Revue Continuum : « Rencontrer des écrivains, échanger avec eux a toujours été mon désir »

Comment naît une revue ? Existe-t-il un collectif à l’origine du désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agit-il de souscrire à un imaginaire selon lequel, comme l’affirmait André Gide, il faut avant tout écrire dans une revue ? Entretien avec Marlena Braester, à la tête de la revue Continuum qui rassemble les écrivains d’expression française vivant en Israël.

« Rencontrer des écrivains, échanger avec eux a toujours été mon désir : j’ai toujours cherché le dialogue, le lien personnel avec eux. Dans les années 2000, en regardant autour de moi, j’ai découvert un certain nombre d’écrivains qui s’exprimaient, comme moi, en français. Alors, les ayant rencontrés, j’ai proposé de créer une association selon le modèle des autres associations d’écrivains de diverses langues existant en Israël : des écrivains qui, tout en vivant en Israël, continuaient à écrire dans leur langue maternelle. Encouragée par les auteurs les plus marquants à l’époque – Claude Vigée, André Chouraqui – j’ai pensé que ce qui pourrait le mieux nous unir – nous, le petit groupe d’auteurs francophones en Israël – serait une revue, qui révèle les racines de chacun d’entre nous. A ce moment-là, nous avions tous déjà été publiés en France, en Belgique, en Suisse, en Algérie, en Roumanie. Le but n’était donc pas de nous lancer à travers une revue, mais de donner une voix propre, naturelle, à nos parcours dans la langue choisie comme langue d’expression littéraire.

Quelle vision de votre discipline entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

Du fait que nous sommes des écrivains de doubles ou de triples cultures, que nos identités sont multiples tout en convergeant vers une langue de notre choix, notre démarche est vite devenue une mise en abyme de la complexité et la richesse de nos écritures dans leur spécificité. Le plus important étaient donc de montrer le fort lien entre la littérature française et la littérature francophone avec ses multiples visages.  Continuum est né pour montrer que le lien avec le pays de naissance, avec la langue maternelle est bien vivant – que la continuité est plus forte que la rupture subie en arrivant en Israël. Dès la naissance de la revue, des écrivains français ou bien d’autres francophonies ont été invités à participer à chaque numéro. Tout en exprimant cette continuité, une autre facette du dialogue nous était également important : avec les écrivains de langue hébraïque et ceux qui écrivaient dans d’autres langues en Israël. Certains textes ont été publiés en version bilingue, la traduction étant le moyen de communication entre les langues à l’intérieur de la revue.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une vision de votre pratique détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

La structure de chaque numéro de la revue suit un fil qui s’était imposé tout naturellement dès le début : donner à lire et à entendre une Voix Majeure, suivie parfois d’une Voix Nouvelle, à travers de textes inédits ou extraits de livres publiés, d’entretiens, d’analyses, de témoignages. Mais le noyau est d’habitude un thème lié au réel qui nous entoure, à un événement important dans le pays. Nous ne sommes donc pas détachés de la vie en Israël, mais nous avons l’avantage de proposer aux lecteurs plusieurs perspectives : sur le lieu, sur la langue et sur le rapport avec la France et la francophonie. Ces trois articulations nous permettent une certaine distanciation et l’acuité du regard.

En 2019, par exemple, dans le numéro double 15/16 de Continuum, le thème Singularité ou/et pluralité identitaire nous a conduits de manière spontanée vers l’œuvre de Marcel Cohen, l’un des auteurs les plus importants d’aujourd’hui à qui nous avons consacré une grande partie de la revue ; complétée par Le Divan des poètes – un entretien avec le jeune poète de langue hébraïque Shimon Adaf. Le troisième pan de ce numéro est consacré à des événements organisés avec l’Institut français d’Israël concernant la poésie en trois langues : française, hébraïque et arabe. Invités de France : Zéno Bianu, Laure Cambau, Eric Sarner, dont Continuum a publié des poèmes en version trilingue.

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Un tissu subtil sous-tend chaque revue : des entretiens muets se tissent entre les écrivains publiés, entre les textes publiés côte à côte, auxquels s’ajoutent des réflexions critiques, des points de vue très divers sur tel ou tel texte publié, les traductions qui ajoutent une perspective supplémentaire. Il y a donc un mouvement interne ténu qui naît d’abord dans notre pensée – des écrivains du Comité de rédaction, dont les plus fidèles sont Esther Orner et Colette Leinman – des fois inconscient ou presque ; un « secret de fabrication » caché qu’il nous arrive parfois de découvrir après coup. Des amitiés littéraires, des harmonies et des résonances inattendues de poète à poète, d’une langue à l’autre. C’est ainsi que le poète Nimrod s’est associé depuis quelques années à notre aventure. Suivi d’autres auteurs, surtout français, qui croient en nous.

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Le contexte économique est en effet complexe et pose des obstacles. Un énorme effort est nécessaire chaque fois, chaque année, afin de pouvoir « continuer« . En ce qui me concerne, j’ai toujours résisté à la publication on-line, à passer vers le numérique, car une revue-papier me semble plus émouvante, moins évanescente. Et qui résiste mieux. Cela dit, l’avenir nous propose d’autres moyens auxquels il faudra un jour être attentifs, tout en défendant la rigueur de l’écriture, et, personnellement, en tant que poète, soutenant une poésie avec ce qu’elle contient d’irréductible, d’étonnant. Sans concession.