Quand une œuvre ou un artiste me plaît, je constate souvent un effet de réminiscence, de déjà-vu, déjà-entendu. Il y a eu quelque chose ou quelqu’un AVANT : avant Kurt Cobain, Neil Young. J’ai aimé Kurt mais Neil deux fois plus. Plus chevrotant dans les aigus, Kurt vient seulement APRÈS, après Neil Young (est-ce désolant ?). Une chose agréable n’est jamais entièrement autonome, la chose en soi n’existant pas, il y a toujours eu une chose un peu plus forte AVANT le présent de mon écoute distraite. La preuve, avant les New York Dolls, le VELVET, avant Beethoven, Mozart, etc., et tout ce que vous voulez, cela se discute, oui.
J’ai été marquée à sa parution par l’essai de Bernard Stiegler La technique et le temps. Il analyse comment les industries de programme (le cinéma, la télévision, puis le numérique dans le contexte du capitalisme mondialisé), en tant qu’objets temporels, agissent dans le mouvement de la conscience. Notre conscience s’écoule à mesure que l’objet (le film) passe, et ce, dans un temps défini. La chanson, le rock et le jazz, le climat musical d’une génération, et bien sûr la musique classique, procèdent de l’écoulement et de la durée. Diachronie ET synchronie sont en flux permanents, alternant durée, arrêts, suspensions et relances (sur une image, une mélodie, une émotion). Un air de chanson, de Schubert, un plan séquence d’Hitchcock, me rappellera probablement quelqu’un, quelque chose, évoquera une situation ou les circonstances particulières dans lesquelles cette œuvre (film, disque, concert) a été perçue (entendue). Ainsi, le début de Tous les bateaux tous les oiseaux provoque en moi un électrochoc sentimental à chaque fois renouvelé. J’entends Polnareff mais je vois d’abord les oiseaux (mon cerveau est une régie minuscule).
L’effet Koulechov, nous rappelle Stiegler, entraîne un processus d’adoption et d’imagination mêlées : la conscience instaure un lien, même furtif, là où il n’y en avait pas. Ma conscience (sensible, réflexive) se dilate dans un effet de retour, un effluve affectif qui resurgira à tous les âges de la (ma) vie : « Le système technique mondial est devenu essentiellement un système mnémotechnique de production industrielle de rétentions tertiaires, de critères de sélections rétentionnelles pour des flux de conscience inscrite dans des processus d’adoption » (La technique et le temps). La rétention primaire, c’est ce qui arrive (tout juste passé, mais à peine) ; la rétention secondaire me fait sélectionner cette mélodie (ou ce timbre de voix, ce visage plutôt qu’un autre) ; enfin la dernière, la rétention tertiaire, est une sédimentation qui prendra du temps (plusieurs générations), et conduira, insiste Stiegler, à une individuation collective.
L’intelligence artificielle appartient-elle à un nouveau type de rétention (un 4ème type, une ère quaternaire) ? Le son lustré de l’IA peut-il me faire entendre (en mieux) mon idole d’antan, par exemple Johnny Hallyday avalant et regurgitant un générique de dessin animé ? Mais Johnny n’est pas (n’a jamais été) mon idole (donc, non). L’IA, c’est une autre histoire, un air de chanson dont j’ignore les paroles.
Dans l’univers de Wax Tailor, l’individuation est collective ET personnelle. Le timbre, les échos, le rythme et sa technique très particulière d’échantillonnage, ouvrent un champ de réminiscences et de nouveauté, sans contradiction : des airs connus, aimés, je ne me souviens plus quand ni comment. Cela s’adresse à moi comme à tout auditeur, cinéphile, dont le cerveau sample en permanence ce qui lui arrive, au présent comme au passé. Le sampling perturbe mes rétentions, je sélectionne un souvenir en même temps que je le recrée (mais j’en ai à peine le temps). La pratique du DJ, du scratch (qui consiste à perturber la rotation d’un vinyle), font exploser des souvenirs fulgurants, hétérogènes, familiers : j’entends un générique de mon adolescence (Mannix ? Mission impossible ?), je vois une route californienne, une piste de boîte de nuit (disco-groove), et je perçois, en même temps, des sirènes de police doublées d’un rap urbain. J’entends, je revois, j’imagine, et ça marche.
Jean-Christophe Le Saoût (alias Wax Tailor) aime Fishing for accidents (titre de son dernier album) : Capturer des accidents. Cela fait écho à des aspérités… les imprévus en studio, est-ce qu’on va les évacuer ou est-ce que ça va alimenter l’idée de base ? Je trouve cette formule élégante, poétique, être capable d’être un réceptacle à de potentiels imprévus. Je suis à la fois compositeur, DJ et simple auditeur. Quand je découvre de la musique, je ne sais pas quelle casquette je vais prendre en l’écoutant. Je suis à l’affût pour défricher, dénicher un artiste. Mon univers vient du hip-hop, il s’est nourri et agrégé de musique de films, d’arrangements, mais l’épine dorsale est le SAMPLING.
Un écrivain dira rarement qu’il est auteur, correcteur, ET lecteur (en même temps), même s’il pratique le cut-up (une infime partie du monde littéraire). Le sampling est cependant une constante de la poésie contemporaine qui autorise les coupes aléatoires, les effets de rupture, les disjonctions. Anne Carson sample la mythologie grecque (son road trip anachronique Rouge Doc), Vanina Maestri procède par prélèvements successifs (Mobile), Vincent Broqua récupère ici et là (Récupérer), mixe, emprunte joyeusement en convoquant d’autres poètes dans ses livres, transformant ses personnages en pistes : Disons que ce n’est pas de moi, disons que je me fiche des origines… Isidore Ducasse ne procédait pas autrement lorsqu’il retournait ses aphorismes (Les Poésies de ID, premier sampling de la littérature ?). Dans Peuplements, Daniel Foucard rassemble des hackers dans un Sibérie dystopique, avec sa prosodie électrique, si spécifique : … infos circulantes par camescope et dictaphone, robots parleurs vacarme et cités connectées. Désorientation samplée, là encore.
Le caractère touche à tout de Wax Tailor est exemplaire de notre rapport à la musique depuis 30 ans, il appartient au monde d’APRÈS, après les magnétophones à cassettes dont les bandes s’effilochaient dans les walkmans. Jean-Christophe Le Saoût précise avoir été marqué par les années 1967-1971, la pop d’AVANT. Je me considère comme un plasticien sonore, soucieux de démocratiser les outils du sampling, un metteur en sons, depuis ma découverte formidable des magnétos Revox dans les années 90.
Nous vivons désormais dans un monde froid où on échange des fichiers entre managers. Les outils numériques offrent un choix inouï de possibilités de captations et d’enregistrements. Au mieux, cela enrichit la créativité (Wax Tailor), au pire cela disperse notre attention (mise en garde, vigilance de Bernard Stiegler). Ces outils proliférants font de nous des enfants gâtés de la technologie : on aime (like) puis on passe à autre chose comme on navigue avec distraction sur les écrans petits et grands. Écouter longtemps relève d’un choix, lire un livre en papier en entier, aussi. Audiophile forcené(e), entre un jeu vidéo, une web radio en fond sonore et la réponse à une multitude de SMS, mon temps n’est plus compté mais compressé, parce que je ne prends plus le temps.
Les albums de WT parviennent à structurer mon attention en la laissant flotter, l’air de rien. Boucles et relances rythmiques procurent un effet de disque rayé contrôlé, bricolage immersif et temps bienfaisant qui m’évoquent parfois l’univers de Brian Eno et de Robert Wyatt, que je découvrais à l’aube des années 80 (Music for Films, Rock Bottom). Fear of a blind planet, issu de l’avant-dernier album The shadow of their suns, possède le même charisme spatial environnemental, ce qu’on appelle simplement un climat, une ambiance.
Who controls the past, controls the future … : les paroles sont-elles le symptôme d’une société déphasée (la nôtre), aux rétentions impossibles ? À la fin des années 70, Joy Division exprime une désorientation curieusement prophétique, étrangement féminisée (She‘s Lost Control), avec une élégance sublime et désespérée qui frappe encore aujourd’hui. Le futur semblait hypothéqué à l’aube d’un monde cynique, néolibéral, informatisé. Les années 1970 constituent une époque antérieure à la bascule, un temps à la fois plus doux et plus dur que notre présent, où certaines formes de sécurité (sociale) qui étaient tenues pour acquises ont depuis longtemps été anéanties. La situation qui a permis un groupe comme Joy Division s’est volatilisée (Mark Fisher, Spectres de ma vie. Écrits sur la dépression, l’hantologie et les futurs perdus). Ayant découvert Ian Curtis au milieu des années 80 (j’ai 25 ans), il a toujours été pour moi déjà mort (à 23 ans ; Isidore Ducasse, à 24).
Dans ses cours sur la peinture, Gilles Deleuze désigne par diagramme ce qui advient sur une toile vierge, là où se joue quelque chose de manuel, avant toute organisation plastique (visuelle), avant toute décision. Il nomme cela un chaos-germe. Quand les yeux s’effondrent, que le chaos s’installe, la puissance manuelle se déchaîne, déclare-t-il à propos de Pollock et de l’Action painting. Le DJ, avec la main, n’agit pas autrement, à partir d’un désordre qui va s’organiser, on (il) ne sait pas comment.
Wax Tailor répond à mes attentes d’esthète, à ma distraction et à ma concentration, en même temps, il résonne littéralement et dans tous les sons. Tailleur de cire (wax tailor), il sculpte la figure désemparée de l’individu contemporain qui s’effondre mais se redresse, se rattrape à la petite flamme ravivée de chaque album. Une renaissance, un rosebud sentimental, une bougie inextinguible (Fishing for accidents, formule empruntée à Orson Welles).
Mon premier sampling (My life in the bush of ghosts), est issu d’une collaboration (Brian Eno/David Byrne, 1981). Il rassemble des chants libanais, un prêche exorciste, de la pop égyptienne, ce fut ma bande passante des années 80, quand, au concert des Talking Heads, j’observais le corps de David Byrne tournant ses bras sur scène (papillonnant). Les bras, les jambes de David Byrne, élégantes, à l’opposé du rockeur vulgaire qui écarte les siennes (Johnny Hallyday). Pourquoi faut-il s’agiter et refaire en moins bien ce qu’il y avait AVANT (Johnny versus Elvis versus David) ? Byrne était un aristocrate, les Davids (Byrne, Bowie) et les Brians (Eno, Ferry) ont toujours été au-dessus de la mêlée (en matière d’élégance), c’est mon sentiment de fan qui vaut ce qu’il vaut, quand je crois entendre, derrière Wax Tailor, la petite voix de Neil Young et celle de Robert Wyatt.
Wax Tailor, Fishing for accidents, 2023.