Akerman en silence (Errances et autres, 1)

Photographie du livre de Chantal Akerman, Ma mère rit (Mercure de France) © DK

On ne sait si rendre hommage à une personne décédée est s’efforcer de la faire malgré tout présente – malgré la frontière infranchissable de sa mort, malgré son absence définitive, à jamais irréversible, malgré son oubli –, ou s’il s’agit de manifester son absence, de rendre présente son absence, de manifester sa mort qui est toujours la mort et donc, aussi, la manifestation de sa vie, de la vie, d’une vie.

On construit un monument de traces – traces éparses de sa voix, de ses images, de ses paroles, de ses rires et regards anecdotiques du quotidien. Dans le cas de Chantal Akerman, le quotidien ce sont aussi ses films, ses livres, ses monologues, ses regards. Et l’image d’une femme avec sa caméra qui parcourt le monde. Et le monde qui s’engouffre dans cette caméra et se redéploie sous forme de films, de déserts, de mers où se baigner, de fictions qui sont des documentaires et des documentaires qui sont des fictions, c’est-à-dire le monde sous des formes changeantes, sans cesse déplacées – pour que le cinéma ne soit pas un mausolée figé du monde mais un monument mobile et vivant du monde.

Peut-être s’agit-il aussi d’autre chose…

J’ai faim j’ai froid disent les actrices. J’ai faim j’ai froid fumons une cigarette. J’ai faim j’ai froid couchons-nous et dormons. J’ai faim j’ai froid réveillons-nous. Mais peut-être le réveil est-il devenu éternel, peut-être que le réveil n’est alors qu’un rêve rêvé du fond d’un sommeil devenu sans fin. Vivons et endormons-nous pour l’éternité…

Dehors il fait noir, c’est la nuit. Dans la chambre il fait noir, c’est la nuit.

Les deux filles ont fui sans doute leur famille, leur région, leur vie trop étroites et qu’il a fallu fuir pour survivre et vivre. Vivre, est-ce fuir ce qui empêche la vie ? Fuir et devenir errant ? Fuir la menace de la mort de la vie ? Fuir et errer = la vie. Quel danger plane sur la vie pour que la vie doive le fuir sans cesse ?

Est-ce que dans les films de Chantal Akerman, il ne s’agit pas toujours de fuir ? De fuir coûte que coûte ? Même si le prix de la fuite, même si échapper à la menace veut dire mourir, s’allonger dans un lit pour ne plus jamais se lever ? Toujours fuir = vivre. Même la mort est, dans ce cas, une issue, une insoumission face à la mort…

Fuir toujours, plutôt que quoi ? Chantal Akerman le dit : plutôt que le fascisme, les nazis, l’étouffement par l’argent, le capitalisme, le marché et ses lois mortelles qui sont maintenant les lois de la vie.

J’ai faim j’ai froid. Il nous faut manger, mangeons et mangeons encore. Ce sont des paroles de survivantes, de deux survivantes qui s’efforcent de faire ce qu’il faut pour survivre dans un monde où la survie est devenue la préoccupation des vivants car survivre est devenu le problème. Chantal Akerman filmait cela en 1984 – l’année de George Orwell –, durant les années 80, celles du brillant, du fric, les golden eighties qui étaient aussi celles des débuts du SIDA que l’Occident ne voulait pas voir, celles de boat-people encore, celles de guerres encore et de morts et de survivants que personne ne voulait voir ni entendre. Ils parlent par la bouche des deux jeunes actrices qui répètent j’ai faim j’ai froid, je risque de mourir mais je ne veux pas – à moins que nous ne soyons déjà en train de mourir, déjà mortes peut-être…

J’ai faim j’ai froid, ce sont des paroles de déportés, des paroles de revenants des camps de la mort, les dernières paroles de ceux et celles qui ne sont jamais revenus. Au milieu des golden eighties, ce passé n’est pas passé, toujours pas et jamais. Le monde est-il devenu un camp de concentration, un camp ludique et friqué – ceux qui ont faim errant à travers la ville, regardant exposée derrière des vitres protectrices la nourriture en abondance, regardant exposés derrière des frontières protectrices ceux qui ont l’argent nécessaire pour survivre en attendant de ne plus en avoir, de basculer eux-mêmes dans le monde qui est de l’autre côté de la vitre ? Le monde est-il devenu un camp de la mort gigantesque et invisible, un camp devenu la norme invisible, la norme désirable de la consommation, l’économie de la survie réglant la vie de tous – vie joyeuse et moribonde des riches et puissants, vie mourante de tous les autres ? J’ai faim j’ai froid disent les deux actrices, survivantes à Auschwitz en plein milieu des rues de Paris, la nuit, dans les années 80.

J’ai faim j’ai froid. Je veux aimer, je veux être amoureuse. C’est ce qu’elles disent aussi. Deux corps habités de ces passions fondamentales, deux corps liés par les mêmes affects. Deux corps qui s’embrassent, mangent, fuient. C’est ce que filme Chantal Akerman : deux corps rêveurs traversés par la faim, le froid, le désir – ces deux corps et leur communauté, ces deux corps qui à la fin du film s’enfoncent dans la nuit où disparaître. Pour mourir ou vivre encore ?

Chantal Akerman filme des appartements, l’intérieur des appartements. Elle les filme clos, fermés, étroits. L’appartement comme une prison, ou en tout cas un lieu fermé par les frontières des murs, parfois troué d’une porte, d’une fenêtre vers le dehors. La frontière s’impose mais comment la franchir, où est l’espace par lequel s’échapper ?

Chantal Akerman filme des appartements car l’appartement est aussi un lieu de vie, un lieu de la vie où se dépose la vie, toute la vie la plus quotidienne déposée sur les murs, sur les meubles et les étagères, tout le chaos du désir le plus quotidien, et la mémoire, et l’amour, toutes les traces d’une vie qui aime, désire, mange, s’enferme pour échapper, fuit sur place, dans son lit, là où toute la vie peut être vécue : dormir, manger, jouir, avoir peur, attendre l’autre, s’offrir et s’ouvrir, attendre encore…

Chantal Akerman le répète en 2008, en plein milieu de la Mostra de Venise. Les mêmes mots, la même réalité qui ne passe pas car elle est aussi, sous une même forme ou sous une autre, notre présent : ce sont des fascistes, des nazis.

Ils sont toujours là et donc nous sommes encore en danger, toujours des survivants dans le camp d’Auschwitz.

Auparavant, dans Saute ma ville, la jeune Chantal Akerman aura mangé des pâtes, mangé une pomme, elle aura lavé sa cuisine, elle se sera enfermée dans sa cuisine, elle aura dansé dans sa cuisine, elle aura bu du vin, elle aura acheté des fleurs pour mettre dans sa cuisine, elle aura fermé la porte de sa cuisine, elle aura calfeutré sa cuisine, elle aura ouvert le gaz, elle se sera suicidée dans sa cuisine.

En 1968, Auschwitz encore.

En 1968, il s’agit de fuir encore.

En 1968, il s’agit de tout faire exploser.

Pour une autre vie.

Ou pour mourir en fuyant les nazis.

Ou mourir à cause des nazis.

Ou devenir folle de ce monde enfermé, répétitif comme une machine sans vie.

Ou manger encore et survivre et mourir encore.

Dans un très beau film, What Lies Beneath The Sky, Vladimir de Fontenay filme Chantal Akerman, la voix de Chantal Akerman, à New York, durant un ouragan, une tempête qui massacre tout et détruit : le vent terrible, les ruines… La voix de Chantal Akerman dit ce monde de l’ouragan, ce monde dont il faut se protéger, qui vous emporte et vous détruit, ce monde où la survie devient la loi du désir, ce monde qui détruit l’argent, le pouvoir, le confort innocent de ceux qui ne voient pas ce qu’ils ne veulent pas voir : l’argent, le pouvoir, la mort… « Tout avait volé en éclats », dit Chantal Akerman, comme dans Saute ma ville – « Tout avait volé en éclats » est une constatation de la catastrophe, de la désolation et de la destruction. « Tout avait volé en éclats » est le souvenir de la survivante d’Auschwitz, celle pour laquelle le passé n’est pas passé et qui est toujours, en 2014, à Auschwitz, même en plein milieu de New York City. « Tout avait volé en éclats » est la formule politique de la jeune fille de 1968, la formule de la fin d’un monde, celle du début d’un autre monde, ou peut-être de rien, la formule d’une fuite et d’une destruction sans cesse répétées. C’est ce que filme le réalisateur, des images à la limite de la catastrophe où se mêlent, visibles et invisibles, toutes ces dimensions du temps, du politique, de l’histoire, du désespoir et de l’espoir – les dimensions d’une vie qui est – était ? – celle de Chantal Akerman.

Frank Smith lit un extrait d’une nouvelle de Gertrude Stein extraite du recueil Trois vies. La nouvelle s’intitule « Melanchta ». Peut-être Chantal Akerman voulait-elle en faire un film, et elle voulait le faire avec Frank Smith. Elle avait commencé à travailler avec lui pour faire ce film. Frank Smith lit un extrait de cette nouvelle qui a pour lieu, encore, un lit et deux personnes qui, allongées dans ce lit, se parlent, parlent de leur amour qui peut-être existe encore ou peut-être se termine. Qui peut-être dure encore. Ou peut-être est fini. Existe encore. Est déjà mort. La vie. Ou la mort. La catastrophe quotidienne de la fin d’un amour. La catastrophe quotidienne qui peut-être promet une autre vie. Ou rien.

Le film ne s’est pas fait.

Mais sans doute le film se fera-t-il – la vie encore…

L’actrice Guilaine Londez raconte que pour préparer Nuit et jour (1991), Chantal Akerman lui avait montré Pickpocket de Robert Bresson : une histoire de fuite, de survie, d’emprisonnement. Guilaine Londez raconte que Chantal Akerman avait fait confectionner beaucoup de costumes pour le film, des costumes couteux, mais qu’au dernier moment elle l’avait amenée chez elle pour fouiller dans le bazar de sa penderie et que ses propres habits sont devenus ceux portés dans le film (Chantal Akerman est donc aussi la jeune actrice filmée dans Nuit et jour).

Insouciance face à l’argent, peu d’importance qui lui est accordée.

Un film ce n’est pas l’étalage de l’argent dépensé pour le film, c’est tout autre chose.

Un film est pauvre, comme les gens, en dehors de l’économie capitaliste.

Faire un film, c’est fuir l’ordre mort du capitalisme.

Un film, c’est aussi survivre – faire des films de la survie.

Et aussi, encore, provoquer une catastrophe, faire sauter le fric des costumes pour autre chose qui sera le film.

Judith Cahen évoque une lettre de Roberto Rossellini. Dans cette lettre, Rossellini écrit qu’il ne peut plus faire de films à l’intérieur du monde tel qu’il est, face à l’état du monde tel qu’il est. Comment faire des films à l’intérieur du monde tel qu’il est ? Comment faire des films encore ?

Parfois, peut-être, continuer à faire des films implique-t-il de ne plus en faire ?

Vincent Dieutre évoque ce que lui répétait Chantal Akerman : « Notre travail, notre devoir, est de faire bouger les formes ».

Détruire et créer, donc.

Détruire et créer aussi le monde.

Christophe Pellet parle de la folie qui surgit parfois dans les films de Chantal Akerman, lorsque soudain un monologue dérègle la logique du film – lorsqu’un autre du monde surgit dans l’ordre du monde. Ce serait peut-être encore cela, faire bouger les formes, les faire bouger toujours, même à l’intérieur des formes que nous créons ? Toujours fuir, donc…

Nous avons embrassé Danièle et Juliette et Stéphane et Solal et Marie et Maël.

Avons-nous embrassé Chantal Akerman ?

Ensuite nous avons marché dans la nuit. Nous étions des amis dans la nuit parisienne. Nous avions faim. Et froid.

Le 27 janvier, le club Le Silencio, a organisé une soirée en hommage à Chantal Akerman. Ont été projetés les courts-métrages suivants de Chantal Akerman : J’ai faim j’ai froid (1984) ; La chambre (1972) ; Saute ma ville (1968). Ont également été projetés des courts-métrages et images de José Luis Guerin, Gabe Klinger, Vladimir de Fontenay, Joana Preiss. Les projections ont été suivies d’interventions de : Frank Smith, Vincent Dieutre, Christophe Pellet, Judith Cahen, Guilaine Londez…