Entretien avec Silvia Lippi et Patrice Maniglier : la psychanalyse revivifiée par la sororité (Sœurs)

Recommencer la psychanalyse par le féminisme en général, après #MeToo en particulier, avec deux guides au compagnonnage singulier : Jacques Lacan et Valerie Solanas – voici la tâche que se sont joyeusement assignée la psychanalyste Silvia Lippi et le philosophe Patrice Maniglier dans leur ouvrage Sœurs, pour une psychanalyse féministe. Rencontre et entretien.

Relisant rigoureusement les concepts lacaniens au prisme de l’autrice du très radical Scum Manifesto (1967), le livre parvient à replacer la femme et le féminin dans la psychanalyse en faisant appel à deux concepts qui feront date : la sororité et le symptôme partagé. Qu’est-ce qu’être sœurs à l’endroit du traumatisme et du symptôme ? En quoi le mouvement #MeToo a-t-il permis de mettre en évidence cette sororité et de repenser le lien social dans l’analyse ? Que cela implique-t-il dans la pratique clinique ?

Silvia Lippi – C’est le point de départ du livre. C’est-à-dire se distancier un peu des derniers mots de Lacan à propos des femmes. Beaucoup de psychanalystes pensent que ces mots sont suffisants pour répondre aux féministes et en particulier aux femmes #MeToo. Lacan traite la femme d’un point de vue logique – or la logique a toujours un rapport avec l’inconscient –, alors que le féminisme, la réunion de femmes, passe notamment par un lien collectif. Et tout lien collectif en psychanalyse est phallique, c’est-à-dire lié à la question masculine, aux questions du phallus, de la castration et du meurtre du père. Les femmes n’y échappent pas. Lacan permet de penser la femme indépendamment de l’homme mais en quelque sorte toujours isolée ; elle est l’élément absolument singulier. Le problème c’est que dans sa définition, la femme, qu’il appelle « pas toute » (phallique), passe quand même par le phallus. Elle doit avoir fait l’expérience de la castration pour pouvoir aller au-delà et être dans cette situation mystique – car Lacan prend l’exemple de la mystique pour penser la position féminine. Évidemment avec ce critère-là on ne peut pas penser le collectif. Pour le faire il fallait effectivement revenir à Freud. Dans un passage de Psychologie des foules et analyse du moi il précise que les femmes peuvent se réunir à partir d’une identification collective au symptôme. Il décrit un cas : une femme fait une crise dans un pensionnat ; les autres femmes sont prises dans cette crise, mais pas par une sorte d’empathie imaginaire (j’imagine éprouver ce que l’autre éprouve) : il y a quelque chose de chaque traumatisme inconscient, singulier, qui ressort dans cette crise. Freud appelle cela la contagion hystérique. Il y aurait un lien refoulé entre ces femmes, qui reviendrait notamment à partir de cette crise.

Vous affirmez dans le livre qu’on peut penser la femme en dehors même de toute référence au phallus. Comment la sororité y contribue-t-elle ?

Patrice Maniglier – La sororité est une forme d’autodétermination du féminin. Dans sa définition féministe, elle suppose une socialité du côté des femmes, une relation entre des termes genrés au féminin (des femmes, donc) qui se rencontrent et font lien dans leur résistance à ce qu’on appelle la domination masculine. En l’occurrence le féminin c’est le terme dominé dans l’hétérosexualité conçue comme institution à la fois politique, économique et sociale. Or les termes dominés sont par définition inclus mais dans une position subalterne. La femme et la définition du féminin se font dans un monde d’hommes. Les féministes n’ont cessé de souligner cette aporie. Judith Butler par exemple débute son livre Gender Trouble par ce paradoxe : le féminisme suppose un sujet, les femmes, mais la construction de cette notion même de femme est un effet du système de domination.

De la sorte, la seule manière de permettre une auto-détermination conceptuelle du féminin, c’est de changer de monde, de changer le monde. Cesser de vivre dans un monde d’hommes pour créer effectivement un monde de femmes.

Mais on ne sait pas ce que veut dire femmes dans cette dernière expression et c’est cela qui permet d’expliquer la différence fondamentale entre notre position et celle de Lacan. Pour Lacan, le féminin a une dimension excessive par rapport à la définition qui en est donnée dans le monde masculin : il y a quelque chose du féminin qui se soustrait à l’ordre social auquel il appartient et c’est cela qu’il appelle mystique. Or cette mystique-là est hors social, hors ordre symbolique – les femmes sont seules, isolées, hors langage, etc. C’est une définition purement négative de la capacité du terme dominé à redéfinir sa propre position, une sorte de transcendance négative. La solution que l’on trouve chez Valerie Solanas c’est de dire qu’au contraire il y a là une immanence positive. Elle suppose de détruire le monde masculin et de rompre avec la thèse qui affirme que l’ordre social est forcément de nature masculine, c’est-à-dire phallique. Notre solution consiste à dire qu’on sort de l’aporie si on comprend que la sororité ce n’est pas simplement un lien entre des termes genrés au féminin mais que c’est un autre type de lien social dont la forme est différente du lien social dominant. Ainsi, le féminin est ouvert : ce que veut dire être une femme sera le résultat du processus sororal et non pas son présupposé.

Vous affirmez par ailleurs que cette sororité est d’abord inconsciente. Est-ce un effet de la structuration familiale de la société hétéropatriarcale ?

S. L. – La définition de la position féminine est directement tributaire du lien social ; c’est un lien traumatique donc inconscient. C’est la sororité qui définit la femme et non l’inverse. C’est parce qu’il y a sororité qu’il y a des positions féminines – et ce n’est évidemment pas quelque chose qui concerne un sexe anatomique : ça vaut aussi pour les trans et pour certaines positions homosexuelles ou hétérosexuelles. Chez Lacan la femme était la singularité absolue. Dans notre système, la position est inversée : c’est la communauté traumatique qui définit la femme et ce­ sont ces liens traumatiques qui se manifestent à partir du symptôme, qui devient partagé.

P. M. – Que la sororité soit inconsciente signifie que la sororité est désirée, et en même temps que ce désir de sororité, qui anime en réalité tout le monde, est refoulé. C’est par la manière même dont il est refoulé qu’il est actif, puissant. On en trouve des exemples dans les symptômes hystériques classiques que Freud décrit. Dans le livre, nous proposons la réinterprétation d’un cas très célèbre et fondateur pour la psychanalyse : le cas Dora. On cherche à montrer qu’au fond ce n’est pas du tout le problème du père qui l’agite mais c’est bien un désir de créer une relation soustraite à l’empire des hommes, avec une autre femme, madame K., la femme que son père veut séduire. C’est cela qui la meut, mais ce n’est pas dicible, comme tout véritable élément inconscient. Si bien que lorsqu’on dit traumatisme, on ne sait pas bien ce dont il s’agit.

À cette thèse il arrive encore régulièrement qu’on oppose une supposée rivalité féminine fondée sur le désir. Comment comprenez-vous la persistance de cette difficulté à considérer l’autonomie et l’authenticité d’un lien social fondé sur le partage du symptôme ? Est-ce le signe qu’évoquer un traumatisme qui fait lien est encore trop souvent considéré comme (ou confondu avec) la volonté de s’énoncer comme victime ?

S. L. – Le traumatisme ce n’est au fond rien d’autre qu’un rapport singulier au désir. D’un point de vue psychanalytique, c’est un élément fondateur qui ne correspond pas au fait. En conséquence, lorsqu’on dit traumatisme, cela signifie la relation d’un sujet à l’Autre, auquel Lacan donne un sens très large. Cet Autre c’est aussi, au fond, le monde hétéropatriarcal.
Quand les femmes se mettent ensemble et crient « Me Too », l’une après l’autre, dans la diversité de leurs situations hétérogènes, dans leurs différences de couleurs, de classes et de genres (il n’y a pas que des femmes identifiées femmes), elles ne sont plus des victimes. C’est quelque chose que la psychanalyse a vraiment contribué à montrer : quand une femme parle, elle n’est jamais une victime.

Pour nous, une femme traumatisée est une femme désirante. C’est l’inverse d’une femme victime qui, elle, ne peut pas parler. Car ce qui caractérise la position traumatique, c’est la passivité absolue. Mais à partir de cette passivité et de sa souffrance, le sujet réagit et invente un symptôme, qui peut être plus ou moins supportable, plus ou moins toxique. L’essor du collectif permet justement de transformer ce symptôme. Le traumatisme singulier devient un symptôme collectif, notamment dans le fait de lutter ensemble, à partir de quoi il peut y avoir une sortie heureuse du symptôme. Colette Soler parle de la fin de l’analyse comme le fait d’inventer un symptôme. Le rassemblement des femmes est un symptôme heureux.

Justement, le symptôme partagé, expliquez-vous, est « directement collectif » (p. 143) en cela qu’il fait surgir l’élément refoulé qu’est l’identification elle-même des femmes entre elles relativement à un traumatisme. Or, et vous le rappelez également, un·e analysant·e entre en analyse avec un « symptôme d’entrée », lié à l’expérience traumatique, et la quitte avec un « symptôme de sortie » : celui du sujet qui s’identifie à son symptôme et y trouve une manière d’être dans la société. Mais la confrontation d’un sujet à un partage collectif comme #MeToo ne peut-il pas avoir ceci de délicat que le sujet qui s’éprouve dans le symptôme partagé rencontre tout en même temps son symptôme d’entrée (l’expression d’un traumatisme refoulé) et ce qui pourrait ou devrait être son symptôme de sortie (l’expression collective et heureuse du symptôme partagé) ?

P. M. – Un des présupposés de notre approche c’est qu’au fond le symptôme est toujours bon. D’une certaine manière, fabriquer un symptôme c’est une chance pour la vérité ; c’est déjà une manière pour quelque chose d’échapper à une forme de répression, de brisure d’empêchement, etc. La seule chose qui peut arriver de mauvais dans le processus de formation d’un symptôme c’est qu’il soit bloqué, fixé, qu’il se répète à l’identique. Ce qui est important dans la formation du symptôme c’est cette capacité qu’il offre de déplacer le rapport au traumatisme, donc de donner un peu d’agentivité et de marge de manœuvre par rapport à ce point traumatique. Le fait qu’un symptôme partagé puisse aspirer des personnes en les agitant c’est effectivement une réactivation traumatique du symptôme. C’est incontestablement une souffrance, une manière de perdre une partie de ses défenses.

Mais d’une part le fait que ce soit partagé implique que ça se transforme sans cesse. On voit bien dans l’histoire de #MeToo que même s’il y a certes des formats narratifs parfois identiques, on découvre à chaque fois de nouvelles manières d’exprimer les violences sexistes et sexuelles. D’autre part, le partage crée le lien social. Or ce qui est mauvais dans le symptôme, quand ça tourne mal, c’est qu’il isole. Cette solitude-là permet certes l’expression d’une particularité qui nous différencie. Mais si on le vit comme une malédiction qui nous soustrait et qui nous empêche de nous relier aux autres et donc de faire circuler des énergies libidinales, ça bloque. Il y a donc bien effectivement une proximité étroite entre le symptôme d’entrée et le symptôme de sortie mais c’est précisément pour cela que ça fonctionne.

S. L. – Quand on est dans un symptôme heureux collectif, il est vrai que le symptôme individuel peut se présenter de nouveau. Les personnes qui ont une expérience analytique le savent : l’analyse ne suit pas toujours un parcours linéaire, elle suppose des retours en arrière. On peut répondre à l’aide du point précédent : le fait qu’il puisse y avoir de la rivalité entre femmes, ça n’empêche pas qu’il y ait un lien sororal, pour une raison très simple : les deux choses ne sont pas sur le même niveau. La rivalité est au niveau imaginaire, la solidarité au niveau traumatique (Lacan dirait réel). L’effet de ces deux niveaux c’est de permettre à la répétition du symptôme d’amener à sa sortie heureuse. Le seul point de butée, comme vient de le dire Patrice, c’est quand cela cesse. Le symptôme est partagé et partageable, dans le bien comme dans le mal. C’est le propre de la psychanalyse.

Silvia Lippi © Hermance Triay

#MeToo est au centre de votre réflexion et de l’affirmation de la sororité. Pourriez-vous expliquer quel déclencheur ce mouvement a été, à la fois pour vous Silvia, en tant qu’analyste, et pour vous deux en tant que penseuse et penseur de la psychanalyse et d’une manière de la recommencer ? 

S. L. – Comme analyste, c’est vraiment le tout début de ce travail. Une série de patientes sont venues me voir qui avaient été victimes de harcèlement sexuel, de viols et d’autres situations traumatiques liées à la domination masculine. Ce qui m’a impressionnée, c’était l’importance du collectif. Pas forcément un collectif comme celui des féministes de la première ou de la deuxième génération, pas forcément un groupe précis de militance située, mais une militance dispersée. Les personnes ne se connaissaient pas, venaient de n’importe quel pays, de n’importe quelle situation sociale. J’ai été bousculée par le fait que quelque chose de collectif se manifestait et par la possibilité de leur faire inventer ou transformer leurs symptômes. Or il n’y avait rien dans la psychanalyse qui puisse faire penser un lien collectif. Le lien social est primordial mais le lien collectif est toujours vu d’une façon un peu négative, comme un renforcement narcissique, comme une protection ou comme, au contraire, une impossibilité d’aller vers l’inconscient et son propre traumatisme – quelque chose qui en quelque sorte barre la route à soi-même et à sa propre intimité inconsciente.

Dans #MeToo, j’ai vu exactement l’inverse. C’était le mouvement collectif qui permettait à ces patientes de revenir à leur intimité. J’ai alors pensé que la psychanalyse avait besoin de repenser le lien social. Cela ne signifie pas que le lien social décrit par Freud et par Lacan n’est pas valable ; ce à quoi j’assistais était simplement tout à fait d’un autre ordre. Ce qui était en jeu, ce n’était pas le Moi, le narcissisme, l’image de soi ou une nouvelle forme de prise de pouvoir sur l’autre, mais une façon de penser autrement le lien social et les rapports entre les différents genres ; quelque chose de révolutionnaire dans le désir lui-même.

P. M. – On peut peut-être insister sur la différence entre l’usage que nous voulons faire de #MeToo et une interprétation du caractère bénéfique de ce mouvement qui tient à ce qu’il permet la reconnaissance de choses qui ne sont pas reconnues. C’est vrai pour une part mais nous essayons de dire qu’il a plus qu’une problématique de reconnaissance dans l’expression #MeToo et dans le fait que cela devienne public : il y a la fabrication d’un corps collectif, au sens où le corps ne se limite pas à l’organisme et au sens où le symptôme est toujours un peu une altération de corps. Ce que nous avons trouvé important dans #MeToo, ce n’est pas uniquement la question de la justice et du progrès, certes essentielle, mais cette autre chose qui est la dimension de ce que la psychanalyse appelle désir, c’est-à-dire cette capacité à fabriquer des corps nouveaux, à permettre à des énergies inexprimables de prendre forme. Elles prennent la forme d’un corps de parole, éventuellement à travers des tweets et des déclarations, mais aussi à travers des relations. C’est l’invention de corps qui fait du bien dans cette affaire, en plus du reste, qui a été exprimé bien avant nous. En cela c’est un mouvement extrêmement joyeux et libérateur.

Inversement, #MeToo a aussi libéré des énergies conceptuelles théoriques, pratiques et cliniques au sein de la psychanalyse car cela touche à ce problème difficile qu’est l’articulation de la pratique psychanalytique avec le champ social et politique. Cela semblait au moins une bonne occasion pour la théorie psychanalytique de sortir de l’idée selon laquelle elle était un peu en soustraction par rapport à la vie sociale, comme si le divan n’accueillait que le résidu de cette vie-là. #MeToo nous aide à penser que ce n’est pas vrai.

Ce que nous tentons d’apporter à la théorie psychanalytique c’est un recentrage sur la question du rapport entre traumatisme et lien social, au milieu desquels nous mettons la notion de symptôme partagé. Cela permet de rouvrir ces questions qui avaient été un peu bloquées par la problématique de l’ordre symbolique, du phallus, de la loi du père et de la culpabilité.

Patrice Maniglier © Hermance Triay

Est-ce précisément par-là que l’on peut repenser le lien entre psychanalyse et politique ? 

P. M. – Oui mais justement sans dire que la psychanalyse doit s’ordonner à des valeurs ou à des idéaux politiques. Ce n’est a priori pas son objectif. Nous ne pensons pas que la seule bonne psychanalyse doit être une psychanalyse de gauche, ou féministe ou ce qu’on voudra. Ce n’est pas la question. Au contraire, nous pensons qu’il y a quelque chose dans le discours politique qui ne peut pas faire droit à ce que la psychanalyse découvre, c’est-à-dire l’inconscient. Quant au principe qui est de déterminer des idéaux, des normes, des valeurs, des projets, la psychanalyse s’occupe justement de ce qui rate de cette affaire-là. Et c’est là que nous retournons les choses en affirmant qu’il y a une dimension politique de ce raté, avec lequel on ne se retrouve pas seul·e. En fait, on peut se retrouver à plusieurs et cela dans un nouvel enjeu politique. C’est une manière un peu subtile de réconcilier psychanalyse et politique en disant aux militantes et militants politiques : ne demandez pas uniquement aux gens de montrer patte blanche et de se montrer idéologiquement comme il faut. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs on va chercher quelqu’un comme Valerie Solanas, qui ne fait vraiment pas du tout « comme il faut ». Et c’est d’autant plus politique que ça fabrique des corps collectifs : voilà une dimension importante de la politique, même si celle-ci ne s’aligne a priori ni a posteriori avec l’idée qu’on fait le bien. En psychanalyse on ne fait pas le bien ; parfois ne pas faire le bien c’est aussi politique.

S. L. – Cette coupure entre la psychanalyse et le politique est devenue un stéréotype, du genre : inconscient = individuel, politique = collectif. Or il y a beaucoup de formules qui disent l’inverse, en particulier chez Lacan, notamment dans le dernier séminaire sorti, La Logique du fantasme. Pour Lacan, l’inconscient c’est le politique et l’inventeur du symptôme c’est Marx. Le symptôme n’est pas une notion médicale mais une notion politique. Tout sujet qui vient en analyse est en position de prolétaire. Il souffre, veut changer quelque chose mais ignore comment faire. Or, il peut le faire simplement, grâce à la rencontre avec les autres. Dans quelques-uns de ses derniers séminaires, notamment L’Envers de la psychanalyse, Lacan montre combien les fondamentaux de la psychanalyse sont liés au marxisme. On a eu tendance à l’oublier, à cause de la transmission de l’héritage de Lacan, qui finalement n’a pas fait trésor de cet enseignement mais s’est rebattu sur des positions médicales et autoritaires. Celles-ci ont pu récemment conduire certaines personnes à affirmer par exemple que le mouvement #MeToo était mené par des femmes qui voulaient prendre le pouvoir ou que les trans étaient un phénomène à la mode. Cette position omet non seulement une partie de l’enseignement de Lacan mais oublie aussi à quel point la pratique de la psychanalyse est une pratique de non-savoir. Or qu’y a-t-il de meilleur qu’une pratique du non-savoir pour interroger les phénomènes sociaux ? En ce sens, c’est le propre de la psychanalyse d’être politique.

Vous opérez une autre réhabilitation dans le livre : celle de l’hystérie, et vous proclamez « Fières d’être hystériques, sûres d’être historiques ! » Y a-t-il lieu également de changer de regard sur l’hystérie pour qu’advienne une psychanalyse sororale ?

S. L. – Il faut simplement encore une fois revenir à notre sœur Sigmund, qui a donné la parole aux femmes. Ces femmes étaient des hystériques. Que cela veut-il dire, au fond, si l’on veut bien un moment oublier les constructions hétéropatriarcales ? Cela veut dire : des femmes qui s’ouvraient à l’inconscient. Or l’inconscient a une partie de folie : une femme qui se regarde dans le miroir, qui pèse 45 kilos et se voit grosse, c’est de la folie ; un individu brillant à l’école, qui va très bien, et qui est malade le jour de l’examen parce qu’il ne veut pas s’y confronter : c’est fou. Nous, les psychanalystes, avons toujours affaire avec des phénomènes de folie. L’hystérique est celle avec qui est née la psychanalyse. Les premières hystériques de Freud étaient aussi des femmes qui, à travers les symptômes, révélaient une révolte. Le corps se révolte face à la domination de l’autre.

Les traitements de l’hystérie par la psychanalyse et la psychiatrie sont complètement différents. Il y a trop de confusions entre l’hystérie comme maladie et l’hystérie comme expression de l’inconscient. Pour nous, ce n’est pas une maladie, de même que la psychose, dont on parle beaucoup dans le livre. Ce ne sont pas des maladies mais des modalités particulières de désirer et de se défendre du désir de l’autre.

P. M. – Il s’agit de retourner le stigmate. Bien sûr le concept, la catégorie d’hystérie a été constituée à d’autres fins ; on peut donc la retourner en revendiquant d’être hystérique. Car quelle est l’alternative ? D’un côté dire que celles qu’on a appelé hystériques n’étaient rien d’autre que des femmes dominées, qui ont été catégorisés comme cela par les hommes. Or, en ne s’intéressant qu’au discours du dominant, on n’écoute pas le fait qu’à travers leurs symptômes ces femmes résistaient et disaient des choses très intéressantes, on ne regarde pas les phénomènes, on se contente de regarder les concepts. D’un autre côté, l’avantage des catégories cliniques, outre la question éthique de l’usage des cas cliniques, c’est de pointer vers des choses qu’on ne connaît pas. Le mot hystérique est beaucoup plus obscur que l’expression femme dominée, qui ne rattache les individus ni à leurs corps ni à leurs singularités ; il implique de regarder la manière dont la personne résiste, sous une forme obscure, à la situation de domination dans laquelle elle est. Nous sommes donc favorables à la réhabilitation de toutes les catégories cliniques, car ce sont différentes modalités de la résistance ou de la révolte. En réalité les gens se révoltent avec leurs corps, avec des choses qui les dépassent absolument : avec des formes de vie, pas des concepts abstraits de la théorie critique.

Dans l’une de vos réponses précédentes, vous évoquiez l’altération des corps par le symptôme. Or ce vocabulaire vous l’utilisez, Silvia, dans plusieurs textes et tribunes sur la prise en charge des personnes trans en psychanalyse. En quoi la sororité peut-elle permettre de leur donner une place dans la pratique analytique ?

S. L. – Par l’invention. Dans un article que j’ai appelé « Le corps DIY (Do It Yourself) », je vais à rebours d’un lieu commun qui affirme que les trans sont un phénomène à la mode et des productions du néolibéralisme – « soi-même comme un roi », soi-même créateur de sa propre identité. Face au traumatisme issu du rapport mystérieux de chacun vis-à-vis de l’autre, certaines personnes choisissent un changement de genre. Même quand c’est un changement de nom, même sans intervention chirurgicale, c’est toujours du corps. Leur corps assume une autre fonction que celle qui leur avait été assignée, de la même manière qu’on assume un symptôme. C’est la raison pour laquelle je considère que la transidentité est un symptôme, qui peut être plus ou moins heureux. Il y a des cas où la question de l’image vient entraver le processus qui va vers le symptôme heureux (il faut lire à ce propos les très beaux textes de Miguel Missé). Il y a d’autres cas où des personnes qui avaient des vies très difficiles où le lien social avait été totalement interrompu parviennent à trouver une place dans des groupes ou des modes d’intervention politique, dans lesquels ils retrouvent le lien social par l’affirmation de leur transidentité. Celle-ci fait alors partie du travail d’identification au symptôme de fin.

Il y a un très beau film d’Isabelle Solas, Nos corps sont nos champs de bataille, qui met en avant cette dimension collective sans exclure la dimension individuelle de ce processus. C’est un phénomène de sororité, qui n’est pas à penser uniquement comme une solidarité mais vraiment comme une transformation de son propre traumatisme inassimilable.

P. M. – Même si on met en question Lacan par certains aspects, nous sommes très lacaniennes : la notion de symptôme est une merveilleuse invention de Lacan. Lorsque Silvia a abordé certains processus de transidentité en termes de symptômes, au sens très positif que nous lui donnons, je pense qu’elle a ouvert la voie. C’est cela qui a rendu possible la construction de la notion de symptôme partagé. Il fallait d’abord pouvoir construire la notion de symptôme dans sa dimension politique pour comprendre ensuite qu’il y avait quelque chose comme un symptôme partagé qui permettait d’aller plus loin dans la compréhension nouvelle du rapport entre inconscient et politique.

S. L. – Tout est parti de l’intervention de Paul B. Preciado à l’École de la Cause freudienne (en novembre 2019, publiée en 2020 chez Grasset sous le titre Je suis un monstre qui vous parle, NDLR). Ça a changé ma vie ; et c’est à l’origine de ce livre. Mais nous avons oublié de le citer dans notre livre, qui est pourtant une réponse à cette intervention que beaucoup de psychanalystes ont prise comme une critique. Ce n’en était pas une : c’était un appel. Paul B. Preciado disait : « rejoignez-nous, venez prendre part aux changements sociaux qui sont en train de se faire, mes chers amis psychanalystes. » Moi j’essaie très modestement de répondre à son appel, dans un article sur AOC d’abord, en défendant l’idée de l’identification au symptôme à partir du phénomène trans. Le livre est la suite de ce travail.

P. M. – Paul B. Preciado était justement cette personne à qui notre désir de sororité inconsciente s’adressait mais précisément parce que la sororité est un processus effectivement traumatique et porté par des agitations, son absence dans notre livre est la trace, qu’il est l’expression symptomatique de notre désir de sororité.

De fait il y a, à notre avis, quatre grands problèmes contemporains sur lesquels la psychanalyse peut se réinventer : cette question de la transidentité, qui panique le milieu psy dans son ensemble ; la question féministe qui, avec #MeToo, a fait l’objet d’une fin de non-recevoir voire de quelques critiques ; la question du racisme et de l’héritage colonial ; la question écologique. Or, nous travaillons sur un deuxième livre, qui s’intitulera Par-delà le masculin et le féminin, pour une psychanalyse non binaire. Car si la notion de formation du symptôme vient de Lacan, ce que nous pensons apporter, à la suite de Colette Soler, c’est celle de transformation du symptôme, ou de symptôme transformé. Or cette idée est directement liée à la rencontre entre psychanalyse et politique trans.

Qu’est-ce que la théorie du symptôme partagé et la sororité induisent de nouveau dans la clinique psychanalytique ?

S. L. – D’abord la solution du collectif et du lien social, qui est l’élément central de la cure. Nous avons écrit toute une partie sur l’abandon de la clinique de la castration. Lacan, déjà, s’était rendu compte que la fin d’analyse ne pouvait pas être seulement une forme d’acceptation de la castration (en gros : je voudrais être ça, je ne peux pas l’être, je dois l’accepter), même si beaucoup de psychanalystes ont persisté à mettre au centre cette question. Nous préférons mettre la sororité au cœur de la clinique. Il ne s’agit pas de trouver l’équivalent d’un médecin qui rassure mais la possibilité de partager avec l’analyste un espace dans lequel on sait qu’elle ou lui-même est traumatisé·e par quelque chose ou quelqu’un, par son propre désir d’analyste. À partir de là quelque chose peut s’écrire. C’est une première manière déplacée de penser la cure : qu’elle soit centrée sur la question du collectif et du lien social, de manière concrète. Le second déplacement sororal s’opère à partir de la place de l’analyste : elle ou il n’est plus celle ou celui qui sait mais celle ou celui avec qui on peut partager sa propre angoisse, son propre traumatisme, son propre symptôme.

P. M. – La question du lien social est primordiale. La seule question qui compte c’est de savoir si la personne qui consulte arrive à se raccorder aux circuits sociaux. Et ça, c’est déjà un déplacement de l’attention du regard clinique, qui passe par une notion que l’on introduit dans le livre : celle de transfert sororal. Cela part d’une idée assez simple que, je crois, beaucoup de psychanalystes partagent : ce qu’on appelle l’interprétation en analyse n’a pas pour objectif de donner le sens d’un lapsus, d’un rêve ou d’un comportement, mais elle a pour but de re-traumatiser le sujet, d’ouvrir un espace pour qu’il y ait quelque chose comme une réactivation traumatique dans la relation avec l’analyste et dans la situation de la cure. Trouver une expression, une forme symptomatique qui permette de déplacer quelque chose, de dé-fixer un peu l’énergie traumatique pour qu’elle puisse trouver un chemin ailleurs.

Une cure, c’est un symptôme partagé car la suite des séances par les scansions, par les interprétations, etc., sont des occasions où deux personnes, dans l’angoisse de ne pas savoir ce qu’elles font, trouvent des formes ensemble. Grâce au concept de sororité on remet au centre de la pratique analytique le désir de l’analyste, dont Lacan affirmait déjà le rôle fondamental. Nous le voyons comme un désir qui se mêle avec celui de l’analysant, qui se bâtit avec. Je peux témoigner du fait qu’il y a des analystes, Silvia par exemple, qui changent leur théorie et leur clinique du fait de leurs patients. Elles et ils se laissent affecter par ce qui vient de l’inconscient à travers les analysantes et les analysants. La théorie psychanalytique n’a de sens que si elle permet d’une certaine manière de clarifier un peu là où on en est de notre capacité à fabriquer un symptôme partagé, de notre manière de le faire ensemble.

S. L. – Mes premiers et mes premières patients et patientes sœurs ont été les psychotiques. C’est avec elles et eux que j’ai compris la question de la castration et le rôle du père dans son versant symbolique. Lacan a pu écrire que le bon psychanalyste est celui qui instaure la loi du père et beaucoup pensent encore de la sorte. Mais la longue expérience que j’ai des psychotiques, en hôpital psychiatrique comme en cabinet, m’a montré la nécessité et la puissance du lien sororal plutôt que celle de l’analyste comme sujet supposé savoir. J’ai observé combien les infirmières et les infirmiers, par exemple, instaurent des liens sororaux avec ces patients psychotiques. Les effets sont très nets. C’est avec ces patients-là que j’ai appris à réenvisager les modalités de penser le transfert, de la même manière d’ailleurs que Lacan a été influencé par la clinique de la psychose et s’est affranchi de l’idée selon laquelle le psychanalyste est celui qui rassure. Or, les psychanalystes qui l’ont suivi ont pu retomber dans les travers d’une psychanalyse de papas.

P. M. – Je pense que notre position peut aussi changer quelque chose à la question de la loi du père et à cette clinique des papas en ouvrant les questions cliniques aux questions politiques de manière assez directe. Faire accepter que la ou le psychanalyste n’est pas là pour rassurer signifie aussi qu’elle ou il partage le même monde que ses patientes et patients, la même angoisse. Au fond, on pourrait dire que le lien politique, c’est l’angoisse partagée.

Silvia Lippi et Patrice Maniglier, Sœurs : pour une psychanalyse féministe, Seuil, « La Couleur des idées », septembre 2023, 330p., 23 € 50