Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer

Certaines n'avaient jamais vu la mer (détail couverture)

« Sur le bateau nous étions presque toutes vierges » : « nous », ces femmes japonaises — « certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles » — qui traversent le Pacifique vers la Californie où les attendent leurs « fiancés », des hommes qu’elles n’ont jamais rencontrés. On est au tout début du XXe siècle. Masayo, Mitsuyo, Nobuye, Kiyono (et tant d’autres rassemblées dans ce « nous ») rêvent de vies nouvelles, d’amour, les photos envoyées au Japon ont fait naître l’espoir. Julie Otsuka trame leurs voix, les mêle en un « nous » incantatoire. Elle suit ces femmes, dit des vies, en de courts chapitres qui construisent, peu à peu, un roman choral aussi puissant qu’il est court et sobre.

Quand l'empereur était un dieuJulie Otsuka est née en 1962 en Californie, d’une mère américaine d’origine japonaise et d’un père japonais. Elle publie, en 2004, un premier roman remarqué, Quand l’empereur était un Dieu (Phébus et 10/18), centré sur un épisode tabou de l’histoire américaine : ces camps où, après l’attaque de Pearl Harbor, furent parqués les Américains d’origine japonaise et autres immigrants japonais, accusés d’être des espions. Le roman croise l’histoire de deux pays et une histoire personnelle, puisqu’une partie de la famille de Julia Otsuka a connu ces camps. La fiction, telle que l’écrivain la conçoit, est cette trame ténue qui relie Histoire, (auto)biographie et invention, une approche complexe et d’une infinie délicatesse. Dans L’Empereur était un Dieu, les personnages ne portent pas de nom, ils sont dépouillés de tout (identité, racines, biens, liens au Japon comme à l’Amérique). Julie Otsuka aime dire en creux, dans le manque, l’absence. Elle n’est pas de ces romanciers démonstratifs, qui assènent leur vérité.

Dans The Buddha in the Attic, titre original de Certaines n’avaient jamais vu la mer, les jeunes Japonaises en partance pour San Francisco demeurent longtemps anonymes. Le « nous » qui les désigne est d’abord collectif, des voix s’élèvent, tissu de questions angoissées. Le malaise et l’envie de vomir de ces femmes sont liés autant au roulis du bateau qu’à leurs questions sans réponse, à leur peur du « continent inconnu où nous nous rendions ». Elles vont débarquer en Californie avec leur stricte éducation japonaise, en femmes et futures épouses accomplies. Dans leurs bagages, leur kimono blanc pour la nuit de noces.

Certaines n'avaient jamais vu la merCe « nous » incantatoire est celui de femmes réunies par une traversée et un exil. Elles sont pourtant toutes différentes. Certaines viennent de la ville, d’autres de la campagne, certaines sont vierges, d’autres veuves, la plus jeune a douze ans, certaines quittent un amant, un enfant, coupent avec de lourds secrets. Toutes rêvent d’une renaissance, « parce qu’à présent nous étions sur le bateau, le passé était derrière nous et il n’y avait pas de retour possible ». La polyphonie de ce « nous » dit, jusqu’à la litanie (« nous avons accouché »), qu’il n’est pas de vérité unique, mais des parcours, des voix qui s’expriment pour dire l’Histoire collective comme des vies individuelles. Des voix auxquelles l’écrivain redonne une puissance, une légitimité ; des femmes qui retrouvent leur histoire longtemps tue, tabou au sein de leur propre famille.

« Celles qui venaient d’Hiroshima, où la bombe exploserait, avaient de la chance d’être sur ce bateau, bien qu’à l’époque on n’en sache rien » : la force romanesque de Julie Otsuka est dans ce conditionnel, un futur dans le passé, qui dit tout de l’Histoire, des relations complexes du Japon et des USA dans une forme d’incise. Tout est dit, comme en passant, sans jamais appuyer. La légèreté a bien plus de force que l’accusation sans ambages.

Après trois semaines de voyage, ces femmes découvrent la vérité : les photographies n’étaient bien souvent pas celles des hommes qui les attendent réellement, les lettres qu’ils ont envoyées étaient rédigées par des professionnels. Mais le rêve est tenace : « Nous voilà en Amérique, nous dirions-nous, il n’y a pas à s’inquiéter. Et nous aurions tort. » Elles vont entrer dans la catégorie des « invisibles », de la main d’œuvre gratuite, se tuer au travail en arrachant des fraises dans les champs, devenir bonnes (le pire pour une Japonaise), s’allonger « au côté d’un inconnu en un pays inconnu ». « Nous formions une machine économique imbattable, irrésistible, et si personne ne freinait notre élan, tout l’ouest des États-Unis serait bientôt un nouveau comptoir, une colonie asiatique. »

Certaines n’avaient jamais vu la mer est un roman tendu entre différentes temporalités, un passé à effacer (est-ce possible ?), un présent de la confidence, béant de questions, un futur imaginaire, des conditionnels, à l’image de vies en suspens, qui connaîtront plusieurs exils. De femmes qui vont découvrir l’envers du rêve américain, pour certaines un cauchemar, qui transmettront espoirs et aigreurs à leurs enfants. Comprendre qu’« en Amérique rien n’est gratuit », affronter racisme et/ou indifférence, mépris. Apprendre une nouvelle culture, une nouvelle langue. Tenter de se fondre dans la vie américaine, sans oublier leurs racines. Donner naissance à des enfants qui n’ont plus rien à voir avec le Japon et ne sont pourtant pas totalement américains. Et ont parfois honte de leurs mères, de leur accent, de leurs mains caleuses. Le roman explore ce multiple et complexe exil à soi, sans manichéisme, il est tout entier un “Ai” qui est le prénom d’une grande sœur laissée au Japon, « Ai, dont le nom peut signifier “amour” ou “chagrin” selon la manière dont on l’écrit ».

Certaines n’avaient jamais vu la mer a obtenu le Pen/Faulkner Award for Fiction 2012. C’est un texte magistral, tout en force retenue, d’une poésie rare, sensible et cinglant, remarquablement rendu par sa traduction française.

Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer, trad. de l’américain par Carine Chichereau, 10/18, 144 p., 6 € 60
Quand l’empereur était un dieu, 10/18, 6 € 60