Yannick Haenel : Les vivants, les morts et la vérité 1. (Janvier 2015, Le Procès)

Ce n’est pas un récit juridique mais une approche décisive de la vérité que l’écrivain Yannick Haenel a entrepris durant trois mois et demi en suivant et racontant les audiences du procès des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher. Accompagnés par les dessins de François Boucq, ces textes puissants que l’on a pu lire quotidiennement dans Charlie font désormais l’objet d’une publication aux éditions Les Échappés. Un véritable tour de force littéraire qui s’inscrit dans une œuvre rayonnante.  Yannick Haenel s’exprime dans un grand entretien sur une expérience aussi bouleversante pour lui que pour ses lecteurs. Première partie.

Comme vous évoquez à plusieurs reprises une transformation en tant qu’homme, un renvoi aux limites durant cette période, ma première question voudrait aborder le côté physique et corporel de l’écriture. Comment s’est imposée cette décision d’assister in vivo au procès des complices d’une attaque qui a visé un journal que vous avez rejoint justement après les évènements ? Est-il vrai que lorsque vous êtes entré dans la salle d’audience, c’était la première fois que vous mettiez les pieds dans un tribunal ? Comment, lorsqu’on a l’habitude d’écrire dans une grande liberté, s’adapte-t-on aux horaires à respecter chaque jour, aux suspensions de séances et surtout à la grande tension générale qui a entouré les débats ?

J’ai longtemps pensé qu’un écrivain n’avait rien à faire dans un tribunal ; à mes yeux, la littérature et la loi sont antagonistes. La loi, je la redoutais, elle m’aveuglait, comme dans la parabole de Kafka : en franchir la porte relevait de l’interdit, j’assimilais son pouvoir à celui de la sanction. Juger, punir : ces deux actes me répugnent. La loi est censée nous protéger ; mais au contraire je me suis toujours instinctivement protégé de la loi. Ainsi n’étais-je même jamais entré dans un tribunal. Quand Riss, le directeur de Charlie Hebdo, m’a proposé de passer deux mois et demi de ma vie à rendre compte du procès des attentats, j’ai compris que l’occasion m’était donnée de rompre mon propre tabou. La littérature est le contraire de la loi, mais elle doit en affronter la lumière aveuglante ; je me suis dit : c’est le moment de franchir la porte. Et puis, comme je travaillais depuis 2015 à Charlie Hebdo comme chroniqueur sans m’être jamais vraiment engagé à leurs côtés, j’ai pensé que j’allais enfin accomplir ce travail de chroniqueur, réaliser pleinement cette décision de rejoindre Charlie, faire coïncider la place très flottante, évasive, ambiguë que j’occupais dans ce journal avec ce que je suis : un écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui ne pense pas à travers des opinions, encore moins à travers l’actualité, mais dont la pensée est littérature. On m’avait engagé juste après les attentats, et il aura donc fallu cinq ans pour que je comprenne le sens de cet engagement : c’était, depuis le début, et sans que rien n’en soit dit, pour qu’un jour je me retourne sur les attentats et y confronte mon écriture. Tout s’est passé comme si je n’étais à Charlie que pour faire un jour cette expérience, et pour que l’écriture dont je suis le porteur soit destinée à rendre compte du procès des attentats.

Alors j’ai arrêté d’écrire le roman sur lequel je travaille depuis trois ans ; j’ai bloqué toute proposition, tout désir, tout voyage, et je me suis entièrement consacré, nuit et jour, du 2 septembre au 16 décembre, à ce procès.

J’avais conscience que la charge émotionnelle serait grande, mes amis de Charlie me le disaient, certains d’entre eux y allaient pour témoigner en tant que parties civiles, et la responsabilité qui pesait sur mes épaules était immense : comment représenter des gens qui reviennent d’une scène de crime et sont devenus des symboles de la liberté d’expression ? Comment trouver les mots qui soient à la hauteur de l’enjeu ? Le premier jour, j’ai pensé — avec une extravagance qui m’a sauvé — qu’après tout, procès ou pas procès, c’était la pression que je me mettais de toute façon pour écrire. Sur un banc de tribunal ou à ma table de travail, c’est pareil : on est en réalité complètement ailleurs, dans un lieu de l’esprit où souffle une clarté métaphysique qui nous déchire. Être déchiré, c’est la moindre des choses si l’on essaie d’écrire quelque chose d’un peu décisif. Maurice Blanchot, qui a été mon principal inspirateur entre 20 et 30 ans, avant que je n’ose publier une seule ligne, parlait dans L’Espace littéraire de la « solitude essentielle », qui est l’autre nom de l’écriture, tout à la fois son abîme et son horizon. Eh bien, cette solitude essentielle, c’est elle dont je n’ai cessé de faire l’expérience durant les cinquante-trois jours d’audience. Cette solitude est un approfondissement de toutes les solitudes : celles qui parlent comme celles qui se taisent, celle du crime qui détruit, celle de l’amour qui sauve. Toutes ces solitudes sont dans l’écriture, et lorsque vous écrivez, elles composent un monde qui s’illumine entre mort et parole, qui ouvre là, précisément, à travers cette béance, la possibilité de voir plus loin et d’entendre mieux. Je crois que les humains existent là, sur ce point qui n’est sur aucune carte ; en tout cas, c’est là que la littérature va les chercher, pas dans la vie dite « réelle ». Eh bien, au procès, ça s’est ouvert là tout le temps, dans la béance, comme lorsqu’on fait de la littérature. L’intensité a été telle que j’étais en état d’écriture permanente. Ce qui a eu lieu était très exactement ce qui passe devant mes yeux, la nuit, lorsque j’écris seul avec le temps, le néant, les corps, l’absolu. Ça a l’air un peu fou, mais je n’étais a priori pas tellement dépaysé.

Alors bien sûr, il y avait en plus l’horreur. Les morts. Les scènes de crime. L’abomination terroriste. Et ça a tout changé. Je n’ai cessé d’endurer ça, ce poison qui cherchait à se propager encore durant les audiences, notamment à travers de nouveaux attentats, celui de la rue Nicolas-Appert, celui de Nice, et surtout la décapitation de Samuel Paty. C’était intenable. J’avais beau avoir la solitude essentielle de l’écriture, vous ne pouvez rien contre la mort en vie. Elle se diffuse à travers l’angoisse qui envahit vos journées, à travers les cauchemars qui oppressent vos nuits, à travers les accidents : l’une des premières nuits, en allant chercher un verre d’eau vers trois heures du matin, secoué par un sale rêve, je suis tombé dans mon escalier et me suis brisé les reins. Puis ça a été des saignements incessants, des maux de tête qui ont duré le temps du procès, des insomnies à n’en plus finir, un épuisement qui a débordé mes limites.

Yannick Haenel et François Boucq, Janvier 2015, le procès, éditions Les Échappés, janvier 2021

Je me disais que de toute façon le procès des attentats ne pouvait pas être une promenade de santé, il fallait affronter ces ténèbres, je devais me confronter à cette obscurité, à ces attaques intérieures. Mes proches me disaient : préserve-toi, mais pour écrire c’était impossible. Je ne devais pas me prémunir contre la perturbation puisque la perturbation était le sujet même de ce qui avait lieu, c’est elle qui m’ouvrait la béance. Et puis il y avait à mes côtés, sur les bancs, au tribunal, Riss, Coco, Sigolène Vinson, Simon Fieschi, les survivants de la tuerie de Charlie Hebdo, je leur parlais tous les jours, et franchement, vu ce qu’ils avaient vécu, vu ce qu’ils continuaient à endurer, je n’allais pas commencer à me plaindre, mon cas, mon petit cas, était sans importance. Il s’agissait justement de pouvoir se tenir à leurs côtés, j’avais l’écriture, alors j’ai essayé : au bout de quelques jours, j’ai compris que j’étais peut-être en train de devenir leur témoin. Ils sont allés à la barre raconter leur expérience, mais ils m’avaient délégué, en plus, pour raconter l’entièreté de ce procès avec leurs yeux et leurs oreilles. J’écrivais pour les survivants — c’est-à-dire à leur place.

Bref, j’ai bien été obligé de trouver la force, de transcender le « côté physique et corporel », comme vous dites, et même de dépasser la détresse. Je ne sais si l’écriture aide à encaisser ou si elle aggrave la conscience ; de toute façon, le dorlotage n’est pas mon genre : je suis un « horrible travailleur », comme dit Rimbaud ; pour écrire, je me mets toujours la pression maximale, si bien qu’au procès, comme je devais écrire chaque jour une chronique, j’étais dans mon élément. D’ailleurs, je n’ai fait que ça, écrire : d’abord à l’audience, une vingtaine de pages de notes par jour pour garder mémoire de tout ce qui se disait, puis le texte qui s’esquissait au fur et à mesure de la journée sur un carnet, enfin l’écriture elle-même, qui avait lieu de nuit, chaque matin de 4 heures à 7 heures. Ça a été une expérience d’endurance : mobiliser du langage chaque jour, et tirer de soi à la fois la capacité à rendre compte des événements de l’audience et celle de penser simultanément ces événements n’était pas de tout repos, mais puis-je le dire : ça a été une joie folle. Une phrase de Nietzsche me vient : « Éprouver le bonheur jusque dans la terreur de l’esprit. » Il y a une joie intérieure au récit, une luminosité secrète de l’écriture qui vous gratifie, vous aide dès lors que vous vous abandonnez entièrement à sa présence. J’ai fait confiance : à quoi ? À la nuit ? À l’écriture ? À mes capacités ? Plutôt à l’empathie presque sorcière — mais alors d’une sorcellerie blanche — qui lie tout ce qui nous agite, et qui nous destine à une transmission spirituelle sur les lecteurs. Ils étaient là, au bout de la page, je les voyais dans la nuit, c’était une population, un peuple, comme lorsque j’étais professeur dans des collèges, en banlieue, et que les élèves attendaient le texte, la parole, l’attention, l’affection, les étincelles. Et lorsque j’avais fini d’écrire, il était sept heures du matin, j’envoyais mes pages à l’équipe de Charlie qui ajoutait les dessins stupéfiants que Boucq avait faits la veille ; et tout était immédiatement posté sur internet, et immédiatement lu. Cette vitesse me portait, comme si elle se révélait la condition même de la vérité. Il fallait que ce soit dit tout de suite, dans le feu écrit ; et chose étrange, chose folle, je ne me suis quasiment jamais raturé durant ces nuits d’écriture (et dans le livre, je n’ai rien modifié non plus aux textes).

Je reviens à la fatigue, pardonnez-moi de vous répondre si longuement, mais il faut croire que j’avais besoin de vos questions, pour m’expliquer certes, mais surtout pour continuer à écrire dans l’orbe du procès. La saturation que j’ai vite éprouvée ne provoque en effet que le désir de continuer : il y a un personnage de Jean Reverzy (un écrivain trop oublié, que j’aime énormément) qui parle de la communauté des « infatigables épuisés ». J’en suis. Il y a même une éthique de la fatigue : je n’aime pas trop les gens en forme ! La fatigue est un art de vivre, une manière de préférer la vulnérabilité à la puissance. Contrairement à ce qu’on pense, la fatigue n’empêche pas, elle ne ferme rien : elle ouvre à une acuité pensive qui bénéficie du manque de forces. La vraie clarté est toujours désarmée.

Des proches se sont demandés ce que j’allais faire dans cette galère ; mais la « solitude essentielle », elle est avec moi, que ce soit à travers l’aventure des rencontres, l’érotisme des épiphanies, les expériences esthétiques (une nuit enfermée dans un musée, par exemple, comme je l’ai fait à Beaubourg durant l’exposition Francis Bacon), ou astreint aux règles d’un tribunal. La liberté, je me la donne en étant tout entier dans le langage. Qu’êtes-vous capable de sacrifier dans votre vie pour faire une expérience avec la parole ? Celle-ci n’arrive pas sans qu’on s’expose un peu, sans qu’on sorte de du confort domestique qui guette tout écrivain.

Alors voilà, au procès, j’ai été servi : la violence m’a sauté à la gueule. Les émotions appellent la dépense ; pas l’économie. Si je me suis contraint à assister à un procès pendant trois mois, c’est-à-dire à m’enfermer dans un tribunal tous les jours pendant plus de huit heures, c’est parce que j’y voyais un surcroît de liberté — une exposition à ce qui relève des enjeux fondamentaux, aussi bien politiques que métaphysiques. J’attends tout de l’écriture. Eh bien, j’attendais tout de ce procès, et pas seulement sur un plan juridique. C’est vrai qu’il n’est pas nécessaire qu’on sorte de chez soi, on peut rester à sa table et attendre : le monde, comme nous l’a appris Kafka, vient s’offrir afin qu’on le démasque, et se tord, extasié, devant nous. Mais je ne peux pas m’en empêcher : il faut que je prenne la mer et me laisse avaler par la baleine. Une fois dedans, il peut bien sûr m’arriver de pester contre l’idée folle que j’ai eue de sortir de chez moi où j’écris si confortablement, le soir, en buvant du vin, mais c’est là, dans le ventre de la baleine, alors qu’on se croit enfermé, qu’on rencontre le monde. Assister à un procès comme celui-ci, avec la pression politique qui s’est exercée contre lui tout au long des cinquante-quatre audiences, ça a été une expérience initiatique : j’ai vu la société entière se parler à elle-même de son vice ; et puis j’ai entendu la parole des innocents. Ils existent, et c’est la raison pour laquelle la littérature continue elle aussi à exister : elle est la voix de ceux qui échappent à l’enfer de la société.

Yannick Haenel et François Boucq, Janvier 2015, le procès, éditions Les Échappés, janvier 2021

Très vite dès les premiers jours, l’écriture de Janvier 2015 souligne que bien que vous rendez compte des faits et que ceux-ci vous passionnent, la vérité va être l’horizon de votre geste. Sous l’arc déployé des émotions humaines et des attentes politiques ou sociologiques, c’est bien elle que vous visez : « Grâce à la parole, les êtres sont destinés à la vérité. Vivre un procès, c’est faire cette expérience.” Mais “l’espèce humaine ment par passion”. Vous citez aussi cette phrase incroyable du président de la cour Régis de Jorna : « On n’a que la vérité judiciaire. La vraie, elle est autre. » Elle est proche de la fameuse formule quasi nihiliste de Lacan dans son Séminaire en 1973 « Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas… Les mots y manquent… C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel. » Il faut donc encaisser les mensonges en approfondissant. Vous montrez alors dans un très fin développement l’opposition entre la veritas issue du droit romain qui prévaut dans un tribunal aujourd’hui et l’alèthéia présocratique chère à Martin Heidegger, cet événement de dévoilement qui ne peut surgir que dans un retrait. Êtes-vous finalement arrivé à proximité de la vérité durant ces trois mois et demi ?

Ça a été passionnant. Nous voulions tous comprendre pourquoi dix-sept personnes ont été assassinées en trois jours en plein cœur de Paris et à Montrouge ; nous voulions éclaircir les motivations des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly ; nous cherchions à connaître les degrés d’implications des onze accusés qui étaient devant nous (et je dis « nous », parce que dans cette cour d’assises tendue à l’extrême par la gravité des faits, par le souvenir des morts et la douleur des parties civiles, tous ceux qui écoutaient ont très vite constitué une communauté, aussi fébrile que concentrée, qui rassemblait tous ceux qui cherchaient la vérité).

Ainsi, beaucoup de parties civiles, après avoir témoigné, sont-elles restées pour continuer à écouter ; certains d’entre eux, des familles des victimes de l’Hyper Cacher, qui habitent désormais en Israël, non seulement ne sont pas rentrés tout de suite, mais sont revenus le lendemain, puis encore, et encore : ils voulaient savoir.

Mais malgré la précision de l’enquête, l’élucidation des faits ne suffit pas, et aucun des accusés n’a participé à cette « manifestation de la vérité » que le tribunal judiciaire appelle de ses vœux : au contraire, ils ont rivalisé de dissimulation afin d’échapper à la peine d’association de malfaiteurs terroristes, celle « à deux chiffres », comme ils disaient. La vérité portait sur leur appartenance ou non à l’Islam radical ; c’est-à-dire sur une participation qui n’était pas seulement logistique de leur part (car celle-ci était le plus souvent acquise), mais relevait d’une éventuelle complicité spirituelle, ou tout au moins d’un consentement aux valeurs fanatiques qui animaient les tueurs. Sur ce point, tout est resté trouble : la question de l’extrémisme religieux a hanté la cour d’assises comme un spectre ; mais à part quelques témoignages révélatoires qui nous ont ouvert les yeux sur le délire d’un Islam dévoyé par ses spéculations politiques criminelles, rien n’a été prouvé.

Yannick Haenel et François Boucq, Janvier 2015, le procès, éditions Les Échappés, janvier 2021

La vérité est bien entendu l’objet même de la justice, mais aussi celui du langage, et plus précisément de la littérature, qui met à l’épreuve celui-ci. Je suis un adepte de la fiction, un militant de l’imagination, c’est-à-dire de cette liberté infinie qui brise les frontières du récit ; mais c’est pourtant la vérité que je vise à travers les phrases : pas celle qui relève d’une simple procédure de vérification, et se soumettrait à la réalité des faits, mais un dévoilement qui procède du face-à-face avec soi-même.

En suivant ce procès, j’ai été amené à méditer constamment sur la notion même de vérité, à en faire l’expérience en écrivant. Où est-elle ? Le festival de mensonges auquel nous avons assisté pendant deux mois et demi nous a convaincus qu’elle n’existait pas du côté des accusés : ils n’avaient pas intérêt à s’y confronter. En revanche, nous l’avons vu surgir à travers l’autre parole : celle des victimes. Vous citez Lacan avec raison, je ne sais si la vérité peut se donner « toute », mais du moins la justice l’exige telle ; et ça m’a intéressé d’entendre chaque jour le serment des témoins, à qui on demandait de « parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité ».

Je pense que la vérité ne se vérifie pas : son existence révèle le langage à lui-même. Ainsi, à travers les témoignages qui nous ont transmis l’événement de leur parole — ceux qui ont osé aller le plus loin possible dans l’expression de l’être —, les vivants et les morts se sont-ils retrouvés dans le même espace déchirant, débordant le cadre de la simple enquête et la notion de veritas, telle que l’engage le droit romain en usage dans les tribunaux. Une autre conception de la vérité s’est donnée à entendre ici, et j’ai eu recours à la notion grecque d’alèthéia, telle que Heidegger n’a cessé de la penser à partir des Présocratiques, car elle met en jeu une traversée du néant et ne se déclot que depuis le retrait qui l’abrite. Les manifestations analytiques de deuil auxquelles j’ai assisté se confrontaient précisément à un tel surgissement, dont la violence relevait de l’éclat ontologique, mais aussi d’une soudaine béance politique.

Face à une telle parole qui porte l’innommable, je suis devenu un témoin de témoins. La vérité ne se dit peut-être pas, mais on peut en témoigner. Et en écrivant chaque nuit, j’étais porté par ce dévoilement intensif qui a lieu dans la dimension intérieure de la parole elle-même ; je me suis rendu compte que l’écriture était avant tout l’écoute de la vérité qui se déploie à l’intérieur du langage. Et que donc écrire, c’était participer à sa manifestation.

Yannick Haenel et François Boucq, Janvier 2015, le procès, éditions Les Échappés, janvier 2021

Quel être a le plus attiré votre pensée durant le procès ? Vous revenez souvent à la dessinatrice Coco mais aussi à la romancière Sigolène Vinson qui tient par exemple à savoir – c’est inouï – si les accusés ont accès à des livres dans leurs cellules. Vous envisagez leurs témoignages de rescapées comme des preuves, des expériences de la nekuia, terme (à nouveau) grec ancien qui dit l’approche des morts mais aussi la traversée de sa propre disparition. De nombreux exemples au sein de votre œuvre pourraient témoigner d’une pensée profonde sur la mort, je voudrais renvoyer en particulier le lecteur curieux à l’immense discours déroutant de Léna, personnage de votre roman Tiens ferme ta couronne (Prix Médicis 2017) devant le cercueil ouvert de sa sœur. Ce procès a-t-il repris voire renouvelé votre réflexion sur la mort ?

Oui, je n’ai pensé qu’à ça. Je me rends compte, en vous répondant, que la première phrase de mon tout premier livre, Les petits soldats, qui date d’il y a vingt-cinq ans, était celle-ci : « Je ne pensais pas à la mort ». Eh bien, le chemin parcouru est à proprement parler renversant, car mon dernier « récit », Papillon noir, paru juste au début du procès, se concentre sur cet instant irreprésentable qui est l’instant de tous les instants. Alors oui, penser à la mort, ou plutôt tenter d’en accueillir la présence, penser son caractère innommable à travers la lumière des phrases, c’est le travail même de l’écriture.

Durant ce procès — que j’ai vécu, vous l’avez compris, comme une expérience initiatique — je n’ai jamais voulu perdre de vue les morts, ne serait-ce que par fidélité à une mémoire (je ne perdais pas de vue que j’écrivais un livre, que je concevais comme une arche des paroles, une archi-trace de janvier 2015) ; d’autre part, j’ai tout de suite pensé, un peu follement peut-être, que la mort, ou plutôt les morts, seraient pour moi des compagnons éthiques, et qu’ils constitueraient le vrai tribunal, une sorte d’assemblée intérieure, qui doublerait, d’une manière fantomale, la cour et les juges. Vous voyez, j’avais un pied à l’audience, et un autre dans les mythes : ça remontait sans cesse, depuis les légendes, depuis la matière immémoriale. Je n’ai pas fait exprès, c’est venu se superposer à la narration judiciaire : les crimes commis en janvier 2015 sont si grands que c’était l’humanité tout entière qui était convoquée à la barre.

Ce procès était politique, mais la politique, au sens de Simone Weil, engage l’entièreté de la personne humaine. Et quand sont venues à la barre les femmes que vous citez, Coco, Sigolène Vinson, toutes deux rescapées de la tuerie de Charlie Hebdo, mais aussi Zarie Sibony, l’une des caissières de l’Hyper Cacher, quelque chose s’est donné à entendre à travers leurs paroles d’une hauteur métaphysique qui a élargi considérablement le cadre pénal d’un éclaircissement des culpabilités : grâce à elles, l’impensable, on y a eu accès. C’est pour cette raison que j’ai décrit leurs témoignages comme des nekuia — comme des traversées de la mort. J’avais l’Odyssée en tête, ce moment où Ulysse voit les morts qui viennent lui parler. Le récit de l’itinéraire traumatique de Zarie Sibony, enfermée dans le labyrinthe de l’Hyper Cacher, et ne cessant, sous la pression du monstre-Coulibaly, de descendre au sous-sol voir ceux qui s’étaient cachés dans les chambres froides et de remonter pour faire le lien avec tous les vivants, c’est une chose que je n’oublierai jamais, l’une des paroles les plus profondes que j’aie entendues dans ma vie. Quelque chose de sacré est advenu, un sacré qui touche à la personne humaine : ce qui reluit sur la victime qui échappe à la mort.

C’est aussi Jérémy Ganz, cet homme qui, dans la loge, en bas de l’immeuble où il y a Charlie Hebdo, accompagnait son collègue Frédéric Boisseau pour faire un repérage de maintenance du circuit de chauffage : la porte s’ouvre, un homme crie « Charlie ! » et ouvre le feu, touchant Frédéric Boisseau. Jérémy Ganz nous a raconté, seconde après seconde, comment il avait accompagné son ami qui mourait à ses côtés ; il est allé jusqu’au bout avec nous, en nous disant tout ce qu’il pouvait dire, avec la précision du cœur. Et entendre un homme parler ainsi de la mort d’un autre homme élargit l’humanité.

Le rapport entre mort et parole s’ouvre à l’intérieur d’un éclair qui s’illumine à travers une dimension qu’il est impossible de figurer. D’ailleurs, la philosophie a pris l’habitude de dire de cet éclair qu’il demeure impensé ; mais je crois au contraire que la rencontre entre mort et parole était l’objet même de ce procès, elle a été sa grande révélation, une surprise bénéfique pour nous tous. Et ce face-à-face entre la mort et la parole, c’est l’objet même de cette écoute passionnée qu’est la littérature. Tout le livre Janvier 2015, dans son étrangeté (car il prend la forme, le masque d’un recueil de chroniques judiciaires), témoigne de cet abîme.

Seconde partie de l’entretien à lire ici.

Yannick Haenel et François Boucq, Janvier 2015, le procès, éditions Les Échappés, janvier 2021, 216 p., 22 €