Ce n’est pas un récit juridique mais une approche décisive de la vérité que l’écrivain Yannick Haenel et le dessinateur François Boucq ont entrepris durant trois mois et demi en suivant les audiences du procès des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher. Yannick Haenel s’exprime dans un grand entretien sur une expérience aussi bouleversante pour lui que pour ses lecteurs. Seconde partie (la première est à retrouver ici).
Le 7 septembre, au moment où sont projetées les images de l’intérieur des locaux de Charlie juste après le massacre, le lecteur sait que c’est un moment décisif du procès. Vous êtes attendu, comme convoqué à ce point de rupture. C’est là qu’intervient une grande pudeur, peut-être encore plus déterminante que ce qu’elle recouvre : vous dites que vous allez “donner des limites, car la vérité peut être affreuse, et nous vivons pour trouver la paix, pas pour être en guerre, encore moins contre nous-mêmes ou contre notre mémoire.” N’était-ce pas là – cette fois pour les vivants – un autre enjeu du procès, inatteignable sans doute : se frayer un chemin commun vers la paix ?

Je cherche, à l’intérieur de la parole, ce point où les vivants et les morts se rencontrent. C’est ça, pour moi, la paix : la rupture des frontières métaphysiques. La paix est un lieu où le langage lui-même trouve à se calmer : il y a des mots qui blessent, d’autres qui tuent, il faut accéder au point où vibre l’indemne. La puissance du langage réside dans sa réserve, sa pudeur même. C’est pourquoi il y a des choses que j’ai préféré ne pas dire : pour moi, la parole affronte et sauve, elle n’est pas là pour aggraver le malheur ni souiller les humains : quand on nous a projeté le film des caméras de surveillance de Charlie Hebdo et qu’on a vu les assassins surgir, cagoulés de noir, avec leurs armes, le bruit des détonations, la violence m’a dégoûté ; quand le commissaire en charge de l’enquête anti-terroriste nous a projeté des images de la scène de crime, avec de petits chevalets jaunes numérotés posés à côté des morts, j’ai pensé que les mots n’avaient rien à faire ici, et que je ne désirais pas les employer pour agrandir l’horreur. Il s’agit de dire le réel avec clarté, certes, mais en retournant la violence. Ce point où solitude et communauté ne cessent de se rencontrer et de s’élargir en faveur du vif de l’être relève d’une lumière, pas des ténèbres. Vous voyez, c’est un combat aussi à l’intérieur du langage.
Et les dessins de Boucq, qui ont scandé chacune de mes chroniques chaque matin lorsqu’elles paraissaient sur le site de Charlie Hebdo, et qui sont rassemblés dans le volume, relèvent précisément d’un geste de pacification : les traits, les volumes, les inflexions que Boucq a trouvés chaque jour, et qu’il nous offre comme des témoignages inédits (car vous savez qu’on ne peut pas prendre des photos dans un tribunal) créent un territoire d’expressivité où viennent se dire les complexités du drame humain. Dessiner, écrire, c’est le contraire du crime. Kafka l’a dit : en écrivant, on fait un « bond hors du rang des meurtriers », on appartient à l’innocence. Oui, il y a une innocence affirmée par le dessin et l’écriture — par ces traits noirs qui font vibrer des pages blanches. Feu noir sur feu blanc, et inversement, c’est ainsi que s’engendre le monde dans la kabbale juive. C’est un acte de fondation à chaque instant : le contraire, donc, de la destruction. Je rappelle que les Kouachi ont assassiné des gens qui n’avaient fait que dessiner et écrire. La paix, ça consiste à reconnaître les innocents.

Vous permettez aussi paradoxalement au lecteur de s’approcher du cœur en fusion de la guerre contemporaine en montrant que le déroulé des prises de parole et la recherche judiciaire des faits exacts se heurtent à une double, terrible, tragique dissimulation : d’une part la fameuse pratique de la Taqiyya terroriste qui cache tactiquement les intentions et la préparation des frères Kouachi comme celles de Coulibaly et de l’autre, les multiples jeux de silence des services de renseignements qui ne veulent pas compromettre une affaire finalement toujours en cours en donnant tous les éléments. Car peut-être que si tous étaient mis sur la table, la défaillance de la surveillance des gens qui ont commis de tels actes prendrait une ampleur politique dangereuse. Avez-vous le sentiment que ce procès est terminé ?
Il y a encore des zones d’ombre, des angles morts, des « trous dans la raquette », comme disent les avocats. D’où viennent les armes des Kouachi ? On n’a pas réussi à en retracer le parcours. Quant à celles qu’a utilisées Coulibaly, elles provenaient d’un trafic organisé par un certain Claude Hermant, une sorte de barbouze d’extrême-droite qui travaillait pour les gendarmes, et qui est donc protégé. Cet indicateur est venu à la barre en toute impunité, comme simple témoin, et on a tous eu le sentiment affreux qu’il aurait dû être du côté des accusés.
Autre échec, celui des services de renseignement. Les frères Kouachi sont passés sous les radars ; on les a surveillés un temps, mais comme l’un vivait tranquillement à Aubervilliers, l’autre à Reims, et qu’ils ont passé deux ans sur leur canapé à jouer à la Playstation pour ne pas attirer l’attention, la DGSI est tombée dans le panneau. Un agent du renseignement l’a avoué pendant le procès : si les services n’obtiennent pas des résultats rapides, si la surveillance et les écoutes téléphoniques ne donnent rien, ils sont tenus de suspendre leurs opérations et de mettre leurs effectifs sur d’autres cibles, plus tangibles. Ainsi, les Kouachi, dont je rappelle qu’ils étaient formés (Cherif Kouachi est allé s’entraîner en toute impunité au Yémen), ont-ils intériorisé les procédures de surveillance : en n’attirant plus l’attention sur eux le temps qu’il fallait, ils ont anticipé l’inéluctable retrait des écoutes et neutralisé la sécurité française par leur inertie, se réveillant soudain de leur passivité tactique, le 7 janvier 2015, pour passer à l’acte.
Le caractère à la fois banal, consternant et démoniaque de cette taquiya donne beaucoup à penser sur la stratégie de dissimulation généralisée qui affecte cette guerre. Du coup, déplorer, comme l’ont fait certains observateurs du procès, que les accusés n’aient pas collaboré, qu’ils n’aient cessé de mentir et de dissimuler leur appartenance ou non à l’islamisme radical, est ridicule : la tromperie fait partie de l’engagement djihadiste. Pourquoi communiqueraient-ils avec la justice française puisque précisément ils ne la reconnaissent pas ? On peut aller jusqu’à penser que même les soi-disant « déradicalisés » sont encore dans la taquiya : les techniques de dissimulation font partie de l’Islam politique depuis le XIIe siècle. Ici, la question classique de la vérité ne tient plus : le langage lui-même se trouve déraciné ; tout est néantisé par la possibilité même du faux : la guerre s’est introduite dans le langage.
D’ailleurs, cette guerre ne se règle pas dans un tribunal ; elle continue sous des formes le plus souvent cachées, elle prolifère à travers l’hystérie des réseaux sociaux, qui ont contribué à rendre possible l’assassinat de Samuel Paty, elle se perpétue à travers des conflits spirituels qui animent les soubresauts géopolitiques, au Moyen-Orient mais aussi, sous des formes cachées, dans les démocraties occidentales qui sont à chaque instant menacées par la déstabilisation terroriste.
Il suffisait de voir la tête de Peter Cherif, le présumé donneur d’ordres du massacre de Charlie Hebdo, membre d’AQPA (Al-Qaïda Péninsule Arabique), faire irruption par visioconférence depuis la cellule de sa prison, pour comprendre que cette guerre est sans merci, et qu’elle implique la négation de toute communication. Peter Cherif n’a même pas cherché à dissimuler la rupture qui l’anime : d’une manière glaciale, terrible, presque forcenée, il a opposé à toute tentative de dialogue le mur de son indifférence en récitant la chahada en arabe, c’est-à-dire la profession de foi de l’islam par laquelle le fidèle atteste qu’il n’y a pas de divinité en dehors de son Dieu et que Mahomet est son messager, puis en se lançant dans un monologue mystique guerrier, enfin en gardant le silence.
La terreur était là, incarnée soudain ; les accusés derrière leur box nous avaient gentiment promenés d’un garage un peu miteux de Charleroi à une piaule des Ardennes, d’un centre commercial de l’Essonne à un coin de dealers à Roubaix, brossant pour réduire leurs responsabilités un tableau certes peu reluisant de leurs trafics, mais presque insignifiant en regard des crimes terroristes, et voici que nous quittions les territoires minables de la délinquance foireuse pour laisser entrer dans ce tribunal l’enfer silencieux des camps d’entraînement du Yémen et de Syrie, où les crimes de janvier 2015 ont été décidés. Le rapport entre la délinquance française et ce grand désert de la pulsion de mort islamiste était le sujet du procès.

Dernière chose, la guerre, c’est le dévoiement des textes : l’islam radical est une trahison de l’Islam. Quand on a visionné la vidéo de revendication de Coulibaly, on a pu vérifier son ignorance du Coran : on a vu un guignol déguisé en fidèle, parlant un arabe déplorable, imitant la foi et ses attitudes pour se faire valoir et légitimer ses crimes crapuleux par la religion. On a donc vu l’impasse d’un fanatisme qui, au-delà de sa débilité monstrueuse, est une erreur sur l’esprit. Car ce qui a eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, dans une rue de Montrouge, puis à l’Hyper Cacher relève de ce que Paul a appelé un « crime d’iniquité » : il s’agissait, en tuant des personnes, de tuer l’esprit de tous, de mettre à mort l’innocence, toute innocence.
Il ne faut pas oublier que Coulibaly a voulu tuer des Juifs. Il a déclaré : « Vous êtes ce que je déteste le plus au monde : vous êtes français et vous êtes Juifs. » Il a dit aussi : « Vous, les Juifs, vous aimez trop la vie. Vous pensez que c’est la vie le plus important, alors que c’est la mort le plus important. » Cette passion pour la mort relève d’une métaphysique coranique très ancienne, mal digérée, confusionnelle, qui porte à l’origine sur la résurrection du corps de l’imam : balbutiée ici par un extrémiste comme Coulibaly, elle se réduit à l’expression d’une stricte observance de la haine. Dévoiement total, donc. Ignorance. Et je dirais même : blasphème contre l’Islam.

Mercredi 9 décembre, inattendue collusion. Maître Brown cite dans sa plaidoirie le portrait de son client Michel Catino que vous avez écrit dans Charlie quelques semaines plus tôt. Il s’agit du sexagénaire accusé d’avoir transporté des armes ayant servi à Amédy Coulibaly et qui sera condamné à cinq ans de prison. Si un tel usage tient bien de la stratégie de défense, cette scène m’a tout de suite renvoyé au lieu même d’où provient la littérature et à un texte que vous avez donné en 2018 à l’excellente revue de John Jefferson Selve Possession Immédiate. Vous y racontiez avoir lu un soir un graffiti sur un mur du métro Stalingrad. Après une hésitation, vous vous rendez compte qu’il s’agit d’une grande phrase extraite de votre roman Les Renards pâles (2013). La voici : “Le monde n’est pas complètement asservi. Nous ne sommes pas encore vaincus. Il reste un intervalle, et depuis cet intervalle, tout est possible.” Comment considérer ces instants où l’écriture, née de la solitude la plus résolue, rejoint la ligne précise de la réalité la plus concrète ? Cet intervalle salutaire est-il toujours concevable en 2021 ?
C’est toujours sidérant de voir que l’écriture pénètre le réel, toujours étonnant de constater que des phrases qu’on a écrites sont non seulement lues, mais qu’elles sont utilisées. L’usage que les autres font de nos phrases les met en vie. Que demander de mieux ? La littérature, je l’ai toujours conçue comme proposition d’existence. Les livres sont des stocks de phrases qui existent pour être transmises. Alors découvrir sur un mur de Paris trois phrases insurrectionnelles d’un de mes romans, ça a été une joie renversante : la littérature avait lieu, elle avait pris corps dans la vie de chacun.
Ce qui est arrivé au tribunal est un peu différent : à force de produire continuellement un commentaire sur les audiences, celles-ci ont fini par les intégrer. Je sais que même le président du tribunal et son adjoint le premier assesseur étaient abonnés à la newsletter de Charlie, et donc lisaient tous les matins ma chronique. Les avocats de la défense se sont appropriés un certain nombre de mes remarques, notamment lorsque je faisais le portrait de leurs clients, et s’en sont servis comme des arguments. J’ai d’abord été surpris par la manipulation, car on donnait alors un sens juridique à mes textes ; puis j’ai apprécié l’hommage qu’à leur manière ces plaidoiries rendaient à mon travail. Que mon écriture soit citée à la barre d’une cour d’assises, je le prends comme une reconnaissance. Il y a un vertige à vivre une telle mise en abyme : j’étais sur le banc à l’audience, en train d’écrire, et voilà que je notais, sans d’abord m’en rendre compte, mes propres phrases en train d’être prononcées par un avocat !
Est-ce que les phrases, est-ce que le langage pensé, est-ce que la littérature peut encore opérer sur le monde ? C’est le sens de votre question, je crois. Je pense que oui. C’est l’« intervalle salutaire » dont vous parlez. Il est étroit, comme la porte des Évangiles, ou comme la faille d’un barrage de police. Mais le monde entier passe là, la vie déferle.
La solitude des phrases écrites la nuit peut produire des effets sur l’indifférence connectée du monde parce que précisément la solitude est plus grande que la connexion. Elle touche les cœurs, un par un. La communauté, c’est ça : une personne, plus une autre, plus une autre. Ce n’est pas le réseau, encore moins la simultanéité. C’est la rencontre, l’amitié, la pensée. Alors, minoritaires ? Possible, mais l’intervalle est sans fin.
Yannick Haenel et François Boucq, Janvier 2015, le procès, éditions Les Échappés, janvier 2021, 216 p., 22 €