Quand la Minotaure rit

Une dormeuse, Picasso, 1933

Comment parler de ces fabuleux Feuillets de la Minotaure sans les enfermer dans une définition qui ne pourrait que porter atteinte à leur complexité et à leur sincérité ? Ce recueil d’Angèle Paoli offre à qui ne craint pas de s’engager dans ses méandres de fougue sensuelle et d’érudition (un régal pour qui est épris de mythologie et surtout de mythes déconstruits) les textes d’une poète intègre, rebelle et tendre, pour qui l’écriture (« au centre ») semble être un acte organique, passionné, ancré dans la chair (« matricielle »). En s’identifiant au Minotaure, et en le réinterprétant en femme, Paoli sonde le labyrinthe viscéral et ténébreux de l’écriture, « du côté du souterrain, de l’aveugle, du noir, du tâtonnement, des boyaux, qui sont autant de formes du dedans, comme l’utérus maternel, à la fois honni et aimé, définitivement hors de portée ».

La Minotaure donc, un corps de femme dans toute sa splendeur charnelle surmonté d’une tête de taureau au figuré : une monstrueuse hybridité « affamée de sexe de chaleur de ventre », créature ardente, voluptueuse, épicurienne, dionysiaque et apparemment minée par des « puissances destructrices » (elle « démantibule » ses poupées aimées)… Toutefois, telle une version adoucie de la déesse hindoue Kali – « tu es laide et je t’aime » – elle se révélera non possessive, ni vraiment dangereuse, car ses penchants pour l’altération tiennent davantage d’un désir de transformation et de création que de réelle destruction : elle casse pour déconstruire et trouver un lieu neuf où faire résonner sa voix. Encore faut-il que, déchirée entre ardeur amoureuse et ardeur créative, elle réussisse à sortir du labyrinthe de ses pulsions parfois contraires.

Feuillets de la Minotaure.coverAucun anachronisme dans cet ouvrage dense, dont les feuillets – volants, mobiles, libres, tissus et peaux aux plis et replis regorgeant de souvenirs, fables, mythes, rêves, amours, sanglots, ivresses – repoussent les conventions de genres pour laisser parler, pleurer, chanter, bramer (« à la volée sa souffrance muette ») une voix chaude, « de gorge », irrésistible, aux tonalités chatoyantes, avec le viatique d’une forme d’écriture novatrice et pourtant bien rigoureuse, maîtrisée, habile : du grand art poétique. « Récit-poèmes », nous dit-on : forme hybride et plurielle, follement féminine, faisant écho à la chevelure et au rire épineux de la Méduse, terriblement osée, superbement indomptable, qui ne saurait donc être assujettie à aucune classification… déclassante : « Elle n’est pas mortelle. Elle est belle et elle rit » (Hélène Cixous).

Quand la Minotaure rit, elle réunit et secoue tous les Minotaures et toutes les dichotomies, elle change l’histoire, renverse l’ordre établi et n’appartient à personne. Dans ses viscères labyrinthiques foisonnent « violence et beauté » méditerranéennes, aux paysages venteux, escarpés, odorants, fleuris ; et renaissent dans le chant – « oser l’écho du nom » – Min(o)a, Chloris, Zeuxippé, Daphné, Clytemnestre, Xantia, Cynosura, Karasia, Amalthé, Nénuphar, Europe, Candace, Salomé, Dora… Toutes celles qui, amantes, amies, mères, grand-mères, tisseuses, infantes, scribes, photographes, reines, panthères, vaches, chèvres, sont si chères à la poète : toutes des poèmes s’ouvrant en corolles. De sein en sein, d’une page à l’autre, étincèle la traîne rouge feu d’une Angèle Paoli poète descendante d’Ariane fille de Pasiphaé elle-même fille du soleil, leste et obstinée, qui tire avec fierté ses lecteurs vers « la lumière vivace » de l’amour inconditionnel pour l’écriture. Prisme de « lumière fauve », « or » qui « s’insinue   doux / entre les branches », les Feuillets de la Minotaure constituent une fantaisie poétique des plus réussies, qui, comme tout ouvrage qui résiste au lecteur, se révèle nécessaire à ses yeux, une fois qu’il a été conquis… mais pour être conquise, il faut se laisser faire, accepter d’écouter son corps, pour l’inscrire dans le texte.

Ainsi, Les Feuillets de la Minotaure prennent le parti-pris d’une écriture à la fois tendue et « sensitive », « sensuelle », découlant des « voies de l’intime, nos voix, les seules qui puissent nous aider à cicatriser les blessures béantes », « liée à l’intériorité de notre corps de femme » : en lisant les lettres et les poèmes de Min(o)a et Chloris, nous ne pouvons nous empêcher de penser aux échanges passionnés et transgressifs de Vita Sackville-West et Virginia Woolf, « à perte de conscience d’elles » (Les Feuillets de la Minotaure), et nous sommes doublement reconnaissantes à Angèle Paoli pour ce dialogue transcendant et libérateur sur l’écriture, qu’elle entretient autant avec elle-même qu’avec nous.

Angèle Paoli, Les Feuillets de la Minotaure, Revue Terres de femmes & Éditions de Corlevour, 2015, 173 p., 22 €