Quatre livres signés Colette Fellous, Antoine Compagnon, Philippe Sollers et Chantal Thomas : tous ont Roland Barthes pour centre irradiant, qu’il s’agisse de La Préparation de la vie et de L’Âge des lettres, de L’Amitié de Roland Barthes : un « Pour Roland Barthes » en somme, feuilleté, aimé, connu, rappelé. Quatre images du désir du texte, d’un amour de la langue et du goût du présent. Après Colette Fellous, arrêtons-nous sur le texte de Philippe Sollers, publié au Seuil en octobre dernier.
Le livre s’ouvre sur une date impossible et un deuil toujours non clos : « La mort de Roland Barthes, le 26 mars 1980, a été un choc considérable pour moi, et c’est quelque chose qui dure, qui ne s’en va pas ». « Deuil » n’est sans doute pas le terme adéquat, c’est celui qui fut employé pour le posthume Journal de deuil de Barthes, le livre sublime et fragmenté, irradiant de douleur, centré sur la mort de « mam », alors que celui de « chagrin » serait plus à même de dire ce sentiment opaque et éternel, sans retour possible, perte, manque et douleur.
Pour dire chagrin et manque, Sollers choisit de faire « un éloge politique », parce que la littérature lui était politique, qu’elle est politique, dans sa manière « sentir venir l’Ère du Spectacle », de décrypter « poisse » et gangue de l’idéologie, le « babil » du temps. « En 1957, auteur à peine connu, Barthes publie donc un petit livre drôle et froid, insolite, insolent, corrosif, Mythologies. Son but est décrire à distance, pour mieux la neutraliser, la comédie sociale », ce sera la méthode de l’œuvre tout entière. Alors Sollers dit « l’histoire d’une longue impatience, d’une longue marche irritée à travers le plein prétentieux, surchargé, décadent de notre culture. A travers le notariat culturel et son obsession d’« héritage » » (Tel Quel n°47, automne 1971, article intégralement cité dans le livre).
« Barthes en avait tout à fait conscience.
La littérature, c’est la guerre »
Dans L’Amitié de Roland Barthes, Sollers rappelle son soutien, dès le Sur Racine, au sémiologue, il dit une existence croisée, il parle beaucoup de lui aussi, avec sa lucidité ironique qui compense le narcissisme parfois insupportable (Barthes « a senti tout ça, il a eu besoin d’un lecteur et par conséquent d’un éditeur. Moi, je m’en fous, je me publie moi-même, j’ai compris ça depuis longtemps que si je ne me publiais pas moi-même, je risquais de ne plus l’être »). Sollers raconte Barthes de l’intérieur, il dit combien « Barthes en a vraiment pris plein la figure », la violence de la réception de certains livres, le mépris de l’Université, longtemps, les répliques dans et par les textes (Critique et vérité), la sensibilité du « pachyderme ». Il raconte le Japon, la Chine, les amitiés de Barthes et leur correspondance, sa « large écriture bleue, aérée. Syntaxiquement musicale. Sans surcharges, sans inutilités »

Suivent les lettres de Barthes à Sollers, fac similé à gauche, la belle écriture bleue sur des lettres ou des cartes postales, et transcription à droite. On y retrouve les drames du retard permanent sur le travail pensé et projeté, les protestations d’amitié, les douleurs devant la réception de ses livres et de la déformation de ses propos en interview, Urt et de nombreux ailleurs, USA, Tanger, Japon, etc., comme ce voyage à Tokyo en mai 1966 qui dit le rapport d’une vie au langage — « Je fais un voyage si extraordinaire que j’en suis tout aphasique ; il me fait donc retrouver ici le vertige de la littérature, puisqu’à la lettre je ne sais que dire ». Toujours, comme Barthes l’écrit en avril 1979, il faut faire « bouger la littérature, sans la perdre ».

Philippe Sollers, L’Amitié de Roland Barthes, Seuil, « Fiction et Cie », octobre 2015, 192 p., 19 €