Métamorphoses de la révolution (Sur « Une histoire globale des révolutions »)

À plusieurs reprises, on peut lire dans le premier volume du roman-fleuve qui retrace l’ascension politique de Benito Mussolini, M. L’Enfant du siècle, une description singulière des communistes italiens des années 1920. Depuis le point de vue des fascistes, en effet, les ouvriers (et, dans l’extrait suivant, les paysans de Bologne) semblent moins engagés pour des idées politiques — ni même reliés voire endoctrinés par une idéologie — qu’ensorcelés par « l’habituelle exhortation en direction de la foule, l’habituel mot magique “révolution’’. »*

S’il est, dans le lexique politique, un mot qui a pu enflammer les cœurs et déclencher les passions, c’est sans doute celui-ci. Sa puissance perlocutoire (pour reprendre le concept d’Austin dans Quand dire c’est faire) a cependant perdu en intensité, et l’on peut aujourd’hui aborder les phénomènes révolutionnaires avec un plus grand détachement scientifique. Reste que les près de 70 historiens (internationaux) regroupés autour de Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, Boris Gobille, Laurent Jeanpierre et Eugénia Palieraki dans cette monumentale Histoire globale des révolutions partagent une fondamentale bienveillance pour la révolution entendue comme surgissement des peuples sur la scène politique, ou comme l’écrit Ludivine Bantigny, « soulèvement populaire renversant l’ordre établi » (p. 44).

En ce sens, comprendre l’histoire des révolutions, c’est toujours donner des armes à la gauche intellectuelle. Simplement, la réflexion sur la révolution, comprise comme émancipation collective et invention historique, doit depuis la fin et l’échec de l’expérience soviétique affronter (au moins) trois problèmes redoutables : le premier concerne la pertinence même de la catégorie de révolution : n’est-ce pas un concept situé (moderne, occidental) ? Est-il légitime de l’utiliser pour décrire des civilisations lointaines ou passées ? Le deuxième, la question de la violence : le renversement de l’ordre peut-il être pacifique ? Et si non, faut-il être complaisant avec cette violence révolutionnaire ? Le troisième, le fait de l’institutionnalisation : si en effet « l’imaginaire instituant […] s’attaque explicitement à la transformation des institutions existantes » (selon les termes de Castoriadis cité p. 938), comment la révolution peut-elle perdurer ? Elle risque toujours de n’être qu’une transition entre un état d’oppression instituée, et un autre. Si elle veut échapper à la ponctualité, elle doit s’instituer, mais ne risque-t-elle pas alors la bureaucratisation totalitaire ? Bref, faut-il être toujours révolutionnaire, même après la révolution ? Le peut-on ? Comment faire ?

Pour cheminer dans cet énorme volume, je propose ainsi de garder en tête ces trois perspectives, qui touchent en réalité à trois aspects de la politique. Le premier,  que j’appellerai le problème historiographique, implique une universalité contestable ; le deuxième, la question de la violence, inquiète la morale ; le troisième, que je désignerai comme le casse-tête de l’institutionnalisation, ressortit à la stratégie. Tout en mettant à la disposition du lecteur un nombre impressionnant de faits et de réflexions relatives à l’ensemble des époques et des lieux du monde, Une histoire globale des révolutions donne des éléments convaincants pour répondre à ces trois problèmes fondamentaux.

L’ouvrage, qui a presque les attributs d’une encyclopédie, compte 1200 pages grand format, partagées en quatre parties dont les logiques différentes en font des ensembles quasiment indépendants. La première, « Penser et dire les révolutions » propose huit articles dont la perspective est plutôt méta-historique ou historiographique. À elle seule, elle permet de comprendre la portée de l’épithète du titre, « globale » : l’approche est non seulement trans-historique (elle se penche sur toutes les époques), mais elle est aussi globale d’un point de vue géographique (elle étudie toutes les régions du monde) et même, plus remarquable encore, d’un point de vue épistémologique. En effet, toutes les disciplines des sciences humaines, de la philosophie à l’économie en passant par les cultural studies et même la linguistique, seront peu ou prou sollicitées au cours de l’ouvrage. Le mot révolution en lui-même, en effet, pose de nombreux problèmes : comme l’écrit Ludivine Bantigny, « Revolutio, en bas latin, avait un sens tout autre que celui qu’on lui prête depuis plus de deux siècles. Il renvoyait au recommencement des temps anciens, désignait donc un cycle, le retour du même, parfois aussi la migration des âmes par métempsychose » (p. 41). Le trouble ne s’arrête évidemment pas là : peut-on parler de « révolutions » avant l’invention du mot, ou encore dans des régions (comme la Chine ou l’Inde) où le terme qui le désigne porte de tout autres connotations ? Quand la chose n’existe pas encore, ou quand le mot qui la désigne devient une sorte de fétiche, comment doivent procéder les historiens ? Même s’il s’agit d’un problème classique de l’historiographie, la question a quelque chose de vertigineux.

Le problème n’est pas seulement nominal : plus profondément, la difficulté tient à la singularité constitutive d’un événement qui échappe aux séries — singularité qui, en tant que telle, pourrait décourager tout projet d’« histoire globale ». Mais Boris Gobille, dans son article « Comparer les révolutions », y trouve précisément une ressource justificative :

En tant que rupture radicale avec l’ordre établi, la révolution est un phénomène énigmatique qui échappe aux explications simples tout en se prêtant aux interprétations maximalistes. Elle est parfois vue comme une césure historique si inédite et absolue qu’elle en deviendrait inexplicable. À l’inverse, il arrive que sa nouveauté soit récusée. […] Comparer les révolutions permet aux sciences sociales de dépasser ces deux maximalismes. L’enjeu est de mettre en évidence ni de pures singularités ni de plates continuités, mais des régularités, des variations réglées et des airs de famille dans les processus de rupture historique. (p. 89)

La deuxième partie, forte de cette solution comparatiste qui encourage à mettre en relation les époques et les aires, et à mobiliser un mot même pour concevoir une réalité dans laquelle il n’existait pas encore, s’intéresse ainsi aux bouleversements politiques de jadis avec et contre les concepts grâce auxquels ils étaient pensés par leurs contemporains, des préhistoires (Jean-Paul Demoule) aux révoltes amérindiennes (Christophe Giudicelli) en passant par les mondes grecs (Noémie Villacèque) et les révolutions romaines. À ce propos, Claudia Moatti écrit par exemple :

Sans doute, ni la lutte entre riches et pauvres ni l’aspiration à la liberté n’avaient à voir […] avec l’idée d’émancipation des peuples portées par les révolutions modernes […]. Mais si la révolution n’est pas un « concept métahistorique » à cette époque, certains événements furent indéniablement porteurs d’une force révolutionnaire. (p. 161)

Du reste, même en l’absence du mot révolution ou d’une idéologie de type communiste pour le promouvoir, des configurations intellectuelles comparables peuvent avoir des effets politiques proches. Ainsi, note Jérôme Baschet, « l’idée millénariste d’un règne direct du Christ sur terre, rendant inutile l’institution ecclésiale, ne cesse de réapparaître » (p. 180) dans l’occident médiéval. Mais il n’en retourne pas là que d’une homologie de hasard : il faut peut-être oser retourner la causalité, et voir dans les « révolutions avant les révolutions » non pas des événements qui pâtiraient de leur antériorité historique, mais au contraire des précédents ayant inspiré, quelques siècles plus tard, les événements qui revendiqueront proprement le titre de révolution. Claire Judde de Larivière défend ainsi l’idée que « les mouvements de protestation populaire qui scandent l’histoire médiévale ont participé des imaginaires révolutionnaires européens qui se sont forgés à partir de la fin du XVIIIe siècle. » (p. 187). Elle note aussi la difficulté de reconstruire correctement de tels mouvements :

Les textes, chroniques, annales et histoires qui ont longtemps constitué la matière la plus évidente où trouver mentions des soulèvements ont été écrits par des clercs ou des membres de l’élite cherchant à dénigrer et dénoncer la violence des séditieux, leur agressivité, voire leur bestialité, tout en délégitimant le contenu des revendications. (p. 194)

On perçoit bien la ligne de crête qu’auront dû emprunter tous les contributeurs de l’ouvrage : pour penser les révolutions, il faut d’un côté faire droit aux représentations des acteurs (ne serait-ce que parce que les bouleversements révolutionnaires répondent à des croyances sur ce que serait la société plus juste qu’on cherche à instituer), et d’un autre côté, ne rien céder au relativisme, lorsque la situation historique correspond, de fait, à cette espèce de méta-événement (faisant passer d’un régime de temporalité à un autre) qu’on appelle aujourd’hui révolution. Quelles que soient les croyances des femmes et des hommes qui se révoltent, en effet, toutes les sociétés traversent peut-être à un moment ou à un autre ce type de « processus structurant » (pour le dire de nouveau avec Boris Gobille, qui propose de dépasser la contradiction entre processus et structure).

La troisième partie prend la révolution par un tout autre angle problématique : elle propose de donner à concevoir des « constellations », c’est-à-dire de « rendre sensibles les connexions, les résonances et les discordances, ou les secousses partagées de longue portée. » (p. 221). Ce que l’on appelle parfois l’histoire connectée se donne ici à lire dans de multiples perspectives. Ainsi, les articles de cette Histoire globale peuvent s’intéresser à la circulation des événements révolutionnaires dans une aire géographique de grande ampleur (comme un continent), mais aussi analyser des objets (et non plus des aires) reliés à la question révolutionnaire selon des guises diverses, ou encore proposer des monographies de lieux (où se croisent divers échanges) ou de dates. Exemple de la première manière, pour la seule Afrique, deux longs articles traitent des djihads (Paul E. Lovejoy) et des révolutions (Françoise Blum, Malika Rahal et Ophélie Rillon) ; mais de plus courts articles développent les questions transversales du Panafricanisme (Amzat Boukari-Yabara), de la Fédération des étudiants africains (Constantin Katsakioris) ou des Révolutions passives (Richard Banégas). L’Asie et l’Amérique latine et l’Europe font l’objet de traitements comparables, tandis que d’autres articles se concentrent sur des lieux précis, comme Mexico (Zaib un Nisa Aziz) ou encore des dates comme 1917 (objet de quatre articles) ou 1968 (objet de deux articles). Aucune de ces études ne perd de vue sa contribution à la réflexion générale sur la révolution. J’ai cité par exemple plus haut le concept gramscien de « révolution passive » (désignant une transformation des structures politiques par les classes dirigeantes elles-mêmes, pour leur propre préservation — et donc sans violence) qui nourrit nombre de méditations dans cet ouvrage. Mais l’on peut aussi remarquer que l’article de Victor Louzon sur les « Chines révolutionnaires » relance à la fois ce que j’ai appelé le problème historiographique (en étudiant les connotations portées par le terme mandarin qui traduit « révolution », 革命, « Geming ») et tire à partir de ses analyses des perspectives généralisables sur le casse-tête stratégique de l’institutionnalisation :

Le problème, tel que le Grand Timonier [Mao] l’a posé, est insoluble ; pour éviter l’enkystement et la mort de la révolution, pour former ses « successeurs » […] dans le creuset de la lutte, il faudrait une révolution culturelle par génération. La révolution maoïste n’est pas seulement « permanente » au sens de Trotski, elle « continue sous la dictature du prolétariat » […]. En droit, elle est infinie. (p. 450)

L’ouvrage agit un peu comme un bombe à fragmentation : à la première (courte et philosophiquement dense) succèdent des parties embrassant des objets de plus en plus vastes, dans des perspectives de plus en plus variées, au gré d’un nombre de pages de plus en plus grand. Le sommaire de la quatrième partie, « Traversées », pourrait ainsi laisser un peu perplexe tant il paraît bigarré : il est en effet organisé en sous-parties qui semblent, a priori, fort hétérogènes : « Conditions et commencements », « Subjectivités », « Espérances », « Figurations », « Défis, élans et entraves ». En fait, il s’agit tout simplement de tracer des transversales dans le cours des événements, c’est-à-dire d’étudier des rapports et des relations, plutôt que d’en rester à la succession chronologique : quel rapport entre la guerre et la révolution (Nader Sohrabi) ? Entre l’environnement et la révolution (François Jarrige) ? Entre la perception du temps et la révolution (Ivan Ermakoff) ? Les approches sont résolument contemporaines. Le rapport de la révolution aux paysans, par exemple, implique de déplacer la problématisation marxiste qui a longtemps prévalu chez de nombreux historiens (p. 838). On lit aussi des travaux relevant de l’histoire féministe (Caroline Fayolle se demande ce que font les révolutions aux femmes, et réciproquement) ou de la « race » (Aurélia Michel), mais encore de l’histoire des émotions (article collectif) ou des arts. L’article de Nico Massi, Martin Holbraad et Igor Cherstich questionne la cosmologie implicite derrière l’appel aux révolutions, pointant le fait que, « en dépit de leur identification avec un cadre politique universel et laïcisé, elles restent fortement et fondamentalement ancrées dans une vision chrétienne du temps, du sacrifice et du salut. » (p. 854). La partie se clôt par un ensemble de réflexions plus disparate, mais non moins intéressant, qui trace de l’économie (Guillaume Fondu) à la philosophie (Étienne Balibar) une série de problématiques capitales. Parmi elles, ressurgit la question de la violence. Jean-Clément Martin, qui se demande « comment choisir entre Lénine et Gandhi » (p. 1045), conclut son article en proposant de « comprendre les révolutions en mobilisant les ressources de la morale, pour juger des violences indépendamment des principes et des idéologies évoqués, surtout hors des lectures romantiques ou eschatologiques » (p. 1046). Il faut, écrit-il, « accepter de s’installer à mi-pente » — et d’illustrer sa proposition :

Il ne s’agit pas de récuser le fait que la période révolutionnaire a représenté un tournant essentiel dans l’esprit collectif, occidental et pas seulement français, mais il est nécessaire de voir comment les mesures prises dans le feu de l’action, sans programme ni débat rationnel, sans lien direct avec les Lumières ou une quelconque utopie partagée. (p. 1046)

À cette invitation à sortir l’histoire de l’idéologie en répond une autre, dans un autre article sur la violence, collectif cette fois et signé par les cinq éditeurs du volume. Ils y soulignent « qu’il faut penser la violence en révolution comme le produit des interactions entre les aspirations antagonistes à la refonte et à la défense de l’ordre existant » (p. 1049), plutôt que de faire de la violence un attribut essentiel des révolutionnaires — comme s’il y avait, donc, un parti des révolutionnaires par essence pro-violent. Or, si la violence n’est qu’une friction entre des groupes partageant des aspirations divergentes, et non pas une stratégie de professionnels de la politique ou d’un parti révolutionnaire, il nous faut nous émanciper du cliché léniniste, autant repris par les partis révolutionnaires de gauche, que par la droite pour décrédibiliser les mouvements d’émancipation : la révolution ne doit plus être un fétiche, au nom duquel tout brûler. Mieux encore (et cela répond, outre à la question de la violence, au problème historiographique) c’est peut-être dans les contextes où le concept de révolution n’existe même pas (et ne peut donc pas guider l’action) que les peuples ont trouvé moyen de renverser l’ordre établi pour s’émanciper.

À ce titre, Une histoire globale des révolutions offre aussi des outils pour une révolution chez les intellectuels de gauche, c’est-à-dire chez ceux qui sont soucieux d’encourager et soutenir les mouvements d’émancipation populaire sans rien céder à la nostalgie soviétique de la dictature du prolétariat ou au romantisme confortable d’un maoïsme vu d’occident. À chaque page ou presque, cet ouvrage destiné à devenir un classique rappelle en effet que l’institutionnalisation bureaucratique de la révolution est l’ennemi des révolutions véritables. Son ennemi intime, et parfois son enfant. Comment faire pour échapper à la bureaucratisation totalitaire de la révolution ? À ce casse-tête, on peut tenter d’esquisser un début de réponse : en gardant toujours en vue, d’abord, que la révolution (aussi complexe, aussi fascinante, aussi créative soit-elle) est un moyen, et seulement un moyen de l’émancipation.

Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, Boris Gobille, Laurent Jeanpierre et Eugénia Palieraki (éds.), Une histoire globale des révolutions, Paris, La Découverte, collection « Histoire-monde », septembre 2023, 1200 pages, 36,90 euros

* Antonio Scurati, M. L’enfant du siècle, trad. Nathalie Bauer, Les Arènes, coll. « proche », 2023, p. 257