de ce chef  révolutionnaire mexicain ?

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Peut-être de sa force de résistance. Peut-être un visage est-il un acte de résistance en soi. Ou, chez Frank Smith dans « Gros plan » un appel du « visage-peuple » à résister. Car un visage, même absent, même dans le manque, c’est d’une force inouïe. Sabine Huynh, dans « La sans-visage aux saxifrages », avec une encre de Bona Mangangu, psalmodie ses versets douloureux sur « la sans visage, le seul visage qu’elle a », et c’est celui qui échapperait aux coups, aux mensonges, aux absences, aux faux-semblants et aux mères mal aimantes, celui « d’une vérité sans visage », celui de la poésie. La fleur saxifrage sait comment on brise les roches les plus dures.

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Citons encore dans ce numéro, on le voit très varié, les « Visages de la Loi », de Hugues Leroy, qui s’interroge sur les normes biométriques qui nous imposent de regarder l’objectif « bien de face » et « sans sourire ». « The composites », capture d’écran du blog de Brian Joseph Davis, l’homme qui dresse le portrait robot des principaux personnages de la littérature – nous privant par là-même de notre désir. Et l’interview d’Agathe Lichtensztejn sur le selfie. Le terme, apparu en 2002, officialisé le 27/1/2011 lorsque parait le premier « #selfie » sur Instagram (c’était aussi le premier jour aussi des # sur les réseaux sociaux), est consacré par l’Oxford Dictionary en 2013. On comptait fin 2015 deux cent quatre-vingt-dix millions de clichés publiés sous « #selfie ». Or, que veut le selfie, cette image de soi toujours, par définition, accompagnée de commentaires, sinon saisir un moment « inaltérable » et « volatil », dire « je suis là, j’existe ». C’est-à-dire entrer en résistance contre « la neutralisation de l’univers social », et y remettre de l’humain.

Le site de La Moitié du Fourbi, revue papier de 112 pages, à propulsion bi-annuelle, 14 €

Ella Balaert écrit (romans, nouvelles) et invite à écrire , lit et invite à lire (dans La Nouvelle Quinzaine Littéraire). Communication, enseignement, rédactionnel institutionnel… elle a exercé différents métiers, tous  autour des mots. Actuellement elle fait parler les objets (dans un e-musée de l’objet) et les murs (dans des street fictions). Mais pas encore tourner les tables.

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