Benoît Jacques : « Réduire la voilure, mais garder le cap »

© Christian Rosset

C’est en musicien que j’ai d’abord rencontré l’art de Benoît Jacques, ce dernier ayant eu l’idée de partir de la notation musicale (en tant que pure apparence graphique) pour inventer quelques partitions injouables, mais évocatrices d’improbables concerts. Sous-titré A note book by Benoît Jacques, Play it by ear (1989) a le don de faire hurler de rire les interprètes et les compositeurs qui le placent du côté des partitions dessinées d’Erik Satie auquel il est d’ailleurs rendu hommage.

Au-delà de l’exercice de style, on voyait, au premier coup d’œil, que Benoît Jacques était un sacré dessinateur – son trait, singulier, reconnaissable entre tous, faisant montre d’une telle liberté qu’il faisait davantage songer à certains artistes (comme Pierre Alechinsky) qu’aux auteurs emblématiques de la bande dessinée franco-belge à laquelle on aurait pu être tenté de le rattacher (ses Schtroumpfs, rebaptisés Smlurnfs, valent le détour, tout comme ses variations sur Tintin ou Bob & Bobette). Un livre aujourd’hui épuisé, le Jardin du trait (1995), l’a très vite confirmé : ce qui est cultivé, c’est bien cela – le dessin, entendu au sens du célèbre énoncé de Saul Steinberg (“Ce que je dessine, c’est du dessin”).

Le Jardin du trait © Benoît Jacques

Depuis maintenant trente ans, Benoît Jacques est devenu son propre éditeur, non pour suppléer une absence (nombre de maisons d’édition auraient été ravies de publier son travail), mais pour aller au plus loin de sa démarche de cultivateur indépendant, prenant le plus grand soin de ce qu’il fabrique, attentif à tout en amoureux de l’encre et du papier. Trente ans, ça se fête et c’est pour cela que nous est venue l’idée de ce “grand entretien”, non pour récapituler cet assez long parcours, mais pour prendre le pouls de ce jardin si bien entretenu – jardin anglais, et non “à la française”.

Quelques mots pour présenter Benoît Jacques : né à Bruxelles en 1958, il s’est établi en 1991 du côté de la forêt de Fontainebleau, après avoir passé douze ans à Londres. Si certains de ses ouvrages (très peu) sont rares et chers, ce qui est le cas des livres comprenant des gravures, d’autres sont devenus fameux, notamment La Nuit du Visiteur (Baobab de l’album 2008 au Salon du livre jeunesse de Montreuil) qui a bénéficié de nombreuses rééditions, au point de devenir l’arbre qui cache la forêt. Ces livres, on peut les trouver dans certaines librairies – de celles qui ont un rayon poésie bien achalandé, ou qui diffusent de la bande dessinée indépendante. On peut aussi les commander chez l’auteur dont une partie de l’emploi du temps est occupé par la confection de paquets et d’innombrables allers-retours entre l’atelier et la poste. À titre personnel, je recommande Wa Zo Kong, signé Beno Wa Zak, ou L, publié à L’Association, titre signifiant aile(s) ou elle(s) ou encore cinquante (un des âges de l’homme où se manifeste classiquement le démon de midi) ou enfin hell (l’enfer). Mais je conseille aussi d’explorer tout ce qu’il est encore possible de trouver, car la balade vaut la peine – le jardin recélant tant de surprises que l’on ne peut en sortir qu’à la fois repu et émerveillé.

L © Benoît Jacques & L’Association

Depuis Play it by ear en 1989, tu as composé environ 70 ouvrages de formes diverses, des plus simples aux plus sophistiquées, dont l’essentiel (disons 90%) a été publié chez Benoît Jacques Books, maison d’édition entièrement consacrée à ton travail d’auteur et dont tu es le seul responsable, faisant absolument tout jusqu’au passage chez l’imprimeur (chez qui tu te déplaces toujours, en grand perfectionniste, pour contrôler le déroulement du travail). Bel exemple d’indépendance. Tu viens donc de fêter le trentième anniversaire de cette aventure en publiant Poppeup ! qui, comme nombre de livres de ta production,  semble s’adresser d’abord au jeune public, alors qu’en réalité, il s’agit d’un épisode supplémentaire des divagations de Jojo la plume (ton pseudonyme d’enfant publiant déjà son propre journal, Le Début, à un seul exemplaire manuscrit aux Éditions Bibi), comme un scanner très pointu de ce qui s’agite dans ta tête, et qui s’adresse à tous les fondus d’encre et de papier, quel que soit leur âge.
Qu’est-ce qui t’a poussé à t’adonner, comme tu dis, à l’édition sans éditeur ? Et comment vois-tu l’avenir de cette pratique aujourd’hui après trente années de hauts et de bas (sur le plan économique, car je n’entends pas hiérarchiser cette production dont la singularité et la haute qualité de réalisation ont été constantes) ?

Il m’est arrivé de raconter que tout ça a démarré plus par dépit que par choix. Avec le recul, je pense que, comme toujours, la réalité est plus complexe.

Mon fantasme du livre, cet objet magique fait de papier relié et d’encre d’imprimerie, est très ancien et trouve sûrement ses racines dans ma petite enfance. À la maison, il y a toujours eu des livres partout. Le premier métier de mon père, devenu par la suite homme de radio, était celui de libraire. Parmi mes plus lointains souvenirs, il y a celui, au début des années soixante, d’heures passées assis entre deux rayons, dans un coin de cette librairie bruxelloise (qui était aussi une maison d’édition : Les éditions Universelles), le nez plongé dans les Tintin. C’était bien avant que je n’apprenne à lire.

Lorsque mon père est devenu journaliste, producteur d’émissions culturelles, se retrouvaient bien souvent autour de la table de mes parents un gratin d’intellectuels, d’écrivains et de gens du monde du théâtre. Durant cette période, il y a eu des rencontres marquantes. J’ai un jour accompagné mon père chez un typographe belge (Fernand Baudin) qu’il devait interviewer. J’avais treize ans. Je me souviens de cet après-midi comme d’une sorte d’éblouissement, de moment décisif dans mon évolution. Voilà un monsieur qui travaillait dans le domaine du livre mais qui avait un atelier, comme un artiste. Il m’est apparu, tel un savant, parlant avec passion de son métier et de cette science extraordinaire, complètement neuve pour moi : celle du dessin des lettres et de la mise en page. En arrière-plan de cette rencontre est venu très vite tout l’univers fascinant de l’imprimerie. Subitement, le monde du livre a pris un aspect plus concret. Il y avait, en marge des questions d’écriture et de lecture, celles de la création, de la construction, de la fabrication de cet objet. Comme je lisais peu et avec difficulté, mais que j’avais néanmoins à satisfaire cette grande attirance pour le livre, j’ai senti que je pouvais me projeter facilement dans cet aspect de l’objet à imaginer et à fabriquer.

Poppeup © Benoît Jacques

Plus tard, après des études inachevées de graphisme, je me suis exporté en Grande Bretagne où j’ai vécu de la fin des années 70 au début des années 90. Deux années passées dans un grand bureau de design graphique, ma véritable école, m’ont cependant fait prendre conscience de mes difficultés à me soumettre à une hiérarchie. Installé alors comme illustrateur de presse et graphiste indépendant, j’ai très tôt développé des projets de livres que j’ai, dans un premier temps, soumis à des maisons d’éditions londoniennes. C’est peut-être les refus répétés face à mes projets qui m’ont fait dire que je me suis tourné par dépit vers l’autoédition. Mais la vérité, c’est que j’ai aussi tous les stigmates du control freak. J’ai besoin, parce que j’aime ça et parce que j’en ai acquis les compétences, de mettre la main à chaque étape du travail. Autant de façons de fonctionner que je n’aurais jamais pu satisfaire dans un mode de travail plus conventionnel.

Durant ces trente années, j’ai aimé passionnément inventer, écrire, dessiner, concevoir, mettre en page mes livres autant que j’ai aimé aller “sur machine” pour les imprimer ou faire des beaux paquets à expédier aux librairies. Le revers de cette médaille, c’est que vouloir tout faire tout seul devient à la longue un enfermement. Il y a aussi, au fil des ans, une conscience plus aigüe de ce à quoi on souhaite consacrer du temps.

J’avoue ressentir le besoin de réduire la voilure. Trente ans à jouer l’édition sans éditeur c’est bien. Je me suis prouvé que j’étais capable de le faire pas trop mal et j’ai la chance d’avoir vu mon travail suffisamment reconnu pour me dire que je ne me suis pas complètement égaré. Mais j’aimerais maintenant me limiter et me consacrer plus exclusivement à la création.

En revanche, l’édition sans éditeur devrait avoir de beaux jours devant elle. Surtout avec les moyens techniques à disposition. Plus besoin de passer par les productions lourdes de l’impression offset. L’impression numérisée offre l’avantage de se limiter à des tirages modestes, accessibles à tous ceux qui souhaitent publier sans éditeur. Et je pense que c’est une belle façon d’apprendre l’importance des réalités économiques. Derrière toute création, il y a toujours une sanction : vendre ou ne pas vendre telle est la question.

Pioung Fou, Kang Gû © Benoît Jacques

Certains de tes livres ne sont faits que de dessins – sans texte (en-dehors du titre ou de légendes : exemple Le jardin du trait ou Oiseaux-lyres). D’autres sont au contraire de véritables romans-feuilletons, certes illustrés, mais où le texte se taille la part du lion (exemple : La Légende de Pioung Fou). Mais dans la plus grande part de ta production, l’attention portée au texte et au dessin semble équivalente. Il peut aussi arriver que ton travail flirte avec la forme bande dessinée (souvent par mimétisme). Te considères-tu comme un plasticien qui aime raconter des histoires ? Ou un conteur d’histoires qui a besoin de dessiner ce qu’il raconte ?

C’est une question qui me trouble parce qu’elle est au cœur de mes tourments de créateur. Je peine formidablement à me définir, comme si je cherchais à fuir tout danger d’être étiqueté une fois pour toutes. Il est probable que dans l’ombre de cette fuite se cache un orgueil démesuré. Pour répondre, il faut que je sépare le travail dit “d’écriture” de celui dit “de dessin”, même si dans mon esprit, les deux pratiques sont liées et presque indissociables (Le Jardin du Trait / L).

Il est sûr que j’aime raconter.

L’écriture me pose de gros problèmes, que je rangerais dans la catégorie problèmes de légitimité. La personnalité de grand intellectuel qu’était mon paternel (encore lui) et les énormes difficultés scolaires éprouvées durant mes jeunes années sont peut-être à l’origine de ce complexe. De ce point de vue, l’aventure d’édition sans éditeur n’a pas aidé en ce qu’elle m’a sans doute isolé d’un environnement de pairs qui m’aurait peut-être rassuré.

Je ne suis pas près de me définir comme écrivain ou même conteur. Lorsque j’écris, je le fais généralement à l’ordinateur. Sans ces machines, il y a de fortes chances pour que je n’aie jamais osé me risquer à l’écriture.

Meuble 2007

Cependant, j’aime écrire. J’aime déjà le dessin de l’écriture manuscrite. J’aime écrire des lettres par exemple, que j’écris à la main sur le mon papier à dessin de prédilection (Ingres d’Arches MBM), à la plume et à l’encre de Chine. L’admiration que j’éprouve pour les écrivains que j’aime prend une dimension presque métaphysique lorsque je pense aux grands écrivains d’avant les machines à écrire ou les ordinateurs. Tous ces textes, ces millions de feuillets écrits à la main, dessinés pourrait-on dire, portent le charme unique de la graphie, si personnelle à l’individu, posée sur cette matière merveilleuse qu’est le papier. Ça me fait kiffer grave ! C’est parce que sous cette forme, toute considération littéraire mise à part, la frontière entre dessin et écriture devient plus floue. Les ratures, les éventuelles petites annotations dans les marges, dessinées ou non, et les papiers ou carnets utilisés, font des manuscrits des objets situés dans une zone intermédiaire. Transposé dans l’univers de la notation musicale, c’était précisément le sujet de Play it by ear, mon premier livre. Je remarque au passage, que tous les artistes qui ont influencé mon parcours de façon significative, ont, au cœur ou en marge de leur œuvre plastique, une œuvre littéraire (Paul Klee, Saul Steinberg, Pierre Alechinsky, Jean Dubuffet, Roland Topor, etc.) sous forme d’essais, d’analyse théorique, de poésie, de romans ou par l’incorporation de mots dans les images.

Pour le dessin, ou plus largement, les images, c’est beaucoup plus fluide. Non pas que je pense dessiner particulièrement bien, ou pas si bien, ou carrément mal. Je m’en fiche. J’aime. C’est tout. C’est simple, c’est direct et, j’ai envie de dire, c’est vital. Et il n’y a pas cette peur d’occuper un territoire qui me serait interdit. J’associe le dessin au reste de mes pratiques de création que je regroupe sous le terme de “bricolages”. Le dessin est un jeu de construction. Plus encore, c’est un espace d’exploration infini, où je peux remettre en question mon goût pour l’image à chaque fois, en essayant d’autres manières de faire.

Le Jardin du trait © Benoît Jacques

Les longues années passées à gagner ma croûte avec du dessin de presse m’ont habituées à la question du croquis, de l’esquisse préliminaire. Cette façon de faire m’a toujours semblé sujette à caution. A force de chercher le dessin “parfait”, on perd en spontanéité et en fraîcheur. Un des aspects essentiels des dessins de L, par exemple, c’est que chaque page est venue telle quelle, sans crayonné ou dessin préparatoire. Sans même savoir ce que j’allais dessiner. C’est un travail à la fois libérateur et en même temps qui requiert une concentration de tous les instants. C’est pour ça que parfois, ça dérape et qu’il faut alors ruser, travailler, revenir sur l’image pour la remettre sur les rails. Parfois on y arrive, parfois pas, mais en tous cas, ça oblige à faire en sorte que cette image raconte, puisqu’il n’y a pas de texte pour la soutenir, l’expliquer.

Mais par-delà ces considérations sur comment me définir, il y a cette idée quand même un peu douloureuse qui survole l’ensemble : celle de ne pas encore avoir découvert le modus operandi que je recherche et par lequel j’aurais le sentiment d’avoir trouvé ma place.

© Wa Zo kong

L’humour est une des caractéristiques principales de ton travail, même s’il t’arrive de publier des livres qui ont l’air d’en être dépourvu, comme Vivre (un poème pour) qui suit cependant dans ta production Wa Zo Kong, un de tes livres les plus hilarants. Ou L, un de tes ouvrages les plus forts, un des rares que tu as confiés à un autre éditeur (Jean-Christophe Menu, à L’Association), qui propose une somme de 240 pages mélancoliquement muettes, dispensant une lumière des plus noires. Alors, es-tu à la recherche de drôlerie au quotidien, au sens où ce serait ta “marque de fabrique” ?

On peut parler mon désir de faire des livres qui soient “beaux” (dans le sens qu’ils se veulent agréables à l’œil, à la main et au nez – l’encre d’imprimerie sent bon) comme d’une de marque de fabrique. Ma façon d’utiliser le livre comme d’un terrain de jeu auquel j’attribuerais de nouvelles règles à chaque nouvelle publication peut également être considérée comme une marque de fabrique. Mais cette notion ne me convient plus si on cherche à l’appliquer à mon recours à l’humour et la drôlerie parce qu’elle donne à penser qu’il s’agit d’un choix délibéré. Or, j’use de l’humour comme d’une nécessité. C’est à la fois un masque et une armure derrière lesquels je fais ce que je veux, mais c’est aussi une forme qui s’impose à moi comme une force intérieure qui me dépasse.

Je peux me retrancher derrière l’idée bien répandue que l’humour est l’antidote, l’ingrédient indispensable et salvateur qui permet de surmonter l’absurdité de la vie. Mais ça serait éluder combien je peux être touché, ému, transporté, nourri, par des œuvres dans lesquelles l’humour est totalement absent.

De toute façon, dans mon esprit, dès qu’il est question d’humour, il faut qu’il y ait ambigüité pour que le champ des interprétations reste le plus large possible.

Pioung Fou, Joueur de Dzung © Benoît Jacques

La Légende de Pioung Fou, cette saga feuilletonnesque que je me suis toqué d’écrire (un travail qui n’est pas terminé, je suis occupé à la rédaction du quatrième tome), et qui cherche à faire rire, a été conçue et publiée durant la période la plus sombre de ma vie. Plus sombre encore que celle, déjà passablement dure, qui a nourri la création de L. Si les textes et les images de cette histoire, inspirés en partie par le roman-fleuve du XIVe siècle chinois Au Bord de l’eau, sont une sorte de moquerie de moi-même et de mon fonctionnement névrotique, ils sont également traversés par des allusions ou détails de ma vie privée des plus tristes. Cette trame sous-jacente, dont je suis seul à connaître la nature véritable, n’empêche pas au lecteur, je l’espère, de se marrer à la lecture du livre. C’est bien parce que ce qui est drôle permet de surmonter la mélancolie ou le chagrin que j’en ai tant besoin.

Et puis l’humour est une denrée délicate qui se doit d’être manipulée avec précaution. On a vite fait de se vautrer dans une méchanceté gratuite ou une vulgarité facile. J’essaie, sans forcément y parvenir, d’user de la drôlerie avec finesse, et offrir un regard décalé, inattendu et bizarre sur le réel.

Le Travail impossible © Benoît Jacques

Tu publies parfois dans la presse, des dessins liés à l’actualité, des illustrations et même des bandes dessinées comme dans l’inoubliable journal de Michel Butel et Béatrice Leca, L’Impossible, qui a connu 14 numéros en 2012-2013 et où tu dessinais, à chaque fois, trois pages intitulées Le travail impossible, tout d’abord sous forme d’histoires brèves, puis de “feuilleton” narrant la quête de boulot de deux lapins. Cette histoire s’est brutalement interrompue, en plein suspense, avec la disparition de ce journal. Qu’est-elle devenue ? Abandonnée ? En réserve ? on aimerait en connaître la suite…

Ah, ça c’est un de ces épisodes un peu désolants. J’étais ravi et flatté qu’un monsieur comme Michel Butel me propose un espace dans les pages de L’Impossible. Je savais qui il était mais je ne le connaissais pas personnellement. J’avais une carte blanche absolue pour remplir trois pages par numéro. Un vrai luxe. Je ne sais pas trop d’où est née l’idée du “travail impossible” mais bon, ça fonctionnait et ça me plaisait beaucoup d’autant que j’adorais le support. Après les premiers numéros, j’ai eu envie de me lancer dans un récit plus long. J’ai commencé l’histoire des deux lapins comme je fais toujours, c’est à dire, sans scénario. Ça s’est construit comme ça, au fil des publications. Quand L’Impossible s’est cassé la figure, je me suis trouvé désemparé. Déçu bien sûr que l’aventure échouait et ne sachant que faire de cette histoire. Le journal n’a d’ailleurs pas vécu suffisamment longtemps pour que j’aie du recul par rapport à mes propositions et je n’ai jamais eu de retours de quiconque. Pas facile dans ces circonstances de reprendre l’histoire. En faire quoi ? La montrer où ? J’ai laissé ça sur le côté avec une vague impression de gâchis. D’autant que, comment dire, entre les promesses financières et la réalité des paiements, il y avait une sorte de grand écart. J’ai bien pensé un moment continuer pour mon propre plaisir et peut-être un jour, la publier moi-même en album. J’aurais alors demandé à Michel Butel de me faire une préface. Mais en réalité je ne l’ai que trop peu connu et puis il est tombé gravement malade. Je pense maintenant que mes dessins étaient trop fouillés pour convenir au format du journal. J’ai transféré la frustration de cet abandon dans une autre série, scénarisée à vue, que je propose sur mon site internet. C’est L’Enquête qui piétinait. Le principe est un peu le même que pour le Travail Impossible : des épisodes de trois pages avec un résumé approximatif de l’épisode précédent à chaque nouvelle livraison. Ça pourrait devenir un livre si j’arrive à tenir sur la longueur.

Le Charivari © Benoît Jacques

Quel rapport entretiens-tu avec l’“art contemporain” ? Il t’arrive de temps en temps de peindre sur toile, et même de fabriquer des objets, donc de sortir du livre. J’ai vu des expositions de ce travail, certes un peu marginal dans ton œuvre, mais qui ne m’a pas paru être purement récréatif. Il me semble en tout cas que ton univers graphique pourrait gagner une dimension supplémentaire – une troisième dimension. On pourrait même ouvrir un “Benoît Jacques Park” avec des attractions étranges, et pour le moins absurdes. Quelque chose d’un peu oriental, à mille lieues de Disney, et plutôt dans l’esprit d’un Stéphane Blanquet. Qu’en penses-tu ?

J’ai évoqué cette dimension de “bricolage” plus haut dans mes réponses. C’est vraiment une notion qui me correspond bien. Mon problème c’est que j’aime faire trop de choses et je m’éparpille dans trop d’activités. Sans doute aurais-je intérêt à concentrer le tir mais malheureusement ça m’est très difficile. Il m’arrive de peindre par exemple. Il y a même eu un galeriste bruxellois assez fou pour m’exposer à deux reprises. La seconde exposition ayant été moins rentable que la première, il a abandonné.

Sur les années, j’ai aussi construit des objets un peu délirants et relativement encombrants. Le plus ancien est sans doute Le Charivari. C’était un meuble énorme, en forme de chat, sorte de cabinet de curiosités. Les flancs étaient percés de boîtes-vitrines dans lesquels je fourrais un tas d’objets liés à mes tergiversations éditoriales. Ce meuble a beaucoup circulé en médiathèque, un peu comme une bête du Gévaudan. J’en parle au passé parce que j’ai dû le détruire, faute de place (J’ai fini par castrer Le Charivari : j’ai gardé la tête métallique du chat, mais j’ai débité sa queue à la meuleuse.).

Planches © Benoît Jacques

Il y a eu l’installation Planches, ma plus facétieuse et marquante contribution à l’univers de la bande dessinée, cet art qui m’interpelle et m’attire autant qu’il m’agace. Il s’agit de 80 planches de bandes dessinées. Oui, mais des planches en bois, récupérées sur des palettes de livraisons de mes livres. Sur ces planches étroites, passée au latex blanc, des successions de “cases” ont été dessinées à la plume et à l’encre. Dans les phylactères, une graphie illisible laisse au regardeur le soin d’imaginer ce qu’ils racontent. La pièce maîtresse de cette installation, une barque en bois de cagettes de cinq mètres de long, m’a quand même emmené, littéralement, jusqu’à Madagascar en 2004. Après plusieurs semaines de résidence d’artiste, j’en suis revenu avec un corpus de dessins retranscrits en broderies (par Harizo Rakotomalala avec qui je collabore toujours).

Il y a eu le L.E.P., le Laboratoire des Écritures Proliférantes, sorte de caisson de laborantin fait maison, qui permet à tout un chacun de manipuler les petits carnets enfermés à l’intérieur et d’y ajouter à sa guise les fruits de son inspiration. Les carnets ont des titres : Lettres d’amour, Recettes de ma vieille tante, Mots cochons, etc.

J’ai fait pas mal d’œuvres en céramique à l’époque où j’étais marié (mon ex-femme est céramiste, ma compagne aussi !), et quand j’avais eu accès à un atelier de mécanique à Fontainebleau, j’ai travaillé le métal. Deux ouvriers de cet atelier, Néné et Nanard (René et Bernard) m’ont appris à souder, un savoir-faire qui me sert régulièrement.

La dernière “œuvre” réalisée dans cet esprit de bricolage est Le Monocycle fabriqué fin 2019 à partir d’une épave de vélo récupérée à Nantes. J’en ai fait une sorte de sculpture sur laquelle je me perche et pédale, actionnant la roue qui tourne à trois centimètres du sol. On n’est pas loin de Tinguely. Des lampes s’allument ici et là, un bureau est fixé sur le guidon et une boîte sur le porte bagage crache son lot de catalogues lorsque j’actionne une manette. C’est une célébration de mes 30 ans d’édition sans éditeur qui reprend l’image du logotype Benoît Jacques Books. Cet objet m’a déjà poussé à trois reprises à proposer une performance en public. D’autres sont prévues (entre autres, fin juin au festival de poésie Poema). Autant d’occasions pour moi de me distancier de mes propres pratiques en faisant le zouave sur ce monocycle.  Une façon comme une autre de me mettre en danger

Je ne sais pas si ces œuvres sont à classer sous quelque dénomination que ce soit, et à priori, je ne m’en soucie guère. On en revient à mon agacement face aux étiquettes. Ce qui est sûr, c’est que j’y apporte toujours la même attention et le même soin que celui consacré à mes livres. Dans mon esprit, mes livres ne sont d’ailleurs qu’une des avenues que mes aspirations à la création me font explorer. Je ne hiérarchise pas, tout est important.

J’aime beaucoup ton idée du parc d’attraction et j’y pense parfois à la manière d’un Magic Mirror ou d’une baraque foraine. Un lieu itinérant, comme un cirque, où il y aurait la possibilité de tout voir, de tout rassembler. Le cirque, c’est le lieu des artistes, des clowns, n’est-ce pas ?

Ay ! Mi Amor (2015) © Benoît Jacques

Au moment de te proposer cet échange par mail sur plusieurs jours, je t’ai demandé comment tu organisais ton temps en ces journées de confinement, maintenant que tu es dispensé de faire des paquets, des enveloppes, puisque la poste de ton village est fermée et que, donc, ton activité de diffuseur a été mise en sommeil. Tu m’as dit profiter de la situation pour laisser ta plume et tes pinceaux vagabonder plus librement que jamais. Alors, où en es-tu, après un mois à ne quasiment plus quitter ton atelier (que tu occupes, si j’ai bien compris, seul) ?

Il faut dire d’abord que je jouis d’un confinement “de luxe”. Je suis seul chez moi, à deux pas de la forêt de Fontainebleau. Je continue d’y faire mes excursions matinales où, à part quelques animaux (qui ont tous la banane en ce moment), je ne croise personne (pas même de ces chasseurs que le préfet du département a cru utile de diligenter pour prêter main forte aux gendarmes et faire respecter le confinement !). En dehors de mes déplacements, le confinement n’est d’ailleurs pas très éloigné de ma façon de vivre habituelle. En règle générale, je passe beaucoup d’heures enfermé dans mon atelier et j’aime ça. Mais cette pause dans mes activités “d’éditeur” est une opportunité qui tombe à point nommé. Elle m’offre ce temps de réflexion dont je pressentais le besoin pour considérer la suite de l’aventure Benoît Jacques Books. En marge de ce grain à moudre, la question de la priorité à donner à telle ou telle activité me tourmente presque sans cesse et me conduit souvent à une forme d’hyperactivité.

J’ai dû interrompre une résidence d’auteur en Loire Atlantique pour les besoins du confinement, mais cette résidence finance en partie la rédaction du quatrième (et dernier) tome de La Légende de Pioung Fou. J’y consacre donc une part importante de mon temps. J’avance lentement.

L’Enquête qui piétinait © Benoît Jacques

Pour me distraire du travail d’écriture et pour distraire ceux que ça intéresse, je poursuis la publication sur mon site de L’Enquête qui piétinait. Je ne suis pas sûr de la validité de cette “chose” mais je suis parfois fatigué de me poser la question, alors je continue.

Je tiens aussi, de façon plus assidue en ces journées passées exclusivement chez moi, une sorte de journal intime, manuscrit et dessiné, un peu dans la continuité de L. C’est un territoire d’expérimentation et de recherches sans orientation particulière de publication.

Le site de Benoît Jacques : www.benoitjacques.com