Le silence du monde (9/9)

Ingres, Œdipe et le Sphinx (détail)

Un livre ne commence pas – absence de commencement, une écriture sans début ni fin. Livre déjà commencé, déjà commencé d’être écrit. Non dans l’existence de l’écrivain, ses expériences, son enfance heureuse ou malheureuse, ses pensées, bêtes ou géniales, mais dans quelque chose en lui, un ailleurs à travers lui ouvert à l’absence de commencement, ouverture sans bord, illimitée – qui ne serait que cela, ouverture, vide désert, béance sans lieu, sans espace. Et, pas davantage, l’origine ne serait dans la langue ou le langage, dans des idées ou la culture ou… Personne n’écrit : ce qui écrit est personne, ce qui écrit est rien. Un livre ne se limite pas aux petites frontières de quelques pages rassemblées, selon la représentation commune qui retrouve dans le volume du livre les caractères éculés de la subjectivité. Le livre dérive, fait de dérives, et d’un inconscient, l’écriture : suite mobile de bifurcations, dérives, rhizomes – infiniment. La littérature – l’écriture – n’existe pas, mais une série de transformations et redéfinitions, mutations et nouvelles pratiques. Ce que l’on appelle « littérature » est l’ensemble de ces transformations, hétérogènes, contradictoires, multiples : littérature est le nom d’un flux. Un flux n’est pas historique. L’histoire classe, ordonne, définit, fige : l’histoire est le point de vue du pouvoir sur ce flux qui, en lui-même, traverse l’histoire. L’histoire parlera d’écoles, d’influences, elle comparera, hiérarchisera, construira des successions, inventera des héritages, des normes, tout un territoire hérissé de frontières, de sens obligatoires, de statues. La littérature – l’écriture – n’a cessé de traverser ces points de vue surplombants – elle affirme à chaque fois ses inventions, ses événements, ses transmutations, ses greffes monstrueuses, suivant le flux intempestif qu’elle ne cesse de devenir.

Dire qu’un livre est dérives ne signifie pas qu’il n’articule pas son propre langage, sa propre pensée. Cette idée ne serait valable que pour une représentation de la pensée (et une pensée limitée à la représentation) opposant son articulation maîtrisée par une volonté souveraine – celle d’un sujet conscient, savant, rationnel – à l’impossibilité de cette maîtrise comprise comme défaut et manque, égarement de la pensée, écroulement d’une pensée qui s’échappe à elle-même, disparue dans l’écroulement de son propre langage. Hegel n’était pas Hölderlin, qui savait pour le vivre que la pensée a aussi cette puissance de dériver, puissance de la poésie, de l’écriture – une poésie que Hölderlin faisait remonter jusqu’aux Grecs pour bien marquer que lui, le poète, se reconnaissait comme le mouvement transitoire d’une dérive qui le dépassait, l’errance de l’écriture.

Hölderlin : le réel n’est pas déjà écrit, l’écriture n’est pas figée dans une réalité, en attente d’être pensée, exprimée, transcrite. Pour Hegel, l’écriture n’existe pas, seule existe la pensée (sa propre pensée) comprise comme transcription, traduction d’un sens donné dans le réel que la pensée découvre et énonce : pas d’écriture, seulement la pensée qui dit (parle) un sens qu’elle reconnaît (ce sens est aussi elle-même). Hölderlin savait, d’un savoir expérimenté et pas seulement pensé, que l’écriture existe car ce qui existe est silence, un silence sans paroles ni pensée, sans existence pour la pensée philosophique de Hegel.

L’écriture ne peut dire le monde, le silence du monde : le monde se tait, sans cesse, d’un silence infini – le monde est silence, l’écriture du monde est silence : croire au monde est se taire, c’est-à-dire écrire. Le silence du monde implique l’écriture, mais exclut la parole, une écriture qui ne parle pas, ne dit rien, mais croit au monde. Le poète Hölderlin croit au monde et se tait, alors que le philosophe Hegel recouvre tout de sa voix dialectique.

Penser le monde comme exprimable, pouvant se loger dans les coordonnées du langage et de la pensée (la pensée philosophique habituelle), présuppose l’ignorance que ce qui est rencontré n’est pas seulement ni même essentiellement dicible, que le monde existe aussi en tant que visible, ou audible, ou tactile. Il ne s’agit pas du même corps que je peux énoncer ou toucher ou voir et le corps n’est pas simplement ni essentiellement dicible. Le présupposé est platonicien, ou kantien, Hegel et Kant (Kant et son cinabre) étant encore platoniciens – le désir d’Alcibiade en moins, même si Platon-Socrate renonce à caresser ou à pénétrer ce corps afin de le réduire à l’unité d’un cadavre que la pensée peut dire. Le monde est à vivre autant qu’à parler, à voir, à toucher, à sentir, à éprouver : monde de la vie, qui se vit et qu’on ne peut dire, non pas un autre monde mais un autre (des autres) du monde.

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« (…) doit-on considérer que le plan de référence du langage soit en lui-même entièrement articulé au plan de l’être lui-même ? Existe-t-il une correspondance biunivoque entre l’être et le langage, de telle sorte que la garantie de la stabilité des références soit fondée sur l’être lui-même, de telle sorte qu’on avancera dans l’analyse à la rencontre des points d’ancrage d’un être absolu » (Félix Guattari).

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Soit un peintre qui peint du langage, peignant essentiellement le monde tel que le langage le dit : ceci est Napoléon, ceci est la Princesse de Broglie, ceci est Madame Rivière, ceci est une Odalisque, ceci est un bain turc, ceci est le Comte Gouriev, ceci est Monsieur Bertin ou Madame Poncelle ou Œdipe, Jupiter, une baigneuse, François-Marius Granet… Le ceci correspond à son nom, ce qui est montré peut être nommé et le monde apparaît dans la mesure où il est dicible. Pour lui, peindre c’est peindre le langage du monde ou le monde comme langage. Les personnages mythologiques sont représentés selon leur propre histoire, selon le récit par lequel ils existent : Œdipe et le Sphinx, Jupiter et Thétis (le tableau est formé de ce récit). Les personnages historiques sont présentés de même selon le récit qui leur est attaché, que le tableau se contente de reproduire, n’en étant que la traduction visuelle : le peintre peint le pouvoir de l’Empereur Napoléon, et l’histoire qu’il représente par la peinture correspond à l’histoire officielle, au récit majoritaire, aux codes de la bourgeoisie de l’époque – la signification est déjà donnée. Pourtant, en même temps, le même peintre donne par exemple une place prépondérante aux tissus : robes, manteaux, draps, matières recouvrant les sièges, entourant les têtes, enroulées autour des cous. Ces matières apparaissent immédiatement comme couleurs, puissance de la couleur, jusqu’à envahir parfois la toile, comme dans le portait en rouge et or de Napoléon. Ailleurs, c’est le noir profond d’un manteau, le bleu sombre d’une robe lourde, le blanc immaculé d’un tissu fragile et lumineux (véritable épiderme de la jeune fille de douze ans). Ailleurs encore, le rouge d’une tunique, le blanc et noir d’une fourrure. Sans doute ces couleurs sont-elles également un code, du dicible exprimant tel ou tel caractère du personnage représenté (force, pureté, courage, lascivité…). Ce qui est pourtant remarquable, c’est que ces plages colorées, dominant souvent la composition, s’imposent par leur intensité, leur évidente beauté, imposant une dimension purement visuelle et intensive qui fait perdre à la couleur sa fonction représentative, sa soumission à la forme, pour installer du visible indépendant de tout récit, de toute narration, l’intensité de la couleur. L’œil cesse de lire pour devenir contemplateur – le monde du langage s’efface pour un monde purement visible, couleurs du monde montré par un peintre, où le langage n’a plus sa place mais le regard, le regard d’un sourd, le regard d’un muet. La couleur est traitée alors comme intensité, seulement comme intensité d’un visible qui ne dit – rien.

Le langage implique le non-langage, le silence. Le monde comme silence, la vie se tait – mais en même temps le langage implique ce qui se tait, puisque par le langage il s’agit de dire le monde. Soit le langage « énonce » le silence et c’est l’écriture, soit il ne dit que lui-même et c’est la parole (le dire), le langage ne disant que lui-même, se nommant lui-même, fermé au dehors, la pensée morte…

Écriture jamais achevée, écrire un mouvement sans fin – combat du langage contre lui-même – toujours vers le silence, qui est écrit et se dérobe. Écriture inséparable de cette abolition d’elle-même, du monde qui à travers elle se montre. La philosophie, à l’inverse, s’est construite sur cette volonté d’abolir l’écriture (volonté de pouvoir), de développer l’ordre d’un langage qui se dit lui-même, clos sur lui-même, sans rapport avec le monde représenté en lui-même comme un langage dicible. C’est ce que Platon découvre : l’idée d’un monde qui pourrait être dit et d’une pensée qui ne pourrait que dire le monde. Pour cette raison, Platon définit la pensée comme dialogue, c’est-à-dire comme parole : la pensée parle et se parle à elle-même (la pensée comme « dialogue de l’âme avec elle-même »). Ce qui est aussi l’idée fondamentale de Hegel, celle qui parcourt l’histoire de la philosophie : la pensée parle, la pensée est dialogue avec elle-même – l’être lui-même est parole, langage de la pensée constitutif de l’être. Pour dire le monde, la pensée n’a plus qu’à parler sa propre langue. Si Platon condamne le corps, l’écriture et l’image, c’est qu’il s’agit des moyens par lesquels le monde peut exister autrement que comme monde parlé : moyens d’une pensée-image, d’une pensée-sensation et désir et affects, moyens d’une pensée-écriture. Prendre en compte le corps, l’écriture et l’image, impliquerait que le monde soit autre chose que dicible, autre chose qu’un langage déjà inscrit dans les choses (pour Platon, la vérité est la correspondance de la langue de la pensée et de la langue du monde – la même langue, disant la même chose) : que le monde soit multiple et mobile, alors que la correspondance platonicienne de la langue de la pensée et de celle du monde exige que le monde soit stable, immobile, disant toujours le même message, un « être absolu » (en même temps, Platon a le sentiment d’un monde souterrainement mobile, changeant, devenant, multiple, chaotique – « le grand chaos primitif » – auquel l’image et le corps se rapportent.

Ingres, Portrait de Caroline

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Bodoni
Bodoni

(La littérature – l’écriture – n’existe pas, il n’y a pas la littérature mais une série de transformations et redéfinitions, mutations et nouvelles pratiques. Ce que l’on appelle « littérature » est l’ensemble de ces transformations, hétérogènes, contradictoires, multiples : littérature est le nom d’un flux. Un flux n’est pas historique, il est transhistorique. L’histoire classe, ordonne, définit, fige : l’histoire est le point de vue du pouvoir sur ce flux qui, en lui-même, traverse l’histoire. L’histoire parlera d’écoles, d’influences, elle comparera, hiérarchisera, construira des successions, inventera des héritages, des normes, tout un territoire hérissé de frontières, de sens obligatoires, de statues. La littérature traverse et n’a cessé de traverser ces points de vue surplombants – elle affirme à chaque fois ses inventions, ses événements, ses transmutations, ses greffes monstrueuses, suivant le flux intempestif qu’elle est d’abord et avant tout).