Los Angeles, 1999. Hugh Hefner reçoit.
Deux nymphettes, deux playmates en devenir, venues solliciter le pape de la photographie érotique. Celui-ci les met en garde : « Jeunes filles, avez-vous la moindre idée de l’endroit où vous mettez les pieds ? »
Coney Island Baby commence par un questionnement et par une promenade improvisée. Un voyage dans le temps. Nine Antico nous offre de partir à la rencontre de deux destinées emblématiques, celles de Bettie Page et de Linda Lovelace. Pour mieux évoquer le rêve américain, revisiter l’histoire, et parler, crûment, simplement, de ce qui a conduit une jeune fille du Tennessee à devenir la figure emblématique de la pin-up des années 50 (aujourd’hui emblème de la contre culture moderne) et une jeune femme originaire de New York à être sûrement la première (et éphémère) star du cinéma porno avec Deep Throat (Gorge Profonde) en 1972.
Avec ce grand écart temporel, Nine Antico a réussi la prouesse de réaliser un album dense, aux ellipses nombreuses, avec des flash-forwards, flash-backs, flash-sideways, au long desquels on se trouve transporté d’une époque à une autre, d’un destin à l’autre. Avec un effet de boucle maîtrisé de bout en bout. Son dessin arrondi et sobre est au service d’un récit qui met en exergue la condition féminine, le rapport au corps, les modes, la réception du public face à des publications osées, érotiques ou pornographiques.


Nine Antico compose un drame cruel dans lequel la bonne société des années 50 s’encanaille avec des images interdites, achetées sous le manteau ou fleurissant dans des magazines fétichistes. Elle met en scène la jet-society «libérée» de la post-révolution sexuelle des années 70 qui encense une œuvre underground financée par la mafia avec une actrice principale dont le petit ami est un proxénète… Car Coney Island Baby est un trip, un voyage au sens strict du terme, qui explore au travers d’une ambitieuse double biographie romancée les errances de deux icônes aux destins croisés (origine modeste, jeunesse difficile et chute inéluctable) qui ont en commun d’avoir utilisé et joué de leur corps pour nourrir des fantasmes générationnels.

Par une mise en perspective subtile, en creusant habilement le personnage d’Hefner – en pygmalion pervers et raisonneur –, en renvoyant à la société d’alors – qui cultivait un paradoxe certain, entre pudibonderie exacerbée et pratiques déviantes condamnables –, Coney Island Baby offre au lecteur une véritable réflexion sur la liberté et sur la coercition. Nine Antico pointe avec justesse (avec recul et sans jamais juger) comment Betty et Linda, figures aujourd’hui mythiques d’une certaine Amérique, ont été dévorées par leur image.
Nine Antico, Coney Island Baby, L’Association, 2010, 22 €
