Un livre ne commence pas – absence de commencement, une écriture sans début ni fin. Livre déjà commencé, déjà commencé d’être écrit. Non dans l’existence de l’écrivain, ses expériences, son enfance heureuse ou malheureuse, ses pensées, bêtes ou géniales, mais dans quelque chose en lui, un ailleurs à travers lui ouvert à l’absence de commencement, ouverture sans bord, illimitée – qui ne serait que cela, ouverture, vide désert, béance sans lieu, sans espace.
Category Archive: Le silence du monde
Mallarmé définit la parole brute par son utilité : le langage sert, « il est d’usage, usuel, utile ; par lui, nous sommes renvoyés à la vie du monde, là où parlent les buts » (Blanchot).
Derrida analyse le fait que l’écriture est un des refoulés de la philosophie, l’extérieur auquel la tendance métaphysique qui traverse l’histoire de la philosophie n’a cessé de s’opposer, mais contre lequel, en même temps, elle se construit (« l’histoire de la vérité, de la vérité de la vérité, a toujours été (…), l’abaissement de l’écriture et son refoulement hors de la parole ‘pleine’ »). Il y aurait une ambivalence fondamentale de la philosophie, une ambivalence dont la philosophie serait indissociablement la négation.
Ce qui est dit dans un poème, affirmé à travers sa langue, c’est le silence. Ce qui du poème, dans le poème, ne parle pas. Celui qui écrit ne peut le faire qu’à travers ce silence, traversé par le mutisme de la langue – impossibilité d’écrire : écrire est impossible et donc possible.
« Alors que la belle forme classique se referme sur elle-même, et fait ainsi retour, qu’elle est en elle-même le retour, il est essentiel à l’écriture joycienne de placer le motif cyclique sous la règle de son dérèglement et de son inconsistance (…). L’aventure est dans la langue, sa prolifération, sa dispersion, l’affranchissement de ses horizons » (Jean-François Lyotard).
Jacques Dupin : « Il m’est interdit de m’arrêter pour voir ». Affirmation impersonnelle, indéterminée, étrangement informelle. Qui parle, qui interdit, pourquoi, dans quel but? Ce qui est dit ne peut être rapporté à une origine, à une situation, un sujet déterminés. Le vague sujet qui affirme apparaît selon une forme minimale de la présence et de la consistance (m’). Chaque élément de la phrase, chaque mot et liaison semble être de la même nature nuageuse, la phrase existant comme lieu de rencontre, mise en relation de diverses choses vagues, à peine construites, divergentes, nébuleuses. Que recouvre l’interdiction ? Qui est celui qui dit moi ? Voir, mais quoi ? S’arrêter ?
Bakhtine : « Il existe des œuvres qui, effectivement, n’ont rien à voir avec le monde, mais seulement avec le mot ‘monde’, dans un contexte littéraire. Ces œuvres naissent, vivent et meurent sur les pages des magazines, ne franchissent pas les pages des éditions périodiques contemporaines, ne nous emmènent pas au-delà de leurs limites ».
La langue comporte ses clichés, véhicule ses présupposés, abonde dans sa fonction de communication. La poésie – l’art – ne communique rien, ne veut rien dire. « Un poème n’a rien à raconter, ni rien à dire » (Lacoue-Labarthe).
« Il y a quelque part, pour un lecteur absent, mais impatiemment attendu, un texte sans signataire, d’où procède nécessairement l’accident de cet autre ou de celui-ci (…), silence / trait pour trait superposable à ce qui, du futur sans visage, déborde le texte et dénude sa foisonnante et meurtrière illisibilité » (Jacques Dupin)