Marc Cholodenko : Un homme à terre (Il est mort ?)

Marc Chodolenko Les Pleurs (détail couverture)

S’il existe peu de livres dont le titre formule une question, il en est sans doute encore moins qui livrent la réponse en quatrième de couverture. Or c’est précisément ce qu’ose ici Marc Cholodenko ; et comme pour rendre la chose encore plus lumineuse, sinon plus coupante, titre et quatrième relèvent d’un seul et même énoncé, repris tel quel, au signe de ponctuation près : Il est mort ? Il est mort. Est-il d’ores et déjà besoin de préciser que l’enjeu de ce livre est homogène au temps qui s’écoulera entre ces deux formulations ?

Allons voir. Voici un homme à terre, un autre qui l’aperçoit, s’interroge : « Il est mort ? » Pas encore, semble-t-il, car le « mourant » en question, celui qui est là, allongé, en passe de mourir — autrement dit vivant —, est occupé, tandis qu’il réclame bizarrement sa poupée, à « re-susciter » l’hétéroclite théorie d’événements qui firent d’une vie échue son existence à lui. La mort étant « épuisement de la durée », ça lui prendra forcément un peu de temps. Et quand ce sera le moment, lorsque, « interrompu par l’apparition d’une faible lumière », cessera « le carrousel », les yeux du type se fermeront et avec eux, entre nos mains, ce petit livre sidérant de beauté.

Auteur d’une trentaine de livres, lauréat du Prix Médicis en 1976 pour Les États du désert, traducteur, scénariste et dialoguiste des films de Philippe Garrel, Marc Cholodenko est avant tout poète. Cela ne soumet en rien son écriture aux exigences d’un genre — il ne cesse à vrai dire de les maîtriser tous pour mieux les transgresser — mais traduit une façon d’être au monde dont il s’est expliqué, si je puis dire, dans La poésie la vie (P.O.L, 1994).

Comme souvent, par-delà sa singularité, chaque livre de Cholodenko tisse des liens plus ou moins secrets, des correspondances plus ou moins latentes avec ceux qui l’ont précédé. Si bien qu’il faut peut-être lire Il est mort ? en ayant justement à l’esprit La poésie la vie, en particulier sa phrase liminaire : « Quand on a fait de la poésie, et qu’on a cessé, on est mort : le jour où soudain il est possible de recommencer, la poésie est la vie : la vie, depuis le premier jour où on a écrit de la poésie, est la poésie. » Prise à la lettre, l’équation poésie = vie = poésie, maintes fois soutenue par Marc Cholodenko, rend soudain plus décisive encore l’écriture d’Il est mort ? Un peu comme si dans ce livre-là, plus que dans tous les autres, l’équation en question allait connaître une fois encore — « Une fois, une seule fois ? Ben oui. » — une mise à l’épreuve autrement plus sévère.

Un homme est donc au sol, « allongé là sur le trottoir et de corps tout prêt ». Que fait-il là ? Que lui est-il arrivé ? Le livre ne le dit pas. Qu’attend-il ? Pas grand-chose, sinon « qu’on lui apporte sa poupée et qu’on ne ferme pas la porte tant qu’il y est » — requête incongrue, dira-t-on, à ceci près qu’elle est la condition pour que s’enclenche en lui, humain gisant, l’ultime narration. On ne fermera donc pas la porte, celle de la maison ou l’autre, « ajourée », celle des « cabinets ». On laissera bel et bien ouverte cette porte, « symbole enfin des symboles quand elle ne sert pas d’image à ce qu’a de plus intraitable la réalité ». On fera mieux encore, on lira ; ce faisant, on poussera les deux battants, les deux volets du livre, celui de l’interrogation et celui de la réponse. Entre les deux, c’est-à-dire entre-temps se déploiera l’invraisemblable mise en intrigue dont Il est mort ? sera pour nous la chambre sourde. Tout cela aura lieu, inventera sa langue dans cet écart, cette ouverture dont l’écriture aura pressenti de toujours la merveille et le drame.

Rares sont les livres, on ne le sait que trop, sachant mettre au jour, pour reprendre la fameuse formule proustienne, ne serait-ce qu’« un peu de temps à l’état pur ». Si Marc Cholodenko y parvient ici de façon aussi émouvante, aussi grave, scrupuleuse et enjouée, c’est que l’expérience et l’attention que suppose le miracle d’être en vie l’ont convaincu depuis l’état d’enfance qu’« un instant suffit à ce faire pour peu qu’on y soit préparé ». Et c’est d’un savoir de cette nature, de nul autre, que se soutient justement l’équation cardinale formulée sans la moindre équivoque en 1994 : La poésie la vie.

Reste que ce « peu de temps », du fait de son éclat et de sa fugacité, ne se laisse percevoir, pas même apercevoir sans frais, sans artifice ni risque de déception. Cholodenko le sait bien et le mourant pas moins. Seule l’allégorie — cette manière d’évoquer par détour — peut leur venir en aide. Elle le fait en changeant chacun d’eux en un « petit pêcheur », espèce de voyeur pensif à jamais en faction, jour et nuit aux aguets, afin d’attirer, si la chance sourit, « à la surface la fulguration argent de l’événement ». Il n’est alors pas faux de dire qu’Il est mort ?, l’ouvrage questionnant où « la pensée se livre entière à la vision revenue », n’est au fond pas autre chose que le récit d’une partie de pêche. À ce détail près qu’une pêche de cet acabit s’avère quasiment miraculeuse. Par elle en effet, c’est l’existence, dans sa contingence la plus assumée, qui se voit rendue à sa pure et sublime idiotie : « ainsi le poisson arraché à l’onde, le kiki débusqué du caleçon demeureront-ils préservés dans la virginité temporelle de leur avènement, tandis que sur la page, allant et venant sans retenue à pas sonores et pesants, leurs représentants allégorisés illustreront à volonté et sempiternellement, par exemple, les surprises de l’amour et les aléas de l’inspiration ». Cruciale victoire sur le flux, le « panier des annales » ou contre l’oubli. L’homme pêche, il narre, sa joie fond « sur toutes les raisons immédiatement sensibles d’adhérer sans réserve à l’état du monde et de se conformer à son allégresse naturelle ». Il est mort ?, on le voit d’emblée, est certes un livre de poésie, mais de sagesse aussi bien car de poème en acte. Ce qui signifie, comme Cholodenko l’écrivait encore en 1994, que « la poésie est ce qui est retenu de la vie par amour de la vie ».

Allons voir, reprenons, le temps presse. Ce type, dont on ignore encore s’il est mort, est toujours allongé sous nos yeux. Visiblement, il a affaire. Au fond de sa poche, qui sait, peut-être y a-t-il toujours ce « petit soldat en plastique intrépide et discret ». Peut-être cet homme, intrigant sursitaire, est-il requis par le souvenir d’« une armature faite de quelques bâtons branlants liés par du fil de fer ». À moins qu’en lui défile un cortège d’images, celle d’un « tipi dressé dans la partie du jardin la plus éloignée de la maison », celle du « bombement de l’épaule », d’« un pull en coton blanc », celle du « jour losangé » découpé dans la porte, et d’autres. Quoi qu’il en soit, tandis que la lumière s’affaiblit, ce sont autant d’éclats qui finissent de le persuader qu’entre le dehors et le dedans, il n’y eut en vérité jamais de départ, plutôt un « perpétuel décollement », un incessant « recollement » rendus possibles par l’étonnant « frotti-frotta » de la vie même, laissant du même coup entrevoir une drôle d’« éternité quasi statique », écrit Cholodenko.

Nous en sommes maintenant à la page 92, le livre s’achève, la quatrième de couverture n’est plus très loin. À l’instant, on vient d’entendre l’illustre « confrère » : — « Mehr Licht », c’est ce qu’il a soupiré. Voilà. « Comme un rideau de scène descend, forçant le regard », la lecture se ralentit, une vie va s’éteindre. Peut-être va-t-elle seulement se retirer — Leibniz le prétendait — sur un plus petit théâtre. Tout cela, tout ce qu’expose et rapporte à l’« enfance muette » ce livre bouleversant, n’aura donc eu lieu qu’une fois. « Une fois, une seule fois ? Ben oui. »

Marc Cholodenko, Il est mort ?, éditions P.O.L, 2016, 96 p., 9 € — Lire un extrait