Florent Gabarron-Garcia est psychanalyste. Dans l’entretien qui suit, il présente certains des outils que l’on peut trouver chez Deleuze et Guattari pour penser des possibilités théoriques et pratiques de la psychanalyse aujourd’hui, ainsi que certains de ses enjeux politiques.
Florent Gabarron-Garcia : J’ai commencé à lire Deleuze et Guattari durant mes études. Dans les années 90, à l’Université de Bordeaux, l’enseignement portait surtout sur la morale et la métaphysique. On nous mettait en garde contre les « facilités », les « séductions » des « philosophies du soupçon » : Deleuze, Guattari, Marx, Freud, Nietzsche, Foucault. C’est dans ce contexte de régime ascétique forcé que j’ai commencé à lire Deleuze, Guattari, Nietzsche, Spinoza, Foucault, Freud. Je trouvais dans ces lectures l’air, la lumière, la nourriture que je cherchais. Ma licence de philosophie en poche, je me suis tourné vers l’anthropologie et les sciences sociales. Quel choc ! La vie des hommes et leurs pratiques étaient rendues accessibles à l’étude. La curiosité intellectuelle des anthropologues était passionnante. Le monde trouvait une amplitude nouvelle. Je suis revenu à la philosophie à l’Université de Nanterre. Sous la direction d’Etienne Balibar, j’ai pu faire des recherches sur Castoriadis, Foucault et mai 68. J’ai une fois de plus rencontré Deleuze et Guattari. J’analysais la manière dont la littérature philosophique, sociologique et historique des années 90, qui traitait de ces auteurs, de cette époque, procédait. Les manières qu’elle avait d’écrire ce passé relevaient d’un horizon intellectuel réactionnaire dominant. L’intelligentsia des années 80, soi-disant revenue à la raison après les prétendus excès des années 60, avait fait barboter ma génération dans un marécage sans horizon, en inoculant à ses enfants son désenchantement, sa désillusion. Il y avait dans les livres que l’on nous avait interdits une vie de l’écriture, une intelligence et une créativité incomparables.
Comment es-tu arrivé à la psychanalyse ?
Je faisais une analyse et je décidais de m’installer comme psychanalyste. En fréquentant les milieux analytiques parisiens, je rencontrais la même posture professorale, la même désillusion que celle que j’avais connue lors de mes premières années d’études. J’étais désormais enseignant en philosophie. Il était entendu qu’il fallait choisir : soit la « psychanalyse pure », soit le reste, comme la philosophie. Il allait encore plus de soi qu’on ne pouvait être psychanalyste et militant. Les choses ne relevaient pas seulement d’un surmoi théorique auquel se soumettaient les membres de ces écoles parisiennes. Il y avait plus grave dans cette posture typique du psychanalysme, à ne pas confondre avec la psychanalyse : les impacts sur la vie des gens, notamment ceux que l’on appelle les psychotiques. J’assistais à plusieurs « présentations de malades », où un psychiatre qui se disait analyste présentait une personne dite « psychotique », qu’il ne connaissait pas, devant un parterre d’admirateurs. L’exercice n’avait rien à voir avec les enjeux inconscients mais tout avec la question du pouvoir dans le champ analytique. C’était une démonstration de bête de foire. Ce moment fut formateur, je savais ce qu’il ne fallait pas faire. Dans ce contexte, je retrouvais chez Deleuze et Guattari ce questionnement salutaire à propos des pratiques analytiques : à partir de quand les choses commencent à mal tourner pour la psychanalyse? Mais, il existait d’autres manières de travailler, et la revue Chimères, fondée par Deleuze et Guattari, en faisait état et a accueilli mes travaux.
J’ai aussi travaillé à la clinique de La Borde, aux côtés de Jean Oury. Si Deleuze et Guattari m’avaient accompagné, c’est dans la clinique qu’ils allaient être incontournables. C’est avec ces nouvelles lunettes que j’allais les lire : celles d’un psychanalyste des psychoses. Je relisais l’Anti-Œdipe, alors que la plupart de mes collègues psy me mettaient en garde. Je savais mieux décrypter le sens des arguments fallacieux venant de la part d’analystes cyniques et fatigués, qui n’hésitaient pas à invoquer le déni de la castration pour clore tout débat.
Je trouvais dans ce livre de précieuses indications cliniques pour entendre le délire. De plus, sa critique interne de la psychanalyse, quant à son rapport au pouvoir et aux normes, est salutaire. En tant que psychanalyste, je pense qu’il faut critiquer la psychanalyse. Tout praticien et chercheur produit des critiques internes à son champ. C’est un réquisit épistémologique de base : un débat polémique est indispensable pour qu’une discipline soit vivante. Freud n’invente pas seul la psychanalyse, il ne cesse de dialoguer avec d’autres analystes et ses articles constituent souvent des réponses ou des objections à ses collègues. Un livre comme l’Anti-Œdipe s’inscrit dans le débat épistémologique interne à la psychanalyse. C’était le but de Deleuze et Guattari de peser sur ce champ et ses pratiques. Guattari connaissait bien la psychose et a été longtemps proche de Lacan. Mais, à un moment, il s’est agi pour Guattari d’aller plus loin que son structuralisme des années 60 qui ne permettait guère de frayer la clinique des psychoses et qui ne correspondait pas à son expérience. Il s’agissait de poursuivre l’exploration de l’hypothèse de l’inconscient et, comme Freud avait entendu l’hystérique, d’entendre le délirant, non de l’arraisonner à la maladie mentale en le jugeant incurable, « forclos ». Si la tâche que Guattari et Deleuze s’étaient fixés a échoué sur ce plan – puisque ce livre n’a globalement pas été reçu par les psys de l’époque –, on peut s’étonner qu’il subsiste encore des résistances et malentendus semblables à ceux de l’époque. Peut-être que certains ont intérêt à entretenir cet état de choses : le vernis théorisant pseudo-analytique dont ils se soutiennent sauterait, le pouvoir normatif qui fonde leurs pratiques apparaîtrait dans une lumière assez crue. Car, à entrer dans cette pensée clinique, c’est une révolution copernicienne de l’inconscient qui a lieu. Lacan, certainement influencé par les audaces de Deleuze et Guattari – qui eux-mêmes dialoguent avec Lacan dans l’Anti-Œdipe –, proposera peu de temps après l’Anti-Œdipe une autre théorisation de l’inconscient centrée sur la psychose ou la folie.
Il convient de ne pas laisser le monopole de l’œuvre lacanienne à ses disciples. Les critiques de Deleuze et Guattari portent essentiellement sur ces derniers, plus que sur Lacan, qu’ils reprennent en partie. Il y a un jeu d’influences, voire de dialogues, entre eux et le « dernier Lacan ». Le psychotique n’est pas fermé de l’intérieur, il n’est pas cet être incapable d’aimer qui, prisonnier de son image et de son narcissisme, n’aimerait que lui-même ou son délire. C’est plutôt le névrosé qui ne se rend pas compte qu’il est parlé. Cela signifie qu’un certain nombre de discours et de pratiques ségrégatives dans la pratique clinique sont rendus illégitimes, comme faire des « présentations ». Ces dernières apparaissent pour ce qu’elles sont : des liaisons dangereuses entre psychanalyse et psychiatrie qui consistent en un forçage de l’inconscient, une opération d’écrasement du sujet, au nom des normes dominantes.
Peux-tu préciser les enjeux de cette « autre clinique » par rapport au pouvoir, ainsi que les rapports de Deleuze et Guattari à La Borde ? Je suppose qu’il n’y avait pas de présentations de malades ?
Non, il n’y a pas de présentations de malades. Oury était clairement contre, comme Guattari. Il y a une question politique cruciale qui est posée à celui qui rencontre le fou et que la société a désigné comme celui qui en a la charge. On ne peut prétendre soigner les psychotiques sans d’abord soigner l’institution. Le traitement de l’aliénation sociale précède celui de l’aliénation inconsciente. C’est un des leitmotive de la pratique à La Borde, dont Guattari a été un des fondateurs. L’Anti-Œdipe tire en partie sa substance de l’expérience de la folie de Guattari à La Borde. Cette institution a constitué une sorte d’avant-garde intellectuelle qui combinait l’enjeu clinique, le soin et la vie avec les psychotiques, et politique, la manière d’organiser l’institution, l’accueil de militants menacés qui venaient se cacher, comme ceux du FLN. Non seulement cette clinique a accompagné la plupart des moments d’émancipation, mais cette expérience vivante s’enracine aussi dans des combats passés, comme ceux de Tosquelles, membre du POUM lors de la révolution en Catalogne. Directeur de l’hôpital de Saint Alban, qui verra passer nombre de résistants, il met au point les prémisses de ce qui deviendra la psychothérapie institutionnelle, qui repose selon lui sur deux jambes : le marxisme et la psychanalyse. Les « choses psy » ne se passent pas nécessairement dans le bureau du psy mais parfois dans un atelier ou avec le cuisinier.
On retrouve ici le thème marxiste de la lutte contre la division du travail, tâche cruciale pour une institution où vivent les psychotiques. Cet enracinement dans un combat pour l’émancipation révolutionnaire a toujours été soutenu par Oury. On est à mille lieues du psychanalysme parisien et de son nihilisme clinique. A La Borde, on ne pouvait être psychanalyste sans être militant.
Qu’est-ce que cela implique concrètement par rapport à la clinique en institution psychiatrique ?
Aujourd’hui, le psychiatre parle de « soins psychiatriques », ce qui est le plus souvent un oxymore. Sans plus de réflexion, il fait l’impasse sur ce qui fonde sa pratique. Or, cette dernière dépend du même décret que celui du policier, il est sollicité par rapport aux « troubles de l’ordre public ». Il est un gardien de l’ordre bourgeois, et cela n’est pas sans effets, y compris subjectifs. Que va-t-il faire de la place qui est la sienne ? Pour se défaire de cette réification sociale et de ses effets matériels et symboliques, l’organisation de l’institution doit être repensée. Par exemple, cela signifie que le psychiatre – celui dont la fonction est la plus symboliquement prestigieuse et la mieux rémunérée – doit sortir de son bureau et faire la vaisselle avec les psychotiques et les autres. L’argent qu’il reçoit ne doit pas être trop supérieur à la moyenne de ce qui circule dans l’institution. Ce sont des moyens concrets pour soigner l’aliénation sociale et la capture imaginaire des sujets dans leurs attributs sociaux. Si le psychiatre se prend réellement pour un psychiatre, l’infirmier pour un infirmier, le psychologue pour un psychologue, il y a des chances que le fou se prenne encore plus pour le fou. L’enjeu micropolitique est ici essentiel : la lutte contre la division du travail s’articule directement à la clinique. C’est un collectif soignants-soignés qui doit être mis en place pour gérer la vie institutionnelle et son quotidien. A défaut, la psychiatrie produit le schizo réifié de l’hôpital, au point qu’il devient quasi-inaccessible au travail analytique et à la possibilité d’élaborer sa souffrance singulière, car l’appareillage psychiatrique l’en a privé. Il devient l’objet de la psychiatrie et du psychiatre.
Cette micropolitique de la psychiatrie vise aussi une fin plus « macro ». En tant que prolétaire du signifiant, le schizo subit une double peine. Son aliénation mentale est redoublée par l’aliénation sociale que constitue l’HP. Il s’agit donc de faire en sorte que le lieu où l’on s’occupe des fous, lieu qui nécessite des règles de vivre ensemble singulières et fines pour permettre un « droit à la folie » – et donc un travail résolu et assumé sur la double aliénation, sociale et inconsciente –, devienne une avant-garde à partir de laquelle la société pourra basculer. C’est l’enjeu de ce que Deleuze et Guattari appellent la « psychiatrie matérialiste », au sens du matérialisme historique de Marx, et d’une transformation révolutionnaire de la société.
On peut cependant remarquer que, dès la mort de Guattari, est créée la « société des médecins », sorte d’entité hors institution, qui permet de produire beaucoup d’argent et d’augmenter considérablement les revenus de ces derniers. Les médecins reprennent le pouvoir et retournent à leur classe et ses privilèges. A l’époque où je suis passé à La Borde, ces derniers ne participaient plus aux tâches manuelles et restaient dans leur bureau. Ce changement dans l’organisation matérielle et pratique de l’institution n’est pas sans conséquences cliniques. Alors que Guattari a montré qu’il fallait que le psychiatre supporte l’angoisse de voir son personnage « éclater », dans la pratique actuelle le personnage du psychiatre en ressort considérablement renforcé, et l’aliénation peut être plus grande pour tout le monde : le fou, le salarié, le psychiatre lui-même. Cela peut donner lieu à une perversion institutionnelle où, d’un côté, on parle de psychiatrie militante et, de l’autre, on reproduit les inégalités de classe, non sans un certain paternalisme. On touche aux limites du psychiatre qui se révèle ne pas avoir poussé suffisamment loin sa propre analyse pour renoncer au semblant de sa fonction et à ses privilèges. La présence de Guattari ne fonctionnait-elle pas tel un garde-fou face à ces dérives ? Il était la seule personnalité reconnue de ce mouvement qui était non psychiatre. Si la psychothérapie institutionnelle évite l’écueil du « psychanalysme », elle échoue dans une autre forme de pouvoir : le « psychiatrisme ».
C’est sans doute la raison pour laquelle Deleuze et Guattari ne se sont jamais cantonnés à la psychothérapie institutionnelle. Ils ont réfléchi aussi avec les antipsychiatres, ou des gens comme Deligny qui a travaillé avec les autistes, et qui, par certains côtés, vont plus loin que les bons docteurs de la psychothérapie institutionnelle. Ce n’est pas une quelconque « psychothérapie » qu’ils visaient mais bien «l’analyse institutionnelle ». Cette approche ne concerne pas que l’hôpital mais aussi l’école, les institutions, les groupes militants, tous les lieux où quelque chose se trame sur la subjectivité. Il s’agit, à partir de la question que nous adresse le fou, de réinterroger le rapport aux normes qui nous font et à ce qui les règle – à savoir, en dernière instance, le Capital et ses modes de production – afin de donner la possibilité aux gens de, peut-être, retrouver les moyens de reprendre un peu la main sur leur destinée. C’est l’enjeu, par exemple, de « Cinq propositions sur la psychanalyse », de Deleuze, que l’on trouve dans L’Ile déserte et autres textes.
On comprend que les rapports de la psychanalyse à la politique doivent être repensés. Le psychanalyste n’est pas neutre et, avec d’autres professions – le professeur, le psychiatre, etc. –, il se situe à un carrefour de la subjectivité et des productions de l’inconscient. Sa profession n’est pas directement dépendante de l’État et de ses appareillages, mais la libéralité de son exercice ne le prive pas de sa responsabilité, au contraire. Va-t-il jouer à renforcer les dispositifs de pouvoir ou accompagner et favoriser les lignes de fuites révolutionnaires ?
Cette entreprise s’inscrit également dans une histoire plus large des rapports de la psychanalyse à la politique, histoire complexe, qui a largement été refoulée ces trente dernières années. La clinique de La Borde est un des vestiges de cette histoire conflictuelle et pourrait être mise en rapport avec d’autres tentatives anciennes comme les différentes « policliniques » de l’entre-deux-guerres qui avaient vu le jour en Europe sous l’impulsion des ténors de la psychanalyse qui, contrairement à la majorité de ceux d’aujourd’hui, se préoccupaient explicitement de « justice sociale », ce qu’ils cherchaient à signifier jusque dans le choix orthographique de leurs institutions en préférant le « i » de policlinique, ce qui désigne le politique, au « y » qui désigne la multiplicité des soins. Il y a une histoire populaire de la psychanalyse largement méconnue. Même Freud a participé à la campagne du parti réformiste viennois. Faut-il préciser que ce dernier était autrement plus engagé et radical que la gauche contemporaine ?
Peux-tu donner un exemple montrant en quoi les travaux de Deleuze et Guattari autour du politique et de la psychanalyse demeurent actuels et apportent un éclairage sur aujourd’hui ?
L’inconscient et ses mécanismes ne se limitent pas aux images du père et de la mère que l’on projette ou que l’on introjecte, ni à des symboles archétypaux ou à une fonction qui permet de symboliser pour un sujet. Deleuze et Guattari vont plus loin que les conceptions idéalistes qui limitent le sujet à une causalité intrapsychique ou à une logique du fantasme. Il y a des complexes inconscients qui traversent l’histoire et constituent la matière de la subjectivité d’un temps donné ou d’une séquence. L’enjeu est de concevoir l’inconscient non comme une scène structurale qui se répète avec les mêmes acteurs œdipiens, mais comme une machine de production non isolée du reste de la réalité. Ce n’est pas qu’Œdipe n’existe pas, mais il faut plutôt cerner avec quoi il est branché. Deleuze et Guattari reprennent en partie Wilhelm Reich sur cette question. Sa force, disent-ils, est de permettre de s’interroger à nouveau frais sur le phénomène du fascisme : les gens n’ont pas été trompés, ils ont désiré un chef. Le fascisme, comme n’importe quel complexe militaro-industriel, charrie de la jouissance. C’est ce qu’il convient d’analyser, comment ça marche dans chaque cas. C’est dans les complexes matériels que les images ou les représentations interviennent. Elles ne leur préexistent pas, ni ne les produisent.
Le projet deleuzo-guattarien éclaire comment les formes de vie fonctionnent, comment ce qui semble être le plus intime pour le sujet est relié à des déterminations plus vastes. Comme le dit Deleuze, « Un capitaliste, un technocrate actuels ne désirent pas de la même manière qu’un marchand d’esclave, ou qu’un fonctionnaire de l’ancien empire chinois ». C’est la raison pour laquelle, avec Guattari, ils convoquent les données anthropologiques de l’époque pour les soumettre à une analytique du désir. Ils proposent de faire une philosophie universelle de l’histoire des modes désirants selon des séquences sociales qui suivent, peu ou prou, les différentes séquences des modes de production que Marx avait mis en lumière.
Cette typologie met en lumière que l’inconscient n’est pas hors de l’histoire, hors des productions matérielles du social qui le font, sans pour autant l’y réduire. Dès lors, la psychanalyse appliquée n’a aucun sens et l’anthropologie psychanalytique est caduque. Les effets du pouvoir ou de l’aliénation qui font les sujets ne sont pas à situer dans un ciel métapsychologique constitué de principes qui s’articuleraient abstraitement – la Loi, la Castration, le Désir, le Langage, l’Objet, etc. – et dont il s’agirait de redécouvrir l’unité formelle derrière la contingence des formes sociales. Supposer que ce serait le cas parce qu’ils auraient été précédemment introjectés, ou seraient structuralement dans l’inconscient, a minima, en tant que principes, sont des opérations courantes du psychanalysme qui projette ses préjugés ethnocentriques. Il n’y a pas d’invariants structuraux de l’inconscient. Le complexe œdipien est un résultat plutôt qu’une cause. En tant que forme de l’inconscient, il est indissociable de la formation historique de la société bourgeoise, soit la forme sociale capitaliste-marchande du XIXe siècle. Il ne s’agit pas de nier Œdipe et ses effets mais de voir avec quoi il est connecté, comment il fonctionne, au nom de quoi il est invoqué, de rentrer dans le détail de ses ramifications concrètes.
A force d’arguties œdipiennes hors sol, certains « analystes » ont participé récemment à la stigmatisation des homosexuels, n’hésitant pas à voir dans leurs revendications politiques la cause de la perte de l’Occident, de la famille, du père, voire de la culture. Œdipe est souvent homogène à des formes sociales réactionnaires. D’une certaine manière, il peut tout à fait servir à renforcer la légitimité de la subjectivité encore dominante et coloniser l’inconscient des analysés en visant des fins d’adaptation sociale. Très tôt, Lacan lui-même met en garde en prévenant qu’Œdipe ne saurait indéfiniment tenir l’affiche. Dès le début des années 70, il pose les formules de la sexuation et réévalue la jouissance féminine. Il n’y a pas que la logique du phallus ! Dans le champ analytique, certains préfèrent ses tentatives théoriques du tout début des années 50, quitte à les sophistiquer à outrance, plutôt que l’écoute de l’inconscient.
C’est la même perspective qui est exprimée dans l’idée selon laquelle tous les problèmes viendraient d’une soi-disant théorie du genre. Judith Butler, qui a valorisé Antigone plutôt qu’Œdipe, a même été interpellée. D’après les manifestants, souvent de droite, il s’agissait de revenir aux « vraies valeurs », et ils ont revendiqué les stéréotypes les plus éculés de la différence sexuelle. Cette familiarité entre des slogans ridicules et les savantes théories de l’ordre symbolique n’est peut-être pas surprenante. On voit d’autant moins comment la minorité homosexuelle pourrait constituer une menace quand on sait que, pour la plupart des hétérosexuels aujourd’hui, la réalité sexuelle de leurs fantasmes et de leurs désirs n’est plus conforme aux images d’Épinal dignes de Disney qui ont été brandies. Si le simplisme des slogans hétérosexistes est homogène à la pensée de la théorie de la différence des sexes défendue par les œdipianistes, c’est que la crise se passe dans l’ordre hétérosexuel dominant lui-même. Cet ordre se fêle de l’intérieur. C’est l’hétérosexualité et son régime normatif qui mutent. L’hétérosexuel d’aujourd’hui témoigne qu’à côté des anciennes formations libidinales coexistent dans sa vie d’autres formations hétérogènes qui n’ont pas trouvé leurs mots, leurs symboles, leurs images, et qui se cherchent. Elles sont souvent empêchées d’expression et réifiées dans des codes étriqués du masculin et du féminin. Cela s’entend sur le divan de la part d’hétéros que l’on pourrait dire « bien portants ». Les hétérosexistes sont pris dans des contradictions de désirs dans lesquels ils s’empêtrent, et à ne pas les assumer ils projettent sur l’extérieur leurs propres difficultés à entériner le fond homosexuel qui caractérise tout hétérosexuel. Cela s’entend également sur le divan.
Dans le même temps, ce n’est pas sans quelque paradoxe ou ironie de l’histoire que les dernières revendications homosexuelles majoritaires sont faites au nom d’un certain familialisme, en revendiquant une de ses institutions historiques normatives, le mariage. L’homosexualité revendiquée n’est plus majoritairement synonyme de révolution, comme c’était le cas pour les militants du FHAR. Se pourrait-il que le mariage, signe vieillot d’une vie sociale pleinement réalisée et « normale », puisse être accordé sans ses différents oripeaux historiques, à savoir ceux de la consécration sociale et sacrée de l’union entre un homme et une femme mettant la procréation au service de la fondation d’une famille nucléaire, ce que la norme œdipienne reflète largement? Certainement, et c’est aussi cela que l’ordre hétérosexiste pleure, ce contre quoi il éructe : être destitué de son monopole. Pour les analystes œdipiens, comme leur théorie du social est invalidée – on se passe du nom-du-père, du scénario œdipien et de leurs subtilités théoriques, pour faire société ou penser la société –, ils en concluent que c’est la société qui est en passe de se dissoudre et n’hésitent pas à diagnostiquer une « psychose généralisée » ou une « merversion ». L’ordre contemporain n’ayant plus besoin de leur couverture idéologique, ils versent dans une nostalgie nauséabonde, regrettant le temps mythique où le nom-du-père aurait été censé régler la pulsionnalité des foules. De même que mai 68 ne s’est pas passé à cause des intellectuels, il est absurde de tenir des intellectuels contemporains, ou de viser des minorités sexuelles, ou celles des banlieues, comme s’ils étaient la cause réelle des changements. Preuve supplémentaire qu’ils ne comprennent pas l’hypothèse de l’inconscient, qui ne saurait se réduire à leurs petits schémas idéalistes.
Deleuze et Guattari permettent donc, sur ces points, de penser une certaine articulation de la psychanalyse et du pouvoir, de la psychanalyse et du politique ?
Pour l’intelligibilité des phénomènes en cours, il faut sortir des tautologies métapsychologiques autoréférentielles de la doxa. Ces phénomènes s’inscrivent dans un mouvement qui indique une mutation contemporaine des formes du Capital à laquelle le sujet de l’inconscient n’échappe pas. Comme le montre Foucault, repris par Deleuze, on passe des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle. Qu’est-ce qui se trouve changé pour le sujet et comment les différents acteurs vont-ils réagir? L’inconscient et la subjectivation ne sont pas hors histoire. On voit combien ces problèmes cruciaux touchent directement à la vie libidinale des gens qui n’est pas indépendante de leurs conditions matérielles d’existence. Les problèmes sexuels sont politiques et économiques. L’inconscient, c’est la politique. Les modes de filiation et de subjectivation sexués changent, car les modes de pouvoir changent, le Capital et son ordre mutent. Si, selon le motif de la lamentation du psychanalysme, « l’ordre symbolique n’est plus ce qu’il était » et que l’ordre social n’a plus besoin de sa garantie, ce n’est pas parce que tout va à vau-l’eau, mais parce que les figures du pouvoir et leurs dispositifs changent. Ces figures tutélaires de l’ordre ancien – le psychiatre, le professeur, le psychanalyste, etc. – sont déchues. Nous passons partout du maître despote et son panoptisme, au froid manager et son contrôle. Ceci impacte directement nos formes de vie.
Il faut penser le rapport entre le désir et ses structures matérielles. Il y a toute une réflexion qui traverse la pensée de Deleuze et Guattari et qui s’élabore avec Saint-Just qui, à la fin de sa vie, réclamait davantage d’institutions plutôt que des lois. On constate que la destruction actuelle des institutions est concomitante avec la flopée des lois liberticides de la dernière décennie. C’est sur une casuistique des lois et des peines que se fonde la terreur d’État contemporaine. En reprenant le titre du journal de Castoriadis, on dira que l’enjeu est : « institution ou barbarie ».
Ce qui s’effondre aujourd’hui, c’est le dispositif institutionnel hérité de l’entre-deux guerres, du Conseil national de la résistance. Les formes de vie de la seconde moitié du XXè siècle que l’on a connu sont inséparables de la réalité de cette structure matérielle et juridique arrachée de haute lutte. On l’a considéré comme acquise et « normale », mais c’est un défaut de perspective du contemporain. A l’heure où le Capital reprend des droits indus et que les riches ont repris confiance, on voit bien qu’il s’agissait en fait d’une entame très concrète sur la logique du Capital : de manière inédite, on avait réussi à mettre à l’abri de sa logique prédatrice l’éducation, la santé, le savoir, etc. Ces résultats matériels étaient le fruit de combats acharnés. Faut-il rappeler que beaucoup de résistants qui y ont activement contribué ne se battaient pas pour rétablir le parlementarisme bourgeois mais risquèrent leurs vies en vue de la révolution ? Si ces concessions du Capital avaient été obtenues au prix lourd, c’est bien que ce que certains considéraient comme un statu quo ces dernières années n’en était pas un. En réalité, il n’a jamais été qu’une étape dans la lutte pour l’émancipation. On s’en rend compte aujourd’hui où les anciens domaines gagnés sur le Capital sont en passe de devenir privatisés, comme toute l’existence. Les raisons d’une telle régression historique n’ont pas qu’une causalité exogène. Il y a eu un reniement de l’idéal institutionnel et de son modèle de révolution en acte qui rend compte de cet effondrement contemporain des institutions. Rien ne pourrait avoir lieu sans le désir actif des sujets, fût-il un désir inconscient mortifère. De ce point de vue, les échecs répétés de certains mouvements récents dits de « résistance » peuvent s’expliquer.
Plus précisément, si l’on prend ceux qui furent portés justement par les anciens maîtres du champ psy ou universitaire. Ce n’est certainement pas un hasard si la question de transformer les institutions et ses rapports de pouvoir n’était jamais à l’ordre du jour dans ces mouvements. Elle est exclue a priori et sans autre forme de considération. Ne parlons même pas de la possibilité d’actions ou de réinterroger la question de la violence légitime. « L’entre soi » des personnes mobilisées et le peu de transversalité avec l’ensemble des classes dominées ou des populations persécutées ne sont pas un hasard. Pour mémoire, lorsque les étudiants se battaient pour l’intérêt général contre la privatisation des universités en initiant les grèves et manifestations et qu’ils essuyaient seuls et courageusement la crudité de la violence policière, la plupart des enseignants ne les rejoignirent plus tard que parce qu’ils furent inquiétés des nouveaux contenus de la réforme qui venaient mettre en cause leur statut d’enseignant chercheur. Il a suffi que le pouvoir retire le décret les concernant pour que, d’un coup, les mêmes qui avaient tardivement rejoint le combat étudiant s’en dédient aussitôt et somment leurs ouailles de reprendre immédiatement les cours et de ne plus perturber le fonctionnement des établissements sous peine de sanctions.
Alors qu’il s’agissait de poursuivre le combat de la résistance en poussant plus loin le rapport de force social conquis en gardant en ligne de mire son horizon révolutionnaire, on constate que ces enfants de l’après-guerre ont renié l’idéal émancipatoire. Ce que Guattari appelait « l’hiver des années 80 », dont nous ne sommes pas sortis, n’aurait jamais pu avoir lieu sans cette complicité. On se rend compte que les personnalités éminentes qui animent ces pseudo-mouvements n’ont pas pour but de gagner le combat contre « l’hydre néo-libérale ». Quel peut être le désir inconscient qui anime cette vieille garde, sinon d’exécuter son dernier baroud d’honneur en en tirant le maximum de bénéfices ? Ils prétendent légitimer leur posture au nom des autres alors qu’il s’agit encore de tirer une plus-value personnelle et symbolique en exploitant la situation désastreuse qu’ils n’ont pas du tout l’intention de changer. En plus d’être des traîtres et des renégats, ils sont également des imposteurs. Cette duplicité à l’intérieur des champs concernés doit être analysée, sinon toute tentative de résistance est vouée à l’échec.
Comment situer la psychanalyse dans ce contexte de délitement ? Qu’est-ce que l’éclairage deleuzo-guattarien peut apporter de spécifique dans ce cadre ?
Cet éclairage permet d’identifier de manière plus précise les coordonnées du malaise. Beaucoup de personnes ont la « tête sous l’eau », sans toujours le savoir. En raison de la violence néo-managériale, mais également de la duplicité évoquée plus haut, l’air est parfois tout à fait suffoquant dans les institutions actuelles, et cela peut avoir des effets désastreux pour la clinique et ses praticiens. De ce point de vue, une pratique analytique où l’on peut penser lucidement le lien entre clinique et politique a un rôle crucial à jouer. A l’inverse, la fuite en avant en quoi consiste la tentation nosographique à laquelle on assiste dans le champ analytique majoritaire est très problématique. Ces récentes proliférations catégorielles (la « psychose ordinaire », la « merversion », etc.), auxquelles cèdent certaines écoles, reviennent à une dénégation du malaise et de sa nature. Cette néo-nosographie « psychologise » la violence contemporaine. On peut feindre ensuite de « découvrir » un « néo-sujet » ou une « nouvelle causalité intrapsychique ». Mais ce tour de passe-passe n’est pas neutre. Peut-être ces analystes pensent pouvoir s’abstraire de l’histoire et de ses conséquences. Mais il n’y a pas « d’or pur » de la psychanalyse. Ce qu’il y a, c’est une responsabilité de l’analyste dans son temps. Prendre au sérieux la question des rapports de l’inconscient à l’Histoire, c’est très concret, et cela engage autrement l’analyste dans le transfert.
Dans les coups de l’histoire contemporaine, la psychanalyse, loin d’être has been, n’a ni besoin d’un renouvellement nosographique échevelé, pas plus que de se cramponner aux chimères d’un passé pseudo-mythique. C’est la même euphémisation de l’enjeu politique qui est reconduite dans les deux cas. Plus que jamais, il est nécessaire que l’analyste n’évite pas son époque, comme s’il pouvait la surplomber. Ce temps c’est le nôtre, c’est nous-mêmes, et il convient de ne pas éluder les questions qui se posent à nous en tant que praticiens. Il y a une responsabilité politique de l’analyste face au malaise et à l’interprétation qu’il en donne. A se présenter comme les gardiens de l’ordre ancien, ces analystes deviennent des précepteurs, des flics de l’inconscient. Mais, même l’armée ou la police peuvent se retourner et s’allier avec le peuple. Le pouvoir et ses dispositifs ne recouvrent jamais totalement l’ensemble du Socius. Partout où il y a oppression, il y a résistance. De ce point de vue, les mouvements de militants radicalisés comme dans les ZAD et ceux qui mènent des actions concrètes d’occupation, voire de reterritorialisation du territoire en y habitant afin que les « projets inutiles » commandités selon la logique du Capital échouent, sont plus intéressants et porteurs d’avenirs.
L’avenir de la psychanalyse n’est pas dans la recherche auprès de l’Etat policier d’une illusoire garantie « d’utilité publique », mais bien du côté des nouvelles sensibilités militantes et sexuelles, et des nouveaux précaires. Elle a plus d’intérêt à renouer avec ceux-là, plutôt qu’avec ceux qui passent des compromis mortifères avec le pouvoir. C’est ici que se pose la question, que l’on trouve chez Deleuze et Guattari, des devenirs ou des lignes de fuite, et que l’analyste, face au malaise, a un rôle à jouer. Il y a une psychanalyse à mener auprès des classes nouvellement prolétarisées et ce sont bien souvent les psychologues en institution de banlieue qui la font sans le savoir. Dans l’équipe mobile où j’exerce une partie de mon temps, on peut être amené à travailler avec des personnes exilées, délirantes, sans papiers et exclues de tout droit. Or, leur situation est également un symptôme de l’époque et des nouvelles formes du capitalisme mondial. Lorsque l’on arrive à réunir les conditions d’une prise en charge sociale et d’un travail d’analyse avec eux, il s’avère que les formations délirantes qu’ils avaient produites se révèlent directement en rapport avec des enjeux inconscients singuliers qui sont pris dans l’histoire postcoloniale et néocoloniale.
La perspective deleuzo-guattarienne permet également de mieux assumer l’orientation de la cure qui en découle. Lorsqu’un névrosé vient vous voir pour raconter ses difficultés au travail, il faut arrêter de rabattre cela immédiatement selon une pure logique du fantasme. On ne peut pas faire comme si la violence du libéralisme n’existait pas. Il faut entendre l’emprise dans la réalité de celle-ci sur le sujet afin d’analyser ses effets et voir comment le fantasme singulier du sujet peut s’y trouver rapté. Pareil pour les traumas. Il est important que l’analyste puisse les entendre, surtout lorsqu’ils ne se sont pas inscrits pour le sujet lui-même, comme ce peut être le cas pour la personne qui délire.
Cette approche est d’autant plus importante dans ce moment d’effondrement généralisé des institutions où ce sont évidemment les plus fragiles, comme les personnes dites psychotiques, qui sont les plus touchés. Dans le délire, on n’entend pas seulement le père, la mère, le grand-père ou la grand-mère, mais d’autres choses derrière les personnages familiaux qui ne totalisent pas l’histoire du sujet. Il y a d’autres formations fantasmatiques, l’inconscient est ouvert aux quatre coins du Socius et aux coups de l’Histoire. C’est la raison pour laquelle Deleuze et Guattari avaient proposé de nouvelles règles pour entendre le délire et plus généralement pour appréhender l’inconscient. Ces faits cliniques sont cruciaux pour mener la cure aujourd’hui, sans compter qu’ils sont féconds pour la pratique de l’analyse avec les enfants. L’enfant agité peut être prisonnier de son identification à l’objet qu’il se trouverait devoir incarner pour la mère. Mais, une fois ce bref repérage classique effectué, que fait-on ? Comme pour la psychose, lorsqu’elle est conçue comme relevant du mécanisme de la forclusion, cela est très insuffisant pour le frayage clinique. Cela n’indique certainement pas que le clinicien devrait tenir lieu de père ou tenter de singer « sa fonction ». On retrouve cette tentation de vouloir réaxiomatiser le sujet dans l’Œdipe. Il y a des exemples célèbres : Mélanie Klein qui rabat univoquement le jeu du petit Richard sur la mise en scène de son papa et de sa maman. Deleuze montre bien le forcing interprétatif dont se soutient ce travail. Les productions de l’enfant sont systématiquement réaxiomatisées selon une triangulation forcée. Mais quel en est le prix, demande Deleuze ?
De même, il y a des manières d’écouter qui n’en sont pas. Il y a des silences de l’analyste qui empêchent le sujet de parler car ils sont porteurs d’une haine du désir et de la jouissance. Si l’analyste ne restreint pas l’inconscient et la pratique analytique à l’univocité du schéma familialiste ou de ces néo-nosographies, il découvre autre chose. Il y a à apprendre avec les enfants et les psychotiques. Cette clinique montre que les familles sont coupées de coupures qui ne sont pas familiales. Cela n’est pas rien que la cure de Richard se passe pendant la guerre et qu’il soit enfant de Juifs. On ne délire pas le père ou la mère mais l’histoire : l’affaire Dreyfus, la guerre d’Espagne, la montée du fascisme, etc. Arraisonner l’hétérogénéité du matériel inconscient afin de « normaliser » le psychotique est un écrasement du sujet et de l’inconscient. De même, le petit sujet ne saurait se réduire à « l’enfant symptôme » corrélatif du fantasme maternel. C’est souvent insuffisant de s’en tenir là. Ce que l’enfant fait ou dit, présentifie autre chose, et témoigne d’autres ressources essentielles pour le frayage clinique. C’est cela qu’il faut pouvoir entendre et avec quoi il faut entrer en contact. Cela n’est peut-être pas donné à tous, comme le disait Tosquelles, d’accepter d’entrer dans cette « danse pulsionnelle ». L’analyste et le patient ont pourtant tout à y gagner. Il n’y a pas à craindre cette hétérogénéité de l’inconscient et ce que l’on appelle son réel. L’inconscient n’accouche pas par nature de monstres.
En revanche, la crainte de l’inconscient, dont certains praticiens n’aperçoivent même pas qu’ils en sont porteurs, peut avoir des effets. A minima, le travail de la cure s’obsessionalise et s’enkyste dans une stase culpabilisante pour le sujet, voire est rendu impossible dans le cas de la psychose. C’est que l’analyse est mutilée, mais c’est aussi bien le clinicien qui s’est mutilé lui-même sans s’en rendre compte. Toute tentation d’emprise sur l’inconscient et son écrasement peuvent déchaîner des forces réactionnelles, et cela peut s’exprimer à grande échelle. Pour ces raisons, le praticien doit se garder de la tentation du pessimisme dans laquelle verse le psychanalysme. Il n’y a pas lieu de dresser une image de l’inconscient selon laquelle l’homme serait un loup pour l’homme en raison d’une pseudo-nature agressive de la pulsion. Ce n’est pas seulement réduire l’ensemble du texte freudien à un hapax, c’est également arraisonner l’inconscient. La pulsion de mort est toujours liée à la pulsion de vie. Son insistance dans la répétition pour un sujet n’indique rien d’autre qu’un travail reste à faire. L’inconscient et ses mécanismes n’indiquent rien en eux-mêmes. Ceux qui versent à ce chapitre en prenant la pose et en croyant faire preuve de profondeur ne font pas que projeter leur dépressivité sur le monde. Ils font preuve d’irresponsabilité.
L’ancien monde s’effondre. C’est également un moment de vérité et de parole, ce qui ne peut pas ne pas intéresser la psychanalyse comme son sujet. La psychanalyse peut ne pas être seulement subversive ou consister en un évitement du pire, mais, dans le combat d’Éros contre Thanatos, accompagner résolument les forces de vie, participer à l’œuvre émancipatoire. C’est peut-être une chance que l’avenir de la psychanalyse puisse être de redevenir minoritaire. Peut-être les analystes pourront-ils mieux revenir auprès des minorités du prolétariat et les accompagner dans les processus désirants à venir.
Florent Gabarron-Garcia est philosophe et anthropologue de formation. Il a enseigné la philosophie et a travaillé à la clinique de La Borde fondée par Jean Oury et Félix Guattari. Il exerce comme psychanalyste, notamment en hôpital psychiatrique. Il a été enseignant à Paris VII à l’UFR d’études psychanalytiques (anciennement l’UFR sciences humaines cliniques) et a coorganisé le séminaire Utopsy. Il est membre du comité de rédaction de la revue Chimères, fondée par Gilles Deleuze et Félix Guattari.