Benoît Peeters : « Faire commun, cela peut être une manière de faire taire les minorités » (Enjeux Contemporains)

© Isabelle-Franciosa

En prélude à la rencontre de ce vendredi qui, dans le cadre des « Enjeux contemporains », le conviera sous la houlette de Jan Baetens à échanger sur la question des groupes littéraires en compagnie de Hervé Le Tellier, Benoît Peeters revient sur ce que signifie « Faire commun ». L’occasion pour Diacritik de recueillir les propos du biographe de Robbe-Grillet qui souligne la place séductrice mais aussi problématique du « Nous ».

« Il faudrait commencer par dire qu’il n’est pas certain que, philosophiquement et politiquement, la priorité soit aujourd’hui de déplorer la difficulté à « faire commun ». Il faut rappeler que la volonté de « faire commun », de « parler d’une seule voix », relevait souvent d’un désir d’hégémonie. « Faire commun », cela peut être, comme l’avait très bien vu Deleuze en son temps, une manière de faire taire les minorités, de les faire plus ou moins disparaître derrière une voix unificatrice.

J’aurais moi aussi tendance à souligner le rôle ambivalent qu’a joué le « Nous ». Si on peut parfois regretter qu’il n’y ait pas assez de « Nous », que ce qui sépare soit privilégié par rapport à ce qui peut rassembler, il est bien d’autres moments où le « Nous » est trompeur, voire écrasant, tant il conduit à dissoudre les singularités. C’est notamment pour cela qu’en écrivant les biographies de Jacques Derrida ou d’Alain Robbe-Grillet, j’ai tenté de restituer les particularités et les rugosités de chacun d’eux, par-delà des mots fourre-tout comme « déconstruction », « french theory » ou « Nouveau Roman ».

S’agissant des groupes littéraires, qui vont nous occuper dans la table ronde avec Hervé Le Tellier et Jan Baetens, il me semble qu’on peut distinguer deux familles de groupes littéraires, deux usages très différents du « faire commun ». Un premier type de groupe littéraire est hanté par une certaine normativité, le désir d’une vraie communauté de pensée et de création, la volonté d’affirmer une « théorie d’ensemble ». Le second type de groupe repose sur un postulat très différent : il s’agit en effet d’un rassemblement, d’ordre surtout stratégique, qui cherche à valoriser des trajectoires individuelles.

Pour le premier type de groupe, on peut évidemment penser au Surréalisme d’André Breton, au situationnisme de Guy Debord et au groupe Tel Quel de Philippe Sollers. Ce sont des groupes construits autour d’un individu et qui reposent, de façon plus ou moins explicite, sur l’exercice d’une autorité sans partage. Souvenons-nous du Second manifeste du surréalisme et des exclusions d’Artaud, Bataille, Queneau et quelques autres. Le risque, c’est que le groupe soit tenu par un maître théoricien dont les autres membres sont condamnés, quel que soit leur talent, à n’être que de simples disciples, des suivistes dans le sillage du maître (avec un ou deux trains de retard, quand le maître a des revirements…).

Pour le second type de groupe, on peut penser à l’Oulipo, mais aussi au Nouveau Roman tel que j’ai tenté de le raconter dans ma biographie d’Alain Robbe-Grillet. Contrairement aux idées reçues, s’il y a bien un terme qui ne convient pas pour désigner le rôle de Robbe-Grillet dans le Nouveau Roman, c’est celui de « pape ». Il a été un inlassable polémiste, mais aussi le promoteur généreux, aux éditions de Minuit et dans la presse, d’autrices et d’auteurs qui ne lui ressemblaient pas, mais qu’il jugeait essentiels. Robbe-Grillet disait lui-même, avec autant de justesse que d’humour, que le Nouveau Roman était « une assemblée d’hérétiques ». Il est effet difficile de trouver une ressemblance entre la phrase de Nathalie Sarraute et de Claude Simon, entre les univers de Claude Ollier et Michel Butor ! Mais il y avait chez chacun d’eux un même refus, celui d’un certain académisme. Et simultanément la difficulté, au-delà de ce socle, de s’entendre sur des objectifs communs. Souvenons-nous de l’abandon rapide du « Dictionnaire du Nouveau Roman » souhaité par Jérôme Lindon à la fin des années cinquante : Claude Simon, pour ne citer que lui, s’est vite retiré de ce collectif hétéroclite d’écrivains et de critiques, arguant que bien des définitions proposées le heurtaient. Les contradictions et les affrontements n’ont pas manqué au sein du Nouveau Roman (dont les contours sont longtemps restés flous). Mais ce qui me semble passionnant, c’est de comprendre comment le regroupement de ces écrivains, notamment au sein des Éditions de Minuit, a dégagé une énergie qui a servi la visibilité de ces écritures singulières. Perdu au sein du catalogue Calmann-Lévy, Claude Simon n’aurait jamais obtenu le prix Nobel. C’est ce que Robbe-Grillet a écrit en 1985 dans une très belle lettre à Jérôme Lindon : ce prix n’est pas que la consécration individuelle de Simon, c’est une victoire « pour lui, pour toi, pour moi, pour nous, pour notre combat, et finalement pour la littérature ». Ici le « Nous » n’est pas réducteur : il porte un projet, un monde, sans écraser les différences.

De ce type de groupe, de cette énergie collective portée par l’amour de la littérature, il m’arrive d’être nostalgique. »

Benoît Peeters, Robbe-Grillet : l’aventure du Nouveau Roman, Flammarion, 2022, 416 pages, 22,90 euros

Rencontre aux Enjeux Contemporains :
Vendredi 20 octobre :
15h15 – 16h00 Des écrivains, des collectifs avec Hervé Le Tellier et Benoît Peeters, modération Jan Baetens

Les journées de rencontres littéraires, au Théâtre du Vieux-Colombier Comédie-Française 21 rue du Vieux-Colombier 75006 Paris – Entrée libre dans la limite des places disponibles

Le programme complet des Enjeux