Je ne comprends pas le travail de Gilles Deleuze en détail. J’ose peu m’aventurer dans les ouvrages de philosophie, car je sais que mes connaissances en cette discipline comportent d’importantes lacunes, et que donc, je ne comprends pas tout lorsque j’en lis. Bref, tant que je n’aurai pas fait l’effort de rompre cette circularité (d’en faire une ligne ouverte), je risque d’en rester à cette situation tautologique avec la philosophie : parce que je lis peu de philosophie, je lis peu de philosophie. Néanmoins, parce qu’il y a L’Abécédaire, que j’ai beaucoup regardé, et que mes études d’histoire de l’art contemporain m’ont donné l’occasion de lire quelques textes de Gilles Deleuze (un peu de Mille Plateaux, un peu du Pli, un peu de L’Image-mouvement — ou, à une autre période Pourparlers), il m’arrive de me servir de concepts ou d’articulations de concepts que j’ai attrapés chez lui. L’Abécédaire a beaucoup fait, certainement, pour que Deleuze soit une référence fréquente chez les étudiants en histoire de l’art contemporain ou en arts plastiques au début des années 2000 (la période où je l’étais), et que ceux-ci utilisent assez fréquemment des petits morceaux de pensée deleuzienne, éventuellement à tort et à travers, attrapés là, sous cette forme orale et filmée, sans avoir à affronter la difficulté des livres pour en prendre connaissance.
Je ne comprends pas le travail de Gilles Deleuze en détail, mais je ne suis pas sûr de pouvoir non plus dire que je le comprends en général. En revanche, j’ai le sentiment (injustifié peut-être) d’avoir une perception d’ensemble du territoire que dessine et construit sa philosophie, mais cette perception d’ensemble est pleine d’espaces flous. Ce que je saisis de la pensée de Deleuze fonctionne souvent sur le mode visuel, par images ou graphiques, et pour moi la philosophie deleuzienne ressemble à un assemblage spatialisé d’images et de schémas, de vecteurs et de mécanismes. Comme un mélange de cartes de géographie, de diagrammes et de planches d’encyclopédies étendu sur un territoire, tantôt physique, tantôt mental, et bien souvent les deux en même temps, auquel il s’applique et qu’il anime tout à la fois. Ce territoire animé de mouvements, de tensions et de frottements que je me figure, et qu’on pourrait dire être l’image, au sens large, que je me fais de la pensée de Deleuze, et le cadre au sein duquel se forme ma compréhension de sa philosophie, comporte quelques principes, ou quelques lois (mais pas au sens de lois que la justice doit faire appliquer, au sens de lois de la nature) parmi lesquelles j’ai trouvé deux des choses les plus importantes que j’ai apprises grâce à Gilles Deleuze :
- Ce monde n’a pas besoin d’être sous le régime de principes transcendants, éternels et abstraits pour pouvoir fonctionner et être compris, il est intégralement immanent (c’est un « plan d’immanence », Pourparlers, p. 199-202).
- Pour tous les éléments que comprend ce monde, la question de l’essence est hors de propos et sans intérêt : ce que sont ces éléments, leur identité, ce qu’ils seraient hors de tout contexte particulier, tout cela n’a pas importance, voire pas de réalité. Ce qui compte, c’est : ce qu’ils font dans un contexte donné, l’effet qu’ils ont sur les autres éléments avec lesquels ils interagissent et inversement, la fonction qu’ils ont, comment ils s’agencent entre eux, les émotions et les mouvements qu’ils produisent ou suscitent, les signes qu’ils manifestent, etc. Chaque chose est toujours en train de devenir d’autres choses dans d’autres circonstances (ou en produisant de nouvelles circonstances), si bien que les êtres humains non plus ne sont pas à comprendre en termes d’essences, d’identités ou de sujets : « personne d’entre nous n’est une personne », dit Deleuze dans L’Abécédaire (à l’entrée « F comme Fidélité »).
À partir de ces deux lois, de ces deux principes, j’ai appris (grâce à Gilles Deleuze, donc) que le monde n’est pas moins complet s’il est totalement immanent et qu’il n’est pas appauvri ni moins compréhensible, au contraire, si on considère que les questions d’identité, d’essence et de sujet ne sont pas bonnes.
De cette perception générale de la philosophie de Gilles Deleuze, au sein de ce territoire intellectuel, je retiens certaines zones particulières, certains concepts, certaines formulations et images qui me permettent souvent de commencer à articuler ma propre réflexion sur un problème que je veux aborder. Une question qui m’interpelle peut devenir un sujet de travail pour moi parce des formulations ou des concepts deleuziens me permettent de commencer à les problématiser, et donc à me donner des premières prises pour que la réflexion s’agrippe. Par exemple, il y a quelques mois, j’ai commencé à réfléchir à la possibilité d’écrire (sous une forme que je ne connais pas encore, si jamais ce projet venait à se concrétiser) sur diverses questions d’animalité. C’est de L’Abécédaire qu’est venue la première idée pour commencer à constituer les problèmes qui m’interpellent : il y a des rapports humains à l’animal et des rapports animaux à l’animal (dans « A comme Animal »). (J’utilise l’expression « constituer le problème » à dessein, car c’est un autre enseignement important que j’ai tiré de Deleuze : l’importance de la constitution du problème pour fonder une réflexion qui ne soit pas qu’un défilé de considérations abstraites et finalement interchangeables, pour que celle-ci trouve sa nécessité particulière).
J’ai souvent entendu dire que la pensée de Gilles Deleuze est une excellente boîte à outils, où prélever des idées, des formulations, des images pour s’en servir, justement, comme outils pour un travail non-philosophique (littéraire par exemple), quand on n’est pas soi-même philosophe, et c’est en tout cas tout à fait ainsi que j’utilise ce que je comprends de la pensée de Gilles Deleuze. Ou plutôt : c’est comme cela que ce que j’ai saisi de Deleuze me vient : sous la forme d’outils de pensée. Des outils qui seraient à la fois tranchants, puisqu’ils permettent d’ouvrir le problème, et constitués de mécanismes ou produisant des forces parce qu’ils mettent en mouvement les éléments du sujet de réflexion. Ou aussi : des outils qui permettent de voir les lignes de force au travail dans la question, leurs tracés ou leurs fonctions, leurs rapports entre elles et à ce qui est extérieur à l’ensemble que constitue leur agencement.
Pour moi, le pouvoir de mise en mouvement et la qualité d’acuité de ses concepts philosophiques tiennent au fait que Deleuze excelle à produire des images ou des formulations à la fois concises, frappantes et articulées :
« La puissance elle-même est acte, c’est l’acte du pli » (Le Pli, p. 25).
Ou : « il n’y a pas de gros plan de visage, le visage est en lui-même gros plan, le gros plan est par lui-même visage, et tous deux sont l’affect, l’image-affection » (L’Image-mouvement, p. 126).
Ou encore : « Il n’y a pas de vérité qui ne ‘fausse’ des idées préétablies. Dire ‘la vérité est une création’ implique que la production de vérité passe par une série d’opérations qui consistent à travailler une matière, une série de falsifications à la lettre » (Pourparlers, p. 172).
Ou bien encore : « La majorité c’est personne, tandis que la minorité c’est tout le monde » (L’Abécédaire, « G comme Gauche »).
Un dernier exemple, pour le plaisir : « Les percepts ne sont pas des perceptions, ce sont des paquets de sensations et de relations qui survivent à celui qui les éprouve. Les affects ne sont pas des sentiments, ce sont des devenirs qui débordent celui qui passe par eux (il devient autre) » (Pourparlers, p. 187).
Souvent, ces formulations saisissantes ont une capacité à devenir des outils parce qu’elles résultent elles-mêmes d’un mouvement, et produisent un mouvement : elles déplacent des notions que la pensée oppose ou sépare habituellement pour les mettre dans un autre type de relations, dans d’autres agencements – car la pensée qui définissait des notions par des essences ne pouvait qu’opposer la vérité et les falsifications, la majorité des gens et aucune personne, et séparer la puissance et l’acte, tandis qu’une pensée qui appréhende les notions comme des événements ou des éléments en mouvement peut établir en quoi, dans le plan d’immanence, la puissance elle-même est acte, et en quoi la minorité est tout le monde. C’est ainsi que, même pour un non-philosophe comme moi, les concepts deleuziens mettent la pensée en mouvement, tout en étant disponibles pour l’emprunt. Gilles Deleuze lui-même empruntait beaucoup ailleurs, aux sciences et à la littérature, et c’est en empruntant à la physique qu’il décrit justement cette façon dont les mouvements des idées, des calculs, des images, des affects, etc., déplacent tout, et transforment les proximités en éloignements, et inversement : « il y a en physique quelque chose qui m’intéresse beaucoup, qui a été analysé par Prigogine et Stengers, et qu’on appelle ‘transformation du boulanger’. On prend un carré, on l’étire en rectangle, on coupe le rectangle en deux, on rabat une partie du rectangle sur l’autre, on modifie constamment le carré en le réétirant, c’est l’opération du pétrin. Au bout d’un certain nombre de transformations, deux points, si rapprochés soient-ils dans le carré originel, se trouveront fatalement dans deux moitiés opposées ». (Pourparlers, p. 196-170) (Cela permettant à Deleuze, en outre, d’analyser le cinéma d’Alain Resnais, c’est-à-dire de rapprocher des objets aussi distants qu’un film et des opérations de sciences physiques – qui avaient auparavant été rapprochées des méthodes du boulanger – pour les mettre en résonance).
Avec ces mises en relations inédites, Gilles Deleuze établit en permanence des équivalences entre les choses, pas des équivalences d’essences, mais des équivalences de fonctions, des équivalences de puissances ou d’effets dans des rapports et des situations particulières : par exemple, un gros plan fait de ce qu’il cadre quelque chose avec lequel on a le même rapport qu’avec un visage. D’où l’abondance chez lui de formulations en « c’est » :
« Le trait du Baroque, c’est le pli qui va à l’infini » (Le Pli, p. 5) ;
« La subjectivation, c’est la production des modes d’existence ou styles de vie » (Pourparlers, p. 156)
« La vérité, c’est de la production d’existence » (Pourparlers, p. 183)
« Écrire, c’est devenir, mais c’est devenir tout ce qu’on veut sauf devenir écrivain » (L’Abécédaire, « E comme Enfance »)
Je me sens très proche de ce mode de pensée, je m’y sens chez moi. Je ne saurais dire dans quelle mesure je tiens de Gilles Deleuze ce fonctionnement mental d’établissement d’équivalences de rapports (plutôt que d’équivalences d’objets) et d’événements[1], mais, pour parler comme lui, je me sens dans mon territoire au sein de ce mode de pensée. Pour écrire à propos de paysages, de lieux, d’espaces géographiques (c’est ce qui m’occupe le plus en écriture), il est pour moi essentiel de trouver en quoi, dans un paysage ou sur un site donné, dans telles ou telles circonstances, selon un certain mouvement et depuis une certaine distance, un élément architectural prend la valeur d’un monument, en quoi une maison isolée (ordinaire si on la considère comme un objet autonome) devient une ruine romantique, ou un jardin public une rature dans un dessin, en quoi un entrepôt trouve la fonction d’un mausolée, etc. Une ville entière devient un espace de fiction, ou l’énoncé d’une fable. La recherche de ce type de rapports avec le paysage est d’ailleurs indissociable pour moi d’une situation en mouvement : se mettre en mouvement dans le paysage, et mettre le paysage en mouvement autour de soi.
Puisque ce texte vaut bien plus en tant que récapitulation de ce que j’ai encore, dans ma situation précise et actuelle, à trouver chez Gilles Deleuze pour mon travail que comme explication de quoi que ce soit, et que l’écrire me donne l’occasion de lire Deleuze à nouveau, j’ajoute ceci pour terminer : dans le livre à l’écriture duquel je travaille actuellement, il sera question de désir de fuite pour rejoindre le monde en tant qu’espace ouvert, si la protection d’un chez soi, d’un intérieur immobile, produit de l’enfermement, mais que tout de même, les potentiels d’attraction de l’intérieur et de l’extérieur continuent de jouer entre elles et qu’aucune des deux n’abdique ni ne cède au profit de l’autre — dans le dehors, l’intérieur et l’extérieur ne cesseront de toujours négocier. Je parcours Mille Plateaux pour préparer l’écriture de ce petit texte sur Deleuze, et bien sûr, je constate et redécouvre qu’une partie des questions sur lesquelles il me reste à travailler dans les temps qui viennent est largement abordée par Gilles Deleuze (et Félix Guattari, ici). À ce sujet, cet extrait de Mille Plateaux concerne de près mon chantier d’écriture actuel (où ce qui a valeur de ritournelle m’est encore inconnu) – ce qui me donnera peut-être l’occasion de le lire, enfin, plus méthodiquement :
« Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos (…). Maintenant, au contraire, on est chez soi (…). Voilà que les forces du chaos sont tenues à l’extérieur autant qu’il est possible, et l’espace intérieur protège les forces germinatives d’une tâche à remplir, d’une œuvre à faire (…). Un enfant chantonne pour recueillir en soi les forces du travail scolaire à fournir. Une ménagère chantonne, ou met la radio, en même temps qu’elle dresse les forces anti-chaos de son ouvrage (…). Maintenant, au contraire, on entrouvre le cercle, on l’ouvre, on laisse entrer quelqu’un, on appelle quelqu’un, ou bien l’on va soi-même au-dehors, on s’élance. On n’ouvre pas le cercle du côté où se pressent les anciennes forces du chaos, mais dans une autre région, créée par le cercle lui-même. Comme si le cercle tendait lui-même à s’ouvrir sur un futur, en fonction des forces en œuvre qu’il abrite. Et cette fois, c’est pour rejoindre des forces de l’avenir, des forces cosmiques. On s’élance, on risque une improvisation. Mais improviser, c’est rejoindre le Monde, ou se confondre avec lui. On sort de chez soi au fil d’une chansonnette (…). Ce ne sont pas trois moments successifs dans une évolution. Ce sont trois aspects sur une seule et même chose, la Ritournelle » (Mille Plateaux, p. 382-383).
Anthony Poiraudeau a notamment publié : Projet El Pocero, éditions Inculte, 2013, 128 p., 13 € 90.
[1] Terme particulièrement deleuzien : « Dans tous mes livres, j’ai cherché la nature de l’événement, c’est un concept philosophique, le seul capable de destituer le verbe être et l’attribut », Pourparlers, p. 194.