Numéro d’écrou 362573 juxtapose une fiction d’Arno Bertina et des photographies d’Anissa Michalon. Le texte et les photos tournent autour d’un des personnages, Idriss, qui n’est pas qu’un personnage de fiction mais renvoie à une personne réelle. Idriss est originaire du Mali, immigré clandestin en France. Il est, comme on dit, un « sans-papiers ».
Idriss est un des narrateurs de la fiction à la suite de laquelle sont présentées des photographies qui montrent son visage, son village au Mali, sa famille, etc. Les images venant après le texte semblent assurer le passage de la fiction à la réalité. C’est bien, en un sens, ce qu’elles font, produisant ainsi un curieux dédoublement : Idriss est à la fois, dans le même livre, un être de fiction et un être réel, un personnage inventé par l’écrivain et une personne réelle rencontrée par la photographe. Les photographies, ici, attestent d’une certaine réalité, mais elles s’insèrent en même temps dans un processus de dédoublement et de suspension de l’identité. Si ceci peut renvoyer à l’exil d’Idriss, à sa situation de « sans-papiers », au fait qu’il ne trouve sa place ni en France ni au Mali et qu’au bout du compte il ne sait plus qui il est, il s’agit aussi, positivement, de dépasser les identités attribuées pour développer une autre logique, celle des possibles. Idriss est un personnage de fiction et un être réel et il l’est en même temps, selon deux possibilités divergentes – puisque l’Idriss fictionnel et l’Idriss réel ne sont pas les mêmes – bien que réunies dans le même livre.

Le rôle des photographies ne se résume donc pas à rabattre sur la réalité ce qu’Arno Bertina a d’abord imaginé, encore moins à l’illustrer. Les rapports entre le texte et les images construisent un montage narratif plus complexe et intelligent, d’autant que les photographies sont accompagnées de légendes qui expliquent ce que nous voyons et, l’expliquant, perturbent le récit fictionnel, à la fois le prolongent et le renversent en donnant de ce que nous avons lu une tout autre version. Dans ce renversement, Idriss apparaît autre que ce qu’il était, passant d’un Idriss à un autre Idriss : non l’identité mais du possible qui, loin d’être exclusif, s’affirme pluriel – des possibles contradictoires mais qui coexistent sur des plans différents réunis par le livre. Qui est Idriss ? A la fois celui de la fiction et celui de la réalité, la fiction ayant pour fonction de faire advenir d’autres possibles que ceux qui sont cristallisés et constituent la réalité, d’ouvrir celle-ci, de la désorganiser selon d’autres plans, d’autres lignes possibles.

Le numéro d’écrou est l’identité de ceux qui, emprisonnés, reçoivent un matricule, une identité administrative qui se résume à un numéro. La violence de cet acte est évidente : l’individu est, dès le début de l’incarcération, nié, son humanité est niée – il devient un numéro. En même temps, l’exemple du numéro d’écrou, l’attribution d’un numéro comme identité ne sont-ils pas révélateurs du fait que l’identité, qu’elle soit sociale, ontologique ou nationale, est toujours une contrainte par définition violente, relevant d’un point de vue carcéral sur le monde et les êtres (même si, stratégiquement, la revendication d’une identité peut être aussi un moyen de lutte politique – pensons à l’histoire des mouvements gays, au « Black Power », etc.) ?
L’identité est attribuée, performativement et concrètement, et cette attribution apparait comme une violence subie : l’État, la culture, la société, l’institution identifient et emprisonnent à l’intérieur d’identités fixes, exclusives. Dans le texte d’Arno Bertina, le personnage d’Idriss se voit imposer deux identités qui finalement n’en forment qu’une : celle de l’exilé. Idriss est Africain en France et Français au Mali, Noir pour les uns, Blanc pour les autres – à la fois l’un et l’autre, affublé de deux identités qui l’enferment dans un rôle et un statut, lui imposent des obligations (gagner de l’argent à envoyer au Mali, se cacher tout en ayant un emploi précaire et ingrat), l’empêchent d’être autre chose, l’emprisonnent dans un exil dont il ne voit pas comment sortir sinon par une autre forme d’exil qui apparaît comme un autre possible mais indéterminé, voire destructeur :
« Je veux disparaître. Je veux couper les ponts, je veux rembourser le prix de mon passage par Gibraltar et disparaître »
Pris dans ce double statut contradictoire et contraignant, réduit à n’être qu’un instrument sans âme, exploité, la question est : comment s’en sortir, s’échapper, comment inventer du possible ? Des réponses existent, mais certaines ne sont pas sans danger : retourner au Mali et devenir « un revenu de France », être méprisé pour cela et peiner à survivre au sein d’une communauté qui a besoin de l’argent venant de France, ou bien fuir, « disparaître », avec toute la polysémie que ce verbe implique…
En France, Idriss est un « sans-papiers ». Arno Bertina rend compte du mode de vie que cette absence de papiers officiels implique, qui fait du personnage un exilé de l’intérieur. Il n’est pas renvoyé au Mali mais n’est pas pour autant inclus, demeurant prisonnier des zones périphériques de la ville et de la société. Ce qui est possible pour les autres est pour lui impossible, dans un cas et dans l’autre la réalité n’est pas la même, les possibilités non plus, réparties de part et d’autre de barbelés invisibles pourtant infranchissables. Cette forme d’exil est une prison à l’intérieur de laquelle le personnage se déplace selon des parcours qui lui barrent l’accès à l’espace commun, à la vie commune. La France aussi est une prison : il ne peut franchir la frontière pour aller voir sa fille au Mali ou raccompagner au pays la dépouille d’un de ses camarades. Il ne peut avoir d’intimité, ni de biens, même son lit devant être partagé à tour de rôle avec un camarade vivant dans un foyer de travailleurs (« allongé dans la chambre du foyer – qu’Aboubacar appelle notre cellule »).
Ne pas avoir de papiers, en un sens, prive d’identité mais est aussi une identité : périphérique, dévalorisée, mais une identité tout de même que la logique policière de la société française attribue à Idriss, par laquelle une place, un statut et une fonction lui sont imposés, l’équivalent d’un numéro d’écrou qui le dépossède de son humanité, le contraint à la peur, à un mode de vie impliquant que les individus soient traités comme des chiens (« Là je découvre la statue de la Liberté mais de la taille d’un homme. C’est un déguisement »). L’identité du « sans-papiers » emprisonne d’autant plus qu’elle annule, comme toute identité, d’autres possibles qui divergeraient de l’identité imposée. Qui s’intéresse aux « sans-papiers » autrement que comme « sans-papiers » ? Qui leur donne un autre nom ?
C’est pourtant ce que fait l’écrivain, donner un autre nom, ou plutôt il dissout le pouvoir normatif et réducteur de la nomination, il fend l’identité. L’écrivain fait voir le « sans-papiers » d’abord en tant qu’individu avec sa situation matérielle, son histoire, ses regrets, ses craintes et ses espoirs, ses désirs – tout ce qui fait la vie singulière d’un individu et qui, dans le livre, est l’objet d’un récit fictionnel. La fiction, par-delà l’imagination et l’invention qu’elle implique, se définirait surtout comme dépassement de l’identité, comme ce qui, au-delà des réductions simplificatrices et appauvrissantes de la réalité, déploie la singularité complexe de chaque vie et, par là, la sauve de l’emprisonnement. Dans la fiction d’Arno Bertina, Idriss a le rôle du narrateur : il n’est pas seulement nommé, identifié par les autres mais peut dire « Je », parler à la première personne et affirmer son humanité, déployer sa singularité plurielle (« Je m’appelle Idriss et comme un macaque à cacahuètes je jongle avec les mots et je t’emmerde »). Dans le cas d’Idriss, ce que fait le livre d’Arno Bertina et Anissa Michalon c’est ouvrir pour lui d’autres possibles, répondant par là à son désir, à sa recherche d’une issue, déployant et inventant des directions neuves par lesquelles, en un sens, continuer à vivre – un livre pour sauver cette vie…
A travers son parcours et ses errances, Idriss fait plusieurs rencontres donnant lieu à certaines formes de solidarité, à des amitiés, des chocs aussi, parfois violents : ce sont des possibles qui se rencontrent, des individus porteurs de mondes possibles entre lesquels des interactions peuvent se réaliser ou échouer. Il y a Ahmed, également clandestin vivant en France mais ayant la tête en Algérie, une Algérie qu’il fabule, ce qui, comme l’écrivain, lui fait doubler la réalité qui est la sienne d’autres possibles qu’il invente, même si ceux-ci sont imaginaires ou délirants. Il y a Raymond, qui se donne le nom plus américain de Ray et s’invente Américain même s’il n’a jamais mis les pieds aux USA. Ray est à sa façon un exilé intérieur, subissant une identité dans laquelle il ne se reconnait pas, qui l’enferme, contre laquelle il invente un autre Raymond possible qui coexiste avec celui de sa carte d’identité. Il y a aussi les autres immigrés du foyer, Youcef le patron de bar, ou encore l’organiste d’une église dont la vie est étrangement affectée par sa rencontre avec Idriss, par l’irruption des possibles que cette rencontre implique. Ces rencontres sont celles d’individus pris dans une réalité trop étroite, qui n’est pas celle qu’ils désirent, dont ils essaient de fuir en cherchant d’autres possibles, doublant ce qu’ils sont d’autres possibles qui coexistent avec l’identité qui leur a été assignée et qui, par là, s’en trouve perturbée à des degrés divers, de manière plus ou moins intense, violente. A chaque fois ce sont des rencontres singulières, produites par le hasard de l’errance et non par les panneaux indicateurs de l’ordre social établi, mettant en contact des mondes singuliers et différents, des vies singulières porteuses de possibles différents qui entrent en résonance, se rejoignent, s’éloignent, esquissent la configuration d’une autre réalité ou échouent lorsque celle-ci se referme avec un bruit de verrou.
Une autre rencontre qui traverse le livre est celle de l’Afrique et de la France, du Mali et de Paris. C’est à l’intérieur de cette rencontre que se débat Idriss : comment faire coexister ces deux mondes, ces deux ensembles de possibles divergents ? Cette rencontre est aussi celle qui habite ce livre qui fait se joindre – ce qui ne veut pas dire s’accorder – l’Afrique et la France et qui, dans cette rencontre, est aussi guidé par la même question. L’Afrique y est omniprésente : l’Algérie d’Ahmed, le Mali que montrent les photographies, le Mali qu’Idriss porte avec lui, à la fois synonyme d’enfermement, d’impossibilité, et inversement de possibles qui se heurtent à la réalité française ou au contraire la pénètrent, la transforment, comme la rencontre avec Idriss transforme l’organiste, comme Idriss qui, à travers son errance, transforme le paysage parisien en paysage africain. C’est cette rencontre qu’opère ce beau livre, rencontre multiple, par les bords, par les périphéries, par les « sans-papiers » et les rêveurs qui, à l’intérieur de leur cellule, se parlent en regardant Alger ou New York, Las Vegas, le ciel immense d’un paysage africain. L’ailleurs, l’Afrique, d’autres possibles infiltrent alors clandestinement la réalité française et la déplacent, défont son ordre rigide, l’ouvrent à autre chose, y déplient d’autres possibles.
A la suite de la fiction écrite par Arno Bertina, le livre présente les photographies d’Anissa Michalon. Ces photographies, les légendes qui les accompagnent, confirment ce que nous avons d’abord lu mais aussi introduisent d’autres éléments, montrent des lieux, font voir des visages, indiquent les noms de certaines personnes que nous voyons et que nous reconnaissons comme celles évoquées par la fiction : Idriss est bien Idriss – vraiment ? – et nous découvrons le visage de Pierre, qui pourrait être l’organiste, pourquoi pas ? Au fur et à mesure que nous regardons ces photographies, lisons les textes qui les éclairent, nous comprenons que nous n’avons pas quitté la première partie du livre, que celle-ci continue mais selon un point de vue différent. Nous comprenons autre chose que ce que nous avions compris et lisons autrement ce que nous avions lu. Cette seconde partie du livre ouvre encore d’autres possibles ou montre des impasses. Tout est déplacé. Et d’ailleurs, que montrent véritablement ces photos ? Ne sont-elles pas, elles aussi, une forme de fiction ?
Peut-être Idriss a-t-il tout inventé. Peut-être est-il autre que ce qu’il semblait être. Peut-être que le « fou » n’était pas Ahmed. Peut-être Idriss est-il plus proche de l’écrivain (« Je m’appelle Idriss et comme un macaque à cacahuètes je jongle avec les mots et je t’emmerde »). Peut-être, par cette proximité, a-t-il pu finalement inventer pour lui d’autres possibles. Peut-être a-t-il échoué. Ou tout cela en même temps.
Arno Bertina, Anissa Michalon, Numéro d’écrou 362573, Le Bec en l’Air, 2013, 120 pages, 14 € 90