Freud, Deleuze, Guattari: L’anti-Œdipe

Deleuze et Guattari (détail couverture de la biographie signée François Dosse, éditions de la Découverte)

Les principes de la schizoanalyse exposés dans L’anti-Œdipe et Mille Plateaux résultent en partie des recherches que Deleuze et Guattari ont menées séparément. Si L’anti-Œdipe implique un rejet de la théorie œdipienne, cela n’inclut pas pour autant l’abandon de Freud. Guattari et Deleuze soulignent l’ambivalence du « Père » de la psychanalyse qui invente une idée singulière de processus psychiques inconscients mais la réduit, en particulier avec Œdipe, en la repliant sur les formes les plus amoindries de la pensée et de l’existence. Alors qu’ils louent le génie de Freud pour son idée d’inconscient, sa redéfinition de la subjectivité, les nouveaux principes de la pensée et de la vie que son œuvre rend possibles, Deleuze et Guattari sont sans concession pour le Freud œdipien et oedipianisant. L’anti-Œdipe repose autant sur une critique systématique que sur un approfondissement et un prolongement des théories freudiennes.

Guattari se rattache à l’œuvre de Freud mais de manière critique, à partir de la psychothérapie institutionnelle et de la philosophie marxiste. Le freudisme est défini comme une conception idéaliste, « psychologie universalisante et abstractifiante », dont la condition et l’effet sont une réification du psychisme et de l’individu. En même temps, positivement, Freud « a légué les moyens de définir les rapports du sujet à l’autre en dehors des hypothèses idéalistes», puisqu’il « s’attaque d’emblée au statut du sujet qu’il définit comme fondamentalement inconscient, c’est-à-dire comme échappant, pour l’essentiel, aux déterminations individuelles, et comme marqué de façon indélébile par les relations structurales du groupe social » (Psychanalyse et transversalité, p.93).

Cependant, par les schémas interprétatifs qu’il met en place, Freud retrouve dans l’inconscient la forme commune de la subjectivité et « opère, en toute innocence, un constant glissement de plan qui lui fait régulièrement manquer la réalité sociale ». Si Freud « nous mène sur des pistes peut-être plus sûres que toute autre », son idée d’inconscient psychique demeure insuffisante car, configurant l’inconscient selon les formes de la subjectivité personnelle, il échoue à penser un inconscient séparé des représentations habituelles du moi conscient et à déterminer les conditions effectives de la subjectivité.

Guattari développe une logique de l’individuel, du singulier. Ce point de vue est déjà central chez Freud : accéder au psychisme individuel est possible par l’opération complexe et limitée de l’interprétation. Pourtant, les principes de l’interprétation freudienne sont trop abstraits et idéalistes, enfermant l’individuel dans une grille abstraite et universelle. L’idéalisme, l’abstraction et la tendance universalisante de la pensée freudienne (également critiqués par Deleuze dans son livre sur Masoch) masquent l’objet qu’elle se donne pour but de révéler. L’enjeu posé par Guattari consiste alors à déterminer des médiations relatives, adéquates aux singularités effectives.

Freud pense le symptôme comme expression de l’histoire personnelle d’un individu : celui-ci, à travers les symptômes ou signes qu’il produit, exprime son histoire privée, le signe ayant une signification essentiellement personnelle (dans Mille Plateaux, à travers la critique de la linguistique, est élaborée une redéfinition du signe-symptôme distincte des formes habituelles de la subjectivité et de la signification). Cette théorie se dégage mal de la forme habituelle de la subjectivité close à laquelle on pense pouvoir rattacher ses propres significations. Il est indifférent de définir cette histoire comme inconsciente, mettant en jeu des forces et processus impersonnels, si en même temps, comme le fait Freud, on la représente selon les coordonnées du moi et de la conscience : l’inconscient n’est pas différent de la subjectivité consciente, les mêmes coordonnées, les mêmes relations et références (père, mère, enfant, rapports familiaux bourgeois, etc.) s’y retrouvent à l’identique, élevées au rang de conditions a priori. Freud pense ainsi l’individuel selon les cadres habituels d’une subjectivité empirique toute personnelle.

Le freudisme fonctionne également à partir d’un mythe de référence auquel chaque singularité est référée : « C’est un peu de cette façon qu’une société primitive essayera d’expliquer tout ce qui se passe en référence à un mythe central, quitte à le modifier afin de mieux prendre en charge la totalité des manifestations à interpréter » (Psychanalyse et transversalité, p. 48).

L’interprétation suppose ainsi un récit totalisateur énonçant les figures et codes a priori de la subjectivité à partir duquel chaque récit particulier sera lu — Œdipe, la castration, le Père, etc. Il s’agit moins d’écouter que de vérifier (« De l’énorme contenu politique, social et historique du délire de Schreber, pas un mot n’est retenu », L’anti-Œdipe, p. 67). Là encore, demeure hors d’atteinte la singularité de la subjectivité, l’individu et sa réalité. Cette « hégélianisation forcenée » suppose que la réalité psychique soit déjà pensée, indépendamment de ses conditions concrètes particulières, que le sens transcendant que l’individu actualise soit déjà donné, que l’interprétation et la compréhension soient de l’ordre de la reconnaissance : l’interprétation psychanalytique efface l’expression inédite, le réel perd sa singularité, l’individuel disparaît dans un ordre abstrait qui dit par avance et clôt par là-même tout discours singulier. Une telle « référenciation homogène » s’appuie sur le présupposé d’une pérennité, d’une identité de ces figures et codes qui forment une réalité immuable, la réalité de la subjectivité, distincte de toute particularité historique, sociale, subjective et impliquent une même stabilité et identité du social (toujours le même père, la même mère, la même sainte famille, pris dans les mêmes rapports…).

L’idée d’un ordre en soi du psychisme lié à un ordre en soi du social s’articule à l’abstraction et à la tendance universalisante de la pensée freudienne, l’enfermant dans un idéalisme qui rate l’individuel et le coupe de sa réalité socio-historique (« Pour les psychanalystes traditionnels (…) on a toujours affaire aux mêmes fonctions paternelles et maternelles, toujours au même triangle (…). Ça semble idiot d’avoir à répéter des choses aussi évidentes, et pourtant il faut sans cesse dénoncer ces généralisations abusives : il n’y a pas de structure universelle de l’esprit humain ou de la libido », La révolution moléculaire, p. 19).

L’individu concret devient une abstraction qui catalyse des idées ou représentations universelles et abstraites. L’« idéologie freudienne » pose comme immuable ce qui est pourtant l’expression d’un ordre social, politique et historique relatif, qu’elle légitime en l’affirmant indépassable. Freud, introduisant dans les conditions de la subjectivité les codes, les relations, les mythologies de la société capitaliste, ne se sépare pas d’une intériorisation et légitimation de celle-ci. Le freudisme participe à la production de subjectivités capitalistes – le capitalisme, comme toute configuration sociale et politique, produisant un certain ordre économico-politique mais aussi des subjectivités particulières.

Pour Guattari, la structure sociale, politique et économique, englobe la production de subjectivités relatives à cette structure et l’analyse des subjectivités ne se sépare pas de celle des conditions concrètes de leur production, des processus de subjectivation toujours relatifs. Le politique ne se sépare pas du subjectif, et la psychanalyse ou la psychothérapie ne devraient pas être séparées du politique. De nouvelles subjectivités impliquent d’autres processus de subjectivation, d’autres configurations sociales et historiques (alors que l’identité du psychisme postulée par Freud présupposerait une pérennité des formes sociales capitalistes).

Freud n’en est pas moins jugé un opérateur fondamental : il pose les conditions d’un inconscient véritable, hors des schémas de la conscience et de la représentation, permettant de définir la subjectivité comme subjectivation produite en rapport avec un dehors. Guattari retient essentiellement de Freud l’idée d’une psychanalyse comme analyse de l’individuel (non synonyme de personnel), du singulier, la définition d’une subjectivité inconsciente, la détermination d’un inconscient producteur (non représentatif), la compréhension de la subjectivité comme effet d’un rapport à autre chose qu’elle-même, rapport au social, aux pulsions, à l’histoire, etc. Guattari suit ces directions en les menant dans un sens qui s’avère finalement différent de celui pensé par Freud : l’idée d’une subjectivité inconsciente implique que la subjectivité soit rapportée à des processus réellement distincts de la conscience et de la représentation, processus inconscients impersonnels ; la subjectivité, toujours produite, ne se sépare pas des conditions réelles de sa production ; la subjectivité n’existant que dans une relation à autre chose implique que cet « autre » soit défini de manière non pas abstraite et vague (la société, la civilisation, la guerre, le Père, etc.) mais concrète et relative, sociale, politique, élargi à un collectif social et politique autant que libidinal ; une analyse réelle de l’individuel implique de le penser non comme personne mais comme singularité collective, qu’il ne soit plus réduit à un objet étudié selon des schémas idéalistes ou scientistes mais abordé comme expression singulière à l’intérieur d’un agencement collectif.

Il faudrait appliquer à Guattari ce que François Zourabichvili écrivait à propos de Deleuze : l’insistance contagieuse de l’autre est un leitmotiv de sa pensée. Par cette insistance, Guattari serait le plus fidèle à Freud. Cet autre se rencontre à tous les niveaux, à condition de le soustraire aux formes habituelles de l’identité, de l’universalité, de la subjectivité : le rapport n’est plus intersubjectif, symbolique, communicationnel ni dialectique. L’autre (qui n’est plus nécessairement une autre conscience) acquiert tout un contenu historique, social, politique et libidinal à l’intérieur de processus de subjectivation.
Il s’agit toujours d’une « ouverture à l’altérité la plus complète », altérité politique, sociale, animale, cosmique…

Deleuze, avec ou sans Guattari, élabore une lecture sévère de Freud. Pourtant, de manière récurrente, les théories freudiennes sont utilisées autant que critiquées. Dans une grande partie de son travail, Deleuze met à l’épreuve sa propre pensée avec celle de Freud, au niveau théorique et de certains problèmes qui ne semblent pas pouvoir faire l’économie des développements freudiens. L’insistance de la critique, ses diverses formes, l’utilisation positive de plusieurs points de la psychanalyse, une certaine communauté de problèmes – tout cela apparente Freud à un intercesseur nécessaire. La critique de Freud relève alors d’une variation où il s’agit de faire « disjoncter », de « faire fuir » le système : « il faut remonter jusqu’aux problèmes que pose un auteur de génie, jusqu’à ce qu’il ne dit pas dans ce qu’il dit, pour en tirer quelque chose qu’on lui doit toujours, quitte à se retourner contre lui en même temps » (L’île déserte et autres textes, p. 192).

Freud serait d’abord important pour l’idée d’inconscient psychique et celle du sens comme effet (« [chez Freud] le sens n’est pas du tout un réservoir, ni un principe ou une origine, ni même une fin : c’est un ‘effet’, un effet produit, et dont il faut découvrir les lois de production », L’île déserte et autres textes, p. 189). Le sens n’est pas un donné immédiat ou une transcendance à découvrir par une pensée vouée à la reconnaissance : il est produit, impliquant un acte de production qui exige un inconscient de la pensée, « un jeu de forces s’accomplissant dans l’âme » (Freud, Introduction à la psychanalyse, p. 79). Est déterminante l’idée que la pensée a sa condition dans des mécanismes irréductibles à la conscience, impliquant autre chose que de la pensée, puisque, avec Freud, l’idée d’inconscient permet d’articuler de manière neuve la pensée et la vie.

Pour Deleuze, une question essentielle concerne la genèse de la pensée – comment penser est-il produit dans la pensée ? La réponse donnée implique des rapports singuliers entre la pensée, l’inconscient, le dehors (Différence et répétition, p. 181 et suiv.). Mais Deleuze découvre déjà chez Freud une distribution inédite de ces rapports, une conception génétique de la pensée qui met en rapport la pensée avec un inconscient psychique et autre chose que la pensée (pulsions, instincts, corps, vie). Ce sont ces rapports, tels que construits par Freud, qui sont parcourus, mis à l’épreuve, critiqués.

Freud rend possible une nouvelle image de la pensée, une pensée vouée au dehors, articulée à de l’inconscient dans la pensée, liée au corps et à la vie. L’idée freudienne d’inconscient permet une conception des conditions de la pensée qui pourrait correspondre au vœu deleuzien d’un transcendantal qui ne soit pas le décalque de l’empirique. Freud donne du Ça une définition explicitement non kantienne, distincte des conditions conscientes et empiriques de la pensée : « Pour les processus qui ont lieu dans le ça, les lois logiques de la pensée ne sont pas valables, surtout pas le principe de contradiction. Des motions opposées coexistent côte à côte, sans s’annuler (…). Il n’y a rien dans le ça qu’on pourrait assimiler à la négation, on constate aussi avec stupéfaction qu’il constitue l’exception à la thèse des philosophes selon laquelle l’espace et le temps sont des formes nécessaires de nos actes psychiques » (Freud, Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, pp. 99-100). La mise en évidence des limites de la conscience par rapport au psychisme permet de relativiser le caractère a priori de l’espace et du temps développé dans l’esthétique transcendantale kantienne (cf. Freud, Au-delà du principe de plaisir, chap.4), l’espace et le temps correspondant uniquement aux formes de la pensée consciente : Kant assimile donc les conditions de la pensée à celles de la conscience, ne remontant pas aux conditions réelles de la pensée.

Cette critique de Kant par Freud est analogue à celle que Deleuze développe en montrant comment Kant confond le transcendantal et l’empirique (Différence et répétition, p.186). Inversement, Freud recherche un transcendantal déterminé en lui-même, différent des conditions empiriques de la pensée consciente. Il est ainsi un des auteurs permettant à Deleuze de concevoir la logique d’un champ transcendantal distinct de la conscience, de concevoir par là-même les conditions d’une immanence réelle (déterminer le champ transcendantal comme pure immanence est la condition d’un nouveau rapport entre la pensée et la vie). Pourtant, cette nouvelle image est finalement ratée par Freud lui-même, le transcendantal inconscient se trouvant dérivé de l’empirique. Si, avec la psychanalyse freudienne, on peut poser que la pensée est l’effet de machineries inconscientes, que la production du sens implique de l’inconscient dans la pensée, des processus inconscients et vitaux qui débordent aussi la pensée et la mettent en relation avec d’autres dimensions de la réalité, la nouvelle configuration est malgré cela repliée sur les formes habituelles de la représentation qui ne sont que l’effet du point de vue que la conscience a sur elle-même (« Toute la production désirante est écrasée, soumise aux exigences de la représentation », L’anti-Œdipe, p. 63.). L’inconscient ainsi compris correspond à des « croyances ou illusions de la conscience », et Freud, substituant aux processus inconscients réels une représentation de ces processus, ne serait pas sorti des limites de la conscience (« La castration, le manque, le substitut, quelle histoire racontée par un idiot trop conscient », Mille plateaux, p. 45).

On retrouve dans l’image freudienne du psychisme la forme de la subjectivité habituelle et, comme Kant, Freud aurait échoué dans sa conception d’un transcendantal distinct de l’empirique. Sont réintroduites dans le champ transcendantal les conditions d’une transcendance empêchant de le comprendre comme immanence pure. Freud élève au niveau du transcendantal un moi empirique, socio-historique, posant comme condition de la pensée la forme habituelle du sujet, cristallisée selon les déterminations sociales, politiques et culturelles de son temps. La psychanalyse freudienne pense mal l’inconscient, elle fonde sur de nouvelles bases la subjectivité la plus classique, élevant au rang de nécessité les codes et déterminations dominants d’une situation sociohistorique particulière. La critique de Freud par Deleuze rejoint ainsi son analyse de Kant : « On remarque à quel point la Critique kantienne est finalement respectueuse : jamais la connaissance, la morale, la réflexion, la foi ne sont mises en elles-mêmes en question (…). Il y a tout dans la Critique, un tribunal de juge de paix, une chambre d’enregistrement, un cadastre – sauf la puissance d’une nouvelle politique qui renverserait l’image de la pensée. Même le Dieu mort et le Je fêlé ne sont qu’un mauvais moment à passer, le moment spéculatif ; ils ressuscitent plus intégrés et certains que jamais » (Différence et répétition, p. 179).

La psychanalyse s’est construite en s’appuyant sur la névrose, la schizoanalyse se bâtit à partir de la psychose (réorientation déjà initiée par Lacan), en particulier de la schizophrénie. Celle-ci est analysée davantage comme processus que comme maladie (ce qui ne signifie pas que la dimension pathologique soit niée), un processus révélateur des conditions inconscientes de la pensée et de la vie. Si Deleuze et Guattari se placent en dehors de la tradition philosophique rationaliste (le transcendantal est déterminé à partir de la folie), en dehors des schémas dominants de la pensée occidentale (cf. l’Histoire de la folie, de Foucault), il s’agit tout autant de se démarquer du point de vue freudien sur la folie et la pensée (donc sur l’analyse et la thérapie) en définissant réellement un transcendantal inconscient (« La schizo-analyse est à la fois une analyse transcendantale et matérialiste (…). Et il s’agit ici de principes pratiques comme directions de la ‘cure’ »). Freud passe finalement à côté de l’inconscient en privilégiant la névrose et en élaborant à partir de celle-ci une lecture de la psychose qui l’empêche de saisir la dimension processuelle de la schizophrénie. Or, celle-ci révèle un inconscient réellement distinct des conditions empiriques de la pensée et de la subjectivité, non œdipien ni représentatif, producteur, immédiatement « branché » sur le social, le politique, l’histoire (pas sur la famille). La schizoanalyse permet une refonte de la démarche psychanalytique et de la théorie de l’inconscient, en même temps qu’une nouvelle pensée de la subjectivité, du social, du politique, de l’art, de l’histoire, de la philosophie, etc.

Œdipe, « tournant idéaliste de la psychanalyse », exprime l’optique de la représentation, « l’ordre classique de la représentation », correspondant aux limites de la conscience (« Même Freud ne sort pas de ce point de vue étroit du moi », L’anti-Œdipe, p. 30), et s’accompagne du théâtre familialiste freudien et de la répression du désir : Œdipe engage immédiatement un certain type de rapport à soi et une dimension sociale et politique. Si l’analyse du processus schizophrénique met en avant un inconscient non œdipien, elle permet de sortir de ces cadres familialistes et répressifs, une libération du désir et de la subjectivité.

La critique s’organise autour de la notion de « machine désirante » (« Les machines désirantes constituent la vie non-œdipienne de l’inconscient », L’anti-Œdipe, p. 468), qui suppose le rejet du désir tel que Freud le définit. Chez Freud, le désir implique la reproduction déplacée des premières expériences infantiles de satisfaction liées à un objet déterminé qui par définition ne peut que manquer, exister ou insister sur le mode du manque (le désir représente). Ce schéma fonde un rapport essentiel entre désir, plaisir et manque, conforme à la compréhension idéaliste et platonicienne du désir : désir d’un objet, désir de quelque chose, incluant en lui-même le manque, la transcendance. Dans cette optique, le plaisir est défini comme interruption de la tension inhérente au désir, décharge de cette tension, ce qui est la finalité du désir (Ce rapport du désir au plaisir est déjà critiqué dans Présentation de Sacher-Masoch). Cette conception introduit du négatif dans les processus psychiques d’origine inconsciente, alors même que Freud définit l’inconscient comme ignorant la négation (« Il n’y a rien dans le ça qu’on pourrait assimiler à la négation »). Il est vrai que Freud soutient que la négation est exclue du système inconscient et n’est produite que par la censure, amenée par le rapport de l’inconscient et du préconscient. Il n’en reste pas moins que si l’inconscient en lui-même ignore la négation, il implique celle-ci, dans le cas du désir, par le rapport entre l’inconscient et le préconscient. Freud relie ainsi le désir à un objet transcendant (par essence manquant), alors qu’il maintient parallèlement l’idée d’un inconscient immanent (« absence de contradiction (…), intemporalité et remplacement de la réalité extérieure par la réalité psychique, tels sont les caractères que nous pouvons nous attendre à trouver dans les processus du système Ics », Freud, Métapsychologie, p. 131 ; rechercher la détermination réelle d’une immanence de l’inconscient est un des enjeux de L’anti-Œdipe puis de Mille plateaux où l’idée de machine désirante est reprise à travers la notion d’agencement). A l’inverse, l’analyse du processus schizophrénique fait apparaître la dimension de l’inconscient réprimée par le freudisme, un inconscient qui est désir (pas dans le sens idéaliste), immanent et producteur, effectivement indépendant du manque, de la négation, de la représentation.

L’inconscient « machinique » ne manque de rien, les machines désirantes ne sont pas désir de quelque chose mais « pouvoir de connexion à l’infini » (L’anti-Œdipe, p. 469), composition de flux et de coupures de ces flux, « toujours des flux et des coupures ». Les notions de flux et de coupure, qui définissent la machine désirante, c’est-à-dire la nature machinique de l’inconscient, sont impliquées par son pouvoir de connexion : en tant qu’elle est pouvoir de connexion infinie, la machine désirante se rapporte à des flux, des matières non formées ; en tant que ces flux sont pris effectivement dans des connexions déterminées, ils sont coupés, interceptés. Dans un de ses cours, pour illustrer ceci, Deleuze prend l’exemple de la chevelure : les cheveux peuvent être coiffés (ou autre chose) selon diverses manières tout à fait différentes (chevelure-flux), mais chacun les coiffera d’une façon particulière (coupure) : « La personne en tant qu’elle porte ses cheveux, se présente typiquement comme interceptrice par rapport à des flux de cheveux qui la dépassent et dépassent son cas ». La machine est inséparable des flux comme matières non formées et de la nature infinie des connexions, c’est-à-dire d’un certain type de rapport au monde et à soi. La nature de la machine désirante, avec son système flux-coupure, n’est pas sans résonner avec divers philosophes, en particulier Bergson : « la spontanéité de la vie [se] manifeste par une continuelle création de formes succédant à d’autres formes. Mais cette indétermination ne peut pas être complète : elle doit laisser à la détermination une certaine part » (Bergson, L’évolution créatrice, p. 87). De même, ces analyses seraient à relier aux rapports de la vie et des normes chez Canguilhem (Cf. Guillaume Le Blanc, La vie humaine. Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem, PUF, 2002).

indexLa schizophrénie suppose un inconscient défini par son dynamisme et son nomadisme, pur processus impersonnel de connexions producteur d’effets réels (« Si le désir produit, il produit du réel », L’anti-Œdipe, p. 34) et non symboliques ou signifiants – le désir ne représente rien, il n’appartient pas à l’ordre de la représentation (dans Différence et répétition, déjà, l’examen critique du freudisme prend place à l’intérieur d’une critique plus vaste de la représentation qui englobe tout autant Platon que Kant ou Hegel.). Qualifier l’inconscient par le nomadisme signifie que les connexions ne sont pas déterminées par avance (Différence et répétition, p. 54.), qu’elles n’ont pas d’objets a priori mais se rapportent à des flux qui ne sont justement pas des objets, qu’elles n’ont donc pas de rapport nécessaire au Père ou à la Mère : le désir est sans objet, sans finalité autre que lui-même, sa définition exclut le manque et la transcendance, inclut au contraire l’immanence la plus radicale.

Pourtant, Deleuze et Guattari répètent que Freud a lui-même découvert cet inconscient productif, mais qu’il l’a conjuré avec Œdipe : « ce que Freud et les premiers psychanalystes découvrent, c’est le domaine des libres synthèses où tout est possible, les connexions sans fin, les disjonctions sans exclusive, les conjonctions sans spécificité, les objets partiels et les flux » (L’anti-Œdipe, p. 63 ; cf. par exemple Freud, Introduction à la psychanalyse, p. 228, sur la « perversité polymorphe » de l’enfant.). La découverte est d’autant plus remarquable qu’elle rapporte le social et le culturel à une production d’origine inconsciente : le social et le psychique sont la même chose (« identité de nature ») mais selon des modes de fonctionnement distincts (« différence de régime ») ; qu’elle permet également de penser le symptôme individuel dans sa dimension collective (répression du social, refoulement généré par cette répression). Freud découvre ainsi l’essence machinique de l’inconscient, sa dimension collective impersonnelle, sociale et politique. Or, en oedipianisant l’inconscient, Freud sédentarise le désir, masque ce point de vue novateur au profit d’une représentation limitative et répressive : « Œdipe suppose une fantastique répression des machines désirantes » (L’anti-Œdipe, p. 8). La psychanalyse œdipienne réprime car Œdipe bloque l’infinité des connexions, les rabat sur les objets du théâtre familial, les emprisonne par un codage socio-historique déterminé. Cette répression diffère de la violence ou de l’interdit et peut se concilier avec les relations les plus pacifiques : réprimer, ici, signifie moins faire violence que remplacer ce qui est de l’ordre du flux par des objets, limiter les connexions possibles à un ensemble de connexions prédéterminées.

La dimension répressive de la psychanalyse freudienne est liée au point de vue de la représentation qui est le sien : c’est parce que Freud élabore une représentation de l’inconscient au lieu de le déterminer en lui-même qu’il peut le peupler d’objets fixes et limités. Par là, Freud fait de l’inconscient une réalité non seulement productrice de significations mais en elle-même signifiante ou impliquant des significations données d’avance (père, mère, castration, etc.). Si Freud ainsi « referme le triangle familial sur tout l’inconscient », cette clôture répressive a pour effet à la fois de rendre secondaire le rapport au social et de réduire le sujet aux coordonnées d’une personne : « La production désirante est personnalisée, ou plutôt personnologisée (…). Freud veut délibérément réduire le caractère de groupe du fantasme à une dimension purement individuelle » (L’anti-Œdipe, p. 64 et 69 ; « Freud a lui-même posé l’ensemble des relations sociales (…) comme un par-après ou un au-delà, que le désir était incapable d’investir immédiatement », p. 69.). Autrement dit, pour Freud le désir et la subjectivité se construisent d’abord et essentiellement à l’intérieur de la relation familiale œdipienne avant d’être concernés par le social (et de s’y exprimer éventuellement), correspondant ainsi à la forme d’une histoire privée même si cette histoire implique des forces et processus impersonnels inconscients. A l’inverse, par l’idée de machine désirante, Guattari et Deleuze font sortir l’inconscient des cadres essentiellement subjectifs utilisés par Freud et font de l’inconscient une réalité autant subjective que sociale, politique ou libidinale : la machine désirante désigne l’agencement inconscient du subjectif, du politique, du social, des forces pulsionnelles ou même cosmiques, agencement absolument immanent, sans hiérarchie, excluant tout privilège du sujet et de la forme-sujet comme centre de référence, au profit d’une autre conception de la subjectivité (« Subjectivation et multiplicité vont de pair. Les subjectivités, les modes de subjectivation, sont multiples. L’erreur a été de replier le processus sur l’instance unique, sur l’unicité du moi. Du même ordre est son repliement sur des complexes individuels intrapsychiques, sur des significations transcendantes et constituées », René Schérer, Regards sur Deleuze, Kimé, 1998, p. 99). Selon la remise en question de la psychanalyse freudienne telle que la mènent Guattari et Deleuze, celle-ci est donc une discipline qui a pour conditions des présupposés épistémologiques, sociaux et ontologiques contestables ainsi que des effets théoriques et pratiques d’autant plus critiquables qu’ils atrophient jusqu’à la racine toute la dimension subjective et politique de l’existence.

La tâche la plus générale de la schizoanalyse sera de penser l’inconscient comme machine ou usine réellement productrice, c’est-à-dire de retrouver les flux sous le codage, de déterminer l’articulation flux-coupures propre à telle ou telle formation inconsciente (« Deux puissances qui n’en font qu’une, puisque la machine en elle-même est coupure-flux, la coupure étant toujours adjacente à la continuité d’un flux qu’elle sépare des autres en lui donnant un code » L’anti-Œdipe, p. 469). L’inconscient machinique exclut toute forme universelle au profit des singularités puisque, définie comme flux et coupures de flux, la machine désirante n’implique aucun codage nécessaire, seulement des rapports possibles et particuliers, relatifs, entre tels flux et tels codes (contre le « naturalisme » de la conception freudienne des codes). Autrement dit, le transcendantal est relatif à telle configuration particulière, à telle expérience singulière, la condition n’est pas plus large que le conditionné (bien qu’elle ne s’y réduise pas). Ainsi, l’analyse de l’inconscient en termes de machine désirante a pour objet des singularités, des individualités possibles, particulières, historiquement circonscrites : « découvrir chez un sujet la nature, la formation ou le fonctionnement de ses machines désirantes, indépendamment de toute interprétation ». Si l’analyse des machines désirantes implique celle des codages qui lui sont liés, elle vise surtout la détermination des flux que ces codages informent ou « objectivent » et les rapports entre les flux et les codes. Par là, la schizoanalyse se distingue de l’interprétation psychanalytique (ou autre) concentrée sur le code (« découvrir le secret de tel ou tel code ») et ignorant la nature « fluide » du réel au profit d’une représentation « solide » (objets).

L’examen schizoanalytique ne vise pas simplement la compréhension, il est une action : la détermination des codes en tant que tels et des flux sur lesquels ils portent permet la mise en évidence de la relativité de ces codes au profit d’autres possibles et la libération des flux (« défaire les codes pour atteindre à des flux »). En même temps, l’approche schizoanalytique amène à aborder le sujet autrement que comme réalité close et histoire privée : si l’inconscient machinique se comprend selon le rapport flux-coupure-code, la subjectivité qui est l’effet de ce rapport est immédiatement collective puisque l’opération de codage implique l’existence de codes nécessairement sociaux et politiques (cf. le chapitre III de L’anti-Œdipe) : l’inconscient est immédiatement social et politique ; le sujet est une construction relative, un point singulier à l’intérieur d’un agencement collectif particulier. En ce sens, peuvent dire Deleuze et Guattari, tout est politique, et la schizoanalyse ne peut être séparée de cette dimension réellement politique du psychisme, de la subjectivité, de l’existence.

Bien sûr, tout cela n’est pas si simple, ne serait-ce que parce que les opérations de codage et de répression telles qu’elles sont effectuées par l’oedipianisation du désir et des subjectivités ne sont pas propres à la psychanalyse freudienne et peuvent se retrouver sous d’autres formes – raison pour laquelle les avancées de L’anti-Œdipe seront reprises et retravaillées par Deleuze et Guattari, soit ensemble (Mille plateaux), soit séparément. Il n’en reste pas moins que la schizoanalyse marque la volonté d’une nouvelle façon de penser et de vivre en justifiant une redéfinition des rapports entre l’inconscient, le social, le politique, le subjectif. Si les enjeux de cette refonte exigent une certaine critique du freudisme et de nouvelles constructions théoriques, ses enjeux sont également pratiques, engageant de nouvelles façons d’aborder et de vivre le rapport à soi, au social et au monde.