Manuel Candré, Variations Sands

Manuel Candré, Le Portique du front de mer (détail couverture)

Écrire, n’est-ce pas toujours se situer dans une filiation, un « qui suis-je ? », interrogation d’une identité comme d’une inspiration ? Écrire n’est-ce pas d’abord avoir lu ? Le Portique du front de mer de Manuel Candré énonce sa source : la découverte séminale, vingt ans plus tôt, de Vermilion Sands de Ballard et les « paysages intérieurs que sa lecture a fait lever en moi ».

Vermilion_SandsLe sous-titre du recueil de nouvelles publié en 1971 par l’écrivain anglais, « paysage intérieur », se dit au pluriel, il épouse ceux que l’écrivain français intériorise avant de les déployer dans un espace tout autant réel qu’imaginaire, littéraire que fictionnel, une station balnéaire, « R. », entre désert et mer. Les finales deviennent l’initiale de cette station de bord de mer, aire d’écriture, « espace géomental, bâti entre le désert et l’océan ».

, rien ne se passe, on arpente la ville nez au vent, « on attend l’océan qui ne viendra pas », on se retrouve au Zanzibar ou sur le balcon du narrateur, à scruter l’horizon (« figuration des connexions à d’autres univers »), à jouer au I. Go « antique jeu futuriste » dont Ballard a donné les règles, on boit des bières accompagnées de friture de poulpes, on vit « du temps qui passe », on part vers le désert dans la Cadillac, coupé DeVille, de Robert Mayo, pour observer la « vaste succession de miroirs brisés », « le paysage dunaire toujours changeant, abstraction létale aux ondulations striées ».

, les saisons sont mentales, les projets « mirages », le réel « myriade de réalités floues » (Ballard), les expériences « béances du temps ». Le réel est fiction, déjà pleinement expérience intérieure et relecture d’un « déjà écrit », « déjà vécu » par un écrivain anglais qui aurait séjourné à R. et mis en récit le « mal des plages », mixe d’hyper- et sur-réalisme, poésie lente et hallucinée, mélange labile de léthargie et acuité aux choses. L’écriture épouse les spirales du temps, de l’espace et des souvenirs quand le narrateur, « à la faveur de l’ennui », se « retourne sur les dernières années vécues ici ».

Portique_front_de_merOn, ce sont quatre camarades, le narrateur (M.), Joao, Robert Mayo et Lucio, dans cette ville qui l’été se mue en « funérarium étouffant ». Ils ont leurs habitudes et rituels, l’un prend un soin jaloux de sa Cadillac, l’autre espère mener à bien un double projet (et double mirage), l’écriture d’un roman et la création d’une revue électronique de poésie. Tout est horizon, au sens d’un Gracq, figuration d’un invisible dans le visible, tension vers un ailleurs. L’écriture d’un quotidien sans cesse redéployé emprunte ses « ondulations striées » comme ses dunes, raies et mots à Ballard mais aussi à Duras, Gracq ou peut-être au McEwan Sur la plage de Chesil — chaque lecteur projettera son imaginaire et ses lectures — pour composer un roman sur « rien » donc sur la plénitude de ce rien, l’infini d’un entre les lignes, les vagues et les dunes. Le récit (re)compose, (re)lit, trouve sa singularité dans une expérience littéraire avant de devenir ontologique.

L’intrigue s’offre dès le premier titre : I (on pose le cadre jusqu’à la disparition de Joao). Le suspens est ailleurs, dans le temps qui passe, dans un champ bien plus vaste d’apparitions / disparitions, d’un jeu de rencontres, une prose qui tisse et déploie le menu des sensations, lui donne la profondeur d’un infini, joue d’échos et variations sur les mêmes thèmes (les raies et Ray Mayo, les sables et la forêt de givre, satori et spleen).

Dans Le Portique du front de mer, les sables ne sont pas seulement mouvants mais « bouillants », comme la texture d’un réel consigné par fragments, « fantasque ballet » et « jeu infini de combinaisons, alternant les transparences, jouant de contrastes de matière et de forme », émergence et expérience d’un « quelque chose » qui n’est autre que l’évidence de la littérature, .

Manuel Candré, Le Portique du front de mer, éd. Joëlle Losfeld, 158 p., 15 € 90

J. G. Ballard, Vermilon Sands (1971), traduit de l’anglais par Paul Alpérine, Laure Casseau et Robert Louit, éd. Tristram, « Souple », 2013, 8 € 95