Arno Bertina : Aventure d’aventures

Température anormalement haute, paysage suscitant une forme « d’inquiétude très animale », un moteur de moto semble près d’exploser. L’asphalte est-elle en train de fondre ? Se multiplient les manifestations d’un malaise du narrateur. Que signifient tous ces signes ? Nous ne le savons pas plus que lui : « si des signes me parviennent […], je ne les interprète pas, complètement largué ».

La moto n’explose pas, le goudron reste dur. Mais l’étrangeté persiste : « Mes yeux se promènent sur la berge pendant que mes pieds continuent de boire ». Le narrateur rencontre une apparition (proche du chat du Cheshire) qui ne devient identifiable qu’après une série de métamorphoses : des yeux – un animal ? un faune ? – et un corps bizarrement tordu. Un second personnage, aussi étrange que le premier, révèle que celui-ci est le fantôme de H.D. Thoreau – le second personnage, peut-être télépathe, étant lui-même candidat à un poste de fantôme. Le roman d’Arno Bertina commence par l’évocation d’une rencontre manquée avec un célèbre joueur de tennis et prend en même temps la forme d’une fiction fantastique traversée de symptômes psychotiques, peut-être éthyliques – à moins qu’il ne s’agisse d’un dérèglement du monde ? Dès le début, je suis une aventure diffuse des indices ambigus, et si le narrateur semble un animal aux aguets, le lecteur se trouve dans la même position, percevant des signes qu’il ne peut interpréter – le livre étant, comme chez Borges, un double du monde dont il parle et qui l’inclut.

Les thèmes du double, de la pluralité, sont omniprésents. Plus que des thèmes, ce sont des opérateurs générant les relations complexes du roman. Celui-ci est pluriel : roman initiatique, fantastique, récit de voyage, essai, roman picaresque, etc. Chacun de ces genres prolifère et contamine l’ensemble. De même, le statut du récit est ambigu : relation de faits « réels » ? troubles psychiques ? hallucinations ? Ou bien des personnages, dans un surprenant dédoublement, se désignent en tant que personnages du roman, le temps, la narration et l’énonciation devenant pluriels, incertains : « (…) il faudrait que vous lisiez tout ce qui précède. On ne déboule pas comme ça dans un roman en demandant un résumé de ce qui s’est passé ». Arno Bertina perturbe le statut de ce qui est lu, multipliant les bifurcations, retournant et contournant sans cesse l’identité : rien n’est identique à soi, tout est multiple, diverge d’avec soi-même. Et l’effondrement de l’identité s’accompagne de signes étranges, obscurs parce que pluriels et divergents.

Le livre serait une variation d’autres livres dont certains éléments scandent la fiction : Walden, de Thoreau, et Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, de Pirsig. Peut-être croise-t-il aussi les « aventures » de Tintin, le début de je suis une aventure pouvant faire penser à celui de L’étoile mystérieuse. Ou encore Les Aventures d’Alice au pays des merveilles. De la même manière, les personnages semblent les doubles les uns des autres : les rencontres féminines du narrateur entretiennent avec sa fiancée (épisodique) une étrange proximité, et le personnage du tennisman paraît parfois être la projection dans un autre corps et dans une autre vie de ce même narrateur – qui serait lui-même un double de l’écrivain (« Oui, mais là c’est ton lecteur que je renseigne »). Le cas le plus évident est le personnage central de Roger Federer, ou plutôt Rodgeur Fédérère, car si Fédérère (le personnage du roman) rassemble tous les attributs de Federer (le tennisman « réel »), il ne peut alors être que le Federer existant dans la réalité – sauf qu’en même temps il ne l’est pas, les différences dans le nom et le prénom indiquant que Fédérère, à la fois, est et n’est pas Federer (le double est ce qui ressemble et ce qui diffère). Fédérère est bien le tennisman connu mais parle surtout de philosophie, tout en citant Claude Simon ou Lautréamont. Il décline encore d’autres doubles : sa statue de cire exposée à Londres, ou une forme informe, sans nom, ressemblant à un coussin, avec des yeux, et qui parle ; peut-être également le narrateur – donc l’auteur ? ; peut-être aussi un autre sportif, Mike Tyson, qui serait et ne serait pas Mike Tyson… Le roman d’Arno Bertina, construit sur la disparition du principe d’identité, développe une structure en miroirs, faite de variations et reprises, dans laquelle chacun, chaque élément se dédouble, est un autre ou autre chose, toujours plus large que soi – une sorte de monde baroque et monstrueux.

Chacun, chaque chose serait comme la barbe de ce vieil arpenteur des déserts (autre double de Fédérère), faisant penser à Théodore Monod, qui « prend toutes les formes que le vent lui donne ». Au lieu d’identités fixes, exclusives, des entités en mouvement, des séries divergentes, multiples, « comme si plusieurs mondes étaient ouverts en même temps ». Chacun, chaque chose serait une telle série faite de différences, plusieurs mondes en même temps. Leibniz pensait la création du monde comme le résultat d’un choix, opéré par Dieu, entre divers mondes possibles conçus par l’entendement divin : une possibilité est réalisée, à l’exclusion des autres. A l’inverse, dans le roman d’Arno Bertina, les possibles deviennent tous effectifs et coexistent simultanément, ils prolifèrent pour former des séries divergentes, plurielles, engendrant des dédoublements, des variations traversant les personnages, des communications paradoxales entre les êtres, les choses, les espaces, etc. Chacun, chaque chose est un autre, autre chose. Si Fédérère est le meilleur champion, c’est qu’il possède l’art des possibles : « Il a vu une chose que personne ne voyait : du possible où tout le monde voyait le point perdu ». Le court de tennis, dont Fédérère invente sans cesse de nouveaux parcours, serait comme ce désert traversé à la fin du roman : un espace ouvert, sans direction préétablie, qui par-là les réunit toutes en un ensemble de possibles différents mais coexistants. Comme le monde ou l’existence.

Ou comme le Mali, sur lequel Arno Bertina écrit de belles pages, lieu des possibles divergents, toujours ouverts et simultanés : « où je ne voyais qu’un tas de ferraille froid, les types autour de moi avaient su voir un assemblage de pièces permettant de parcourir des kilomètres à belle vitesse ». Le chaos urbain, l’art du bricolage, dévalorisés par le regard occidental, sont inversés en signes positifs d’un génie de l’invention, du mouvement, dans un refus de l’ontologie occidentale : moins de l’Être qu’une traversée des possibles (précisément une aventure) – une intelligence des possibles donnant à l’auteur l’occasion d’inventions formelles et syntaxiques multiples : juxtaposition de narrations différentes sur une même page ; fils narratifs ou personnages qui s’évanouissent (Sylvia, la forme, le fantôme du début, etc.) alors que d’autres apparaissent et prolifèrent le temps de quelques pages ; phrases qui parfois commencent ou s’interrompent abruptement, au milieu, tels des segments prolongés ailleurs, dans d’autres séries possibles, ce qui est le cas du titre lui-même, je suis une aventure, sans majuscule et indéterminé, comme un fragment, un instantané extrait d’un mouvement traversant plusieurs possibilités à la fois, « je » se référant autant au narrateur qu’à l’écrivain, à Fédérère/Federer, au livre lui-même ; etc. Le livre entier serait un tel fragment, un livre possible – ou plusieurs livres possibles – lié à d’autres, ailleurs et dans d’autres temps, ou à d’autres choses qui ne sont pas des livres, dont celui-ci serait une variation, un double de mots et de phrases : l’amour, le monde, la folie…

Ouvrir des possibles, introduire des variations dans le monde, serait peut-être une définition de la fiction pour Arno Bertina, fiction qui arpenterait le désert du monde, ferait du monde un désert ouvert à la coexistence de possibles dans tous les sens. Une valorisation de la multiplicité, du mouvement, qui n’a rien d’un jeu gratuit car il s’agit de la vie. La littérature interroge le monde et dans cette interrogation la vie est engagée : « Entrevoir des possibles, par où se faufile le vif ». Affirmer la variation, la coexistence réelle de possibles divergents, c’est rejoindre la création, le mouvement de la vie qui est création de possibles et n’a rien à faire de la logique (comme pour Carroll avec, justement, Les Aventures d’Alice). La logique de la non-contradiction est du côté de la mort (si A existe, alors B ne peut exister) : « une logique morbide : celle du Négatif, qui est partout dans les raisonnements occidentaux ». A l’inverse, la fiction serait un accroissement de la vie et, sur ce point, je suis une aventure retrouve de manière fine Leibniz : « les petites perceptions, c’est-à-dire ce qui fait corps, un continuum et non de la séparation. Leibniz non ? Mais si voyons, Leibniz !». C’est ce que fait ce livre, inventant des signes et des formes pour un continuum du monde, une affirmation de la vie (A et B et C…) : « (…) la contradiction est un mode si caricatural de la pensée. Je voudrais réfléchir (…) en disqualifiant le négatif, en n’ayant pas recours à l’idée d’opposition (…). Je veux pour mes pensées des volumes impossibles à géométriser ». L’entreprise ne va pas sans risque, puisque cette prolifération des possibles, le parcours des multiples variations, du chaos, contiennent des dangers que traverse le narrateur : la destruction de soi, la folie qui peut frapper à vivre dans « Bamako la folle » – mais est-elle plus destructrice que l’autre folie, celle de l’homme immobile ? Un art du mouvement serait nécessaire pour traverser ce danger comme on traverse un désert, comme une possibilité parmi d’autres, peut-être à parcourir en s’efforçant de ne pas s’y perdre, ne pas sombrer. L’important étant la vie, de parvenir encore à relancer les dés : « Et Fédérère bondit, rugit et se marre ; lui qui ne montre que rarement ses émotions ne peut retenir cette envie de rire ; qui s’oublie en inventant, et contre la défaite choisit le jeu ».

Arno Bertina, Je suis une aventure, Verticales, 2012, 496 pages, 24 € 90