L’Homme irrationnel ou le syndrome de Brooklyn

Le dernier Woody Allen est nul. Il est tellement moins bien que les précédents… (amen). C’est évidemment totalement faux, mais quand vous commencez la critique d’un film de Woody Allen, il FAUT débuter comme ça. Par définition, le dernier Woody Allen est toujours nul, c’est un principe et ça fait plus de trente ans que ça dure. Depuis Intérieurs, en fait. Attention, ça n’empêchera pas le même critique d’applaudir L’Homme irrationnel dans quatre ans (durée moyenne de réévaluation totale et sans revisionnage d’un Woody). Ceux-là même qui auront descendu le film s’en serviront comme référence pour mieux enfoncer le dernier opus. Pour le critique, « Woody c’était mieux avant » est l’équivalent du « on va se donner à 200 % » du footballeur professionnel ou de la « comédie jubilatoire » de Télérama.

066511.jpg-r_640_600-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxxBien évidemment, tous les films du cinéaste new-yorkais ne se valent pas et s’il est toujours compliqué d’établir des classements, on peut penser que L’Homme irrationnel n’atteint pas les sommets de Annie Hall, Broadway Danny Rose, Radio Days, Crimes et délits ou encore Match Point, mais le cinéma n’est pas un concours de saut en hauteur, il ne s’agit pas de battre un record mais de réaliser un film digne de son talent. Alors oui, le dernier Woody tient son rang dans son impressionnante filmographie.

Avec L’Homme irrationnel, le New-Yorkais semble s’être beaucoup amusé à jouer avec l’image qu’ont de lui ses admirateurs et avec les codes de son cinéma. Contrairement au très beau Meurtre mystérieux à Manhattan, l’intrigue policière n’est pas prétexte à une comédie pure. Ni à une comédie de mœurs ou à un conte moral (autre grand classique du Woody). C’est plutôt une manière de creuser le sillon de ses films noirs comme Match Point ou Le Rêve de Cassandre.

L’Homme irrationnel rebat toutes les cartes du genre : un héros sombre et séduisant (Abe Lucas) ; une jeune étudiante qui ne résiste pas à son charme (Jill) ; une ville universitaire bourgeoise et le rêve du crime parfait comme geste presque philosophique rétablissant la justice. On le sait depuis Prends l’oseille et tire-toi, Woody Allen, réalisateur cinéphile, aime les films noirs peuplés d’hommes torturés et de femmes innocentes. Si dans ses comédies l’enquête est menée par un duo homme / femme (Woody et Diane Keaton dans Meurtre mystérieux à Manhattan, Woody et Scarlett Johansson dans Scoop ou encore Woody et Helen Hunt dans Le Sortilège du scorpion de jade), L’Homme irrationnel pervertit le schéma : le duo fonctionnera à rebours du principe habituel. Ni sombre ni comique, c’est là que le film surprend et que Woody Allen prouve toute sa maîtrise.

© Woody Allenn L’Homme irrationnel

La première partie installe la belle mécanique : Joaquin Phoenix excelle en philosophe alcoolique, légèrement bedonnant et blessé par la vie. Emma Stone, lumineuse, tombe évidemment sous le charme de ce professeur dont le pessimisme tranche avec le sourire benêt de son petit ami. L’ironie allenienne tourne à la cruauté. Vis-à-vis des personnages d’abord : on ne rit pas avec eux, mais contre eux. On se moque de la naïveté de Jill, de la suffisance d’Abe surtout. On se moque d’Abe, dès le générique d’ailleurs : les applaudissements qui précèdent le morceau de Jazz qui ouvre le film place le personnage sous le signe de l’ironie. La mise en scène et le jeu de Phoenix installent une certaine distance entre lui et le spectateur : peu aimable, précédé d’une réputation que rien ne semble justifier dans ses cours, roi des poncifs, poseur… Il rappelle le héros insupportable de Coups de feu sur Broadway, sans les répliques et les situations amusantes invitant à la bienveillance. Abe Lucas ressemble au fond à Zelig, cet homme caméléon qui se glissait dans la peau de n’importe quel personnage selon son environnement. En bon héros allenien, Abe souffre du syndrome de l’imposteur : auteur incapable de finir son livre, séducteur souffrant d’impuissance, philosophe alignant les clichés. Une conversation entendue par hasard dans un café lui offre l’occasion d’agir et de rétablir pompeusement la justice. Et c’est précisément cette volonté de sortir du vide qui révélera dans toute sa splendeur pathétique son imposture. Après une mise en place parfois longue, la deuxième partie du film est une franche réussite et fait de L’Homme irrationnel bien plus qu’une déclinaison maligne de Match Point. Le vrai visage d’Abe Lucas apparaît. Il n’est pas un philosophe torturé par la misère du monde, c’est un salaud prêt à tout par pur égoïsme.

Il suffit au philosophe de pérorer sur l’horreur du monde pour être sacré « génie misanthrope. Pathétique Abe Lucas mais également pathétique petit monde universitaire Les parents de Jill, professeur de…musique, seront les seuls à cerner le personnage : « il écrit bien mais ce qu’il dit n’a aucun sens » s’étonne la mère de Jill devant sa fille conquise. Qu’Abe déjeune seul, notamment pour boire discrètement et ses collègues s’extasient sur ce loup solitaire qui les snobe…

© Woody Allen, L’Homme irrationnel

On sait le hiatus existant entre la perception de Woody Allen par son public et la réalité. Woody l’intello est avant tout le gamin de Flatbush qui considère que son cinéma est surestimé et n’est rien en comparaison de celui des vrais maitres (comme Bergman ou Fellini). Il y aura toujours un léger décalage entre le cinéaste Juif new-yorkais dépressif, arpentant Manhattan d’une salle de cinéma d’art et essai à l’autre et Woody, le gamin de Brooklyn, autodidacte n’ayant jamais fréquenté l’université, dont les premiers succès au cinéma sont arrivés en se déguisant en spermatozoïde. Le personnage Woody Allen est tout autant la créature des cinéphiles et des critiques que de l’auteur lui-même.

Allen a beau répéter à longueur d’interview qu’il est un imposteur – syndrome de Brooklyn – nous ne l’en trouvons que plus génial. Abe Lucas n’a pas cette lucidité (ou humilité). Il lit Crime et châtiment confond fiction et réalité et pense que cela suffit pour justifier l’injustifiable : il ne sera pas assassin mais héros dostoïevskien, nuance. Le réalisateur est comme toujours sans pitié avec les pseudos intellos (on se souvient du dramaturge raté de Coup de feu sur Broadway humilié par le talent d’un homme de main mafieux, brutal et sensible malgré lui). Abe, philosophe qui pense avoir réponse à tout, sera la victime de ses failles, ou du hasard, ou peut-être de la justice divine… La question reste volontairement ouverte pour le spectateur.

L’Homme irrationnel est la réponse ironique d’un auteur angoissé par son propre mythe. La mort approche et rien, pas même une éventuelle postérité, ne consolera Woody de sa condition de simple mortel. Surtout pas l’admiration aveugle d’êtres humains irrationnels et capables, par exemple, d’encenser un cinéaste dont le dernier film est, par principe, moins bien que le précédent…

L’Homme irrationnel, Réalisé et écrit par Woody Allen – Avec Joaquin Phoenix, Emma Stone, Parker Posey, Jamie Blackley
Directeur de la photographie : Darius Khondji, Montage : Alisa Lepselter