Claude Favre : Images d’un monde qui meurt (Alep, quinze heures du matin)

Dès le début du livre, les repères sont brouillés : « il est quinze heures du matin ». Quelle est cette heure qui n’existe pas ? Quelle est cette voix qui la dit ? Qu’il soit quinze heures du matin signale un désordre de la pensée mais aussi du monde : s’il est quinze heures du matin, c’est qu’un désordre du monde a lieu, que son ordre habituel s’est écroulé. Ce désordre, ce monde écroulé, ont pour nom : Alep. L’écriture de cette voix est celle qui écrit depuis ce désordre.

Même si « ce n’est pas la fin du monde », c’est pourtant « le nom d’un monde à sa perte ». Le monde a explosé avec chaque explosion subie par Alep, par les habitants, les civils, les hommes, les femmes, les enfants. C’est cette explosion d’Alep, cette explosion du monde qui affectent la pensée et l’écriture. Dans Alep, quinze heures du matin, Claude Favre écrit cette déflagration qui de la Syrie se répand à travers le monde et affecte la pensée, le corps, l’écrit (« un nom à fragmentation comme une bombe désormais dans nos têtes »).

Le texte s’écrit depuis cette déflagration, c’est-à-dire aussi depuis la distance qui sépare de la ville massacrée d’Alep. La ville, les morts, les cadavres, le sang apparaissent sous forme d’images télévisuelles, de photographies, de discours qui surgissent, s’imposent sans être voulus, recherchés : « il y a des images de liesse / filmées par la télévision officielle syrienne / des armes pour la joie, des langues pour la haine / des photographies géantes de Bachar el-Assad / il y a des sapins scintillants, des messes dites ici / il y a des corps à terre / parfois ce ne sont même plus des corps ». Les images superposent deux réalités (joie/mort ; version officielle/victimes réelles ; sapins de Noël/cadavres à peine identifiables) et ne construisent pas un ensemble cohérent, un monde signifiant, unifié. Les images véhiculent une incohérence par laquelle le sens échappe. Ce qui s’impose, ce sont seulement des images de guerre, des images de morts qui ne ressemblent même plus à des morts. Le texte ne peut que constater cette incohérence, cette échappée du sens, la désorientation, le seul fait que ces choses existent et sont vues (« il y a »).

Le texte exprime la passivité par laquelle le monde est reçu, ce qui est reçu du monde étant son incohérence mais aussi sa violence extrême. Apparaît un monde déchiré, en morceaux épars, en fragments incohérents, un ensemble de faits qui ne sont pas seulement constatés : ils affectent et désorientent, entrainent avec eux un écroulement plus général – celui du sens, celui de l’intelligibilité. Ne demeurent que des images de foules, des armes, des images de cadavres et l’impossibilité d’intégrer tout cela dans une narration cohérente et restauratrice. Ce qui est à distance s’impose ici par l’image et fait voler en éclats la pensée et le discours. Claude Favre écrit d’abord le fait d’être ainsi affecté et la sidération que cela implique, elle crée l’écriture de cette sidération – écriture ressassante et comme hypnotisée, qui égrène et répète les faits, les noms, ce qui est simplement vu, une liste elle-même désordonnée qui est la forme – informe – que peut prendre le langage de cette sidération, de cet affect qui, en un sens, laisse muet, sans pensée. Que dire d’autre que : « il y a des cadavres, il y a du sang, je ne reconnais rien » lorsque ce qui est perçu est trop grand et trop fort pour la pensée et le langage ?

Le texte, par là, construit pourtant un récit, une forme de récit, de ce qui arrive à Alep, de ce que les images font voir, de ce que les mots font entendre : des morts, du désespoir, des ruines, un monde vivant qui meurt. Le texte maintient une insistance à regarder, à écouter ce monde qui meurt en même temps que la vie qui demeure et exprime cette mort, cet assassinat par la guerre : « on regarde les images intenables, on tient ». Et le texte est lui-même une insistance à dire avec ce qui reste du langage, avec ce que le langage peut encore s’obstiner à dire. La sidération est ce qui rend nécessaire de voir et de dire, de regarder et de dire – mais un voir écarquillé, un dire chaotique selon une écriture-flux. Le texte est en même temps traversé d’un mouvement autoréflexif, une interrogation sur ce qui est dit et vu. Par la sidération produite par l’affect lié à ce monde en écroulement, le visible et le langage ne cesse de se heurter à leur propre limite, à leur propre remise en cause. Il ne s’agit pas de douter de ce que l’on voit ou dit mais du fait que ce qui est dit et vu soit le tout de ce qui est à voir et à dire. Le monde déborde le regard, il déborde ce que la bouche articule, les signes que la main trace : « on regarde, on ne sait pas ce qu’on voit » ; « on n’a rien vu des images » ; et les mots ne sont-ils pas que des « étiquettes » ? Pour cette raison, le visible doit être toujours revu, regardé à nouveau, comme les mots doivent être sans cesse redits.

De fait, les images vues, les mots entendus révèlent autant qu’ils cachent, recouvrent ce qui ainsi disparaît une seconde fois : une première fois par le meurtre, une deuxième fois par l’image ou les mots. Le flux des images fait qu’aucune n’est réellement vue, que ce que chacune montre est aussitôt effacé par ce qu’une autre exhibe. Et il en va de même pour les mots, pour le langage : que dit un mot de ce qu’il dit ? que dit une phrase de ce qu’elle dit ? nos images et nos mots ne sont-ils pas aussi des stratégies, des tactiques pour ne pas voir, ne pas entendre (« il y a des chiffres, des morts qui sont des chiffres ») ? Il s’agit, dans Alep, de s’arrêter, de ralentir le flux, de scruter, tendre davantage l’oreille, pour capter ce qui dans l’image n’est pas vu, ce qui dans le flot du discours n’est pas perçu – peut-être tel geste, peut-être telle silhouette, peut-être ce cadavre, celui d’un individu seul, abandonné, oublié dans la mort, sa propre mort anonyme devenue aussi signifiante qu’une poussière ou rien. Il s’agit de sauver cela autant que quelques mots, autant qu’un regard insistant peuvent le faire.

Le regard qui scrute ces images, scrute aussi les signes de vie, la vie qui pousse même au milieu des décombres, au milieu de la mort : « des amants qui s’embrassent dans le soleil couchant d’Alep » ; « des enfants jouent dans les ruines ». Peut-être est-ce cela que peut faire ici la poésie : sauver la vie qui peut l’être, l’extraire des ruines et l’affirmer encore, malgré tout. Le livre de Claude Favre est un chant de mort et de vie : dire la mort ; dire la mort pour dire la vie qui par elle est niée ; dire la vie qui demeure.

Alep est évidemment un texte qui dénonce ce qui advient à Alep. C’est aussi un texte qui, à partir d’Alep, regarde notre monde, nous regarde et dit ce qu’est notre rapport à Alep : la ville syrienne devient le point de vue à partir duquel nous regarder – regard sur nous à partir de l’autre pour mettre au jour et dire ce qu’est notre rapport à l’autre, ce que nous lui faisons et comment nous le constituons autre. Il s’agit d’un livre qui, à partir du regard de l’autre, nous juge.

Comme chez Montaigne, Claude Favre développe une sorte de regard inversé par lequel, à partir de l’autre, c’est notre propre image qui apparaît, c’est notre discours qui est écouté. Que faisons-nous à l’autre ? Nous le laissons mourir, nous le laissons être assassiné par milliers. Nous le construisons en tant qu’autre dans la mesure où nous le considérons comme un corps tuable, une vie qui n’est rien puisqu’elle peut être supprimée sans réaction de notre part. Nous sommes complices de ces meurtres. Nous regardons des images qui nous fascinent car elles sont des images de mort et que nous aimons la mort : « on aime les séries, les morts entassés, sans nom / les charniers / on aime la mort / on aime la mort ». Nous nous submergeons de mots qui ne veulent rien dire – des mots que nous utilisons pour justement ne pas dire. Nous obstruons nos yeux en les inondant d’images. Nous nous gavons d’anxiolytiques pour ne pas subir l’affect. Et nous oublions : « on va voir un psychanalyste / ce n’est rien, ça coûte un bras, ça vaut le coup : c’est si dur ici / et on oublie ». La mort d’Alep est révélatrice de notre propre mort : la mort de l’Occident qui ne meurt pas sous les bombes mais de sa propre létalité.

 

Claude Favre, Alep, quinze heures du matin, Les presses du réel/Al Dante, septembre 2023, 104 pages, 15€.