Aller au théâtre pour transformer le réel, c’est possible

Le Nouvel Homme © Koen Broos

Sapere Aude ! *
Kant, Qu’est-ce que les lumières ?
* Soyez courageux

Rarement, l’unanimité n’a été si grande concernant le diagnostic posé sur l’affaissement généralisé des discours de la gauche en mesure de construire un avenir vivable et aussi sur la montée concomitante, triomphante et arrogante, de l’extrême-droite qui semble métaboliser tout le champ politique, pour ou contre. Mais si cette nouvelle extrême-droite ne s’embarrasse pas de faire semblant de sublimer ses argumentaires ressassants, haineux, pour jouir tranquillement de l’adhésion d’un monde social, il est plus difficile pour nous (euphémisme) de s’accommoder du vide sidérant dans lequel nous nous trouvons comme soudainement plongés.

Heureusement, dans le rétrécissement du réel, il reste le théâtre. Non, pas d’éclat de rire, s’il vous plait. Le monde immatériel des représentations, l’Histoire nous a appris qu’il n’était pas si impuissant qu’il pouvait sembler l’être. Bien au contraire. Au théâtre, dans les romans, au cinéma, se prépare en effet toujours, incessamment, la relève de l’avenir. Car c’est toujours le temps en avant qui se met en scène dans la grotte et sur les tréteaux des poètes et des saltimbanques qui furent autrefois condamnés par Platon et ensuite par Rousseau. Oui, la possibilité de faire bouger les lois écrites despotiques du réel, cela s’écrit, se filme, ou se met en scène, toujours, avant d’advenir. Alors, où ça se passe ? Dans quelle pièce aujourd’hui qui a cours ? Où faut-il courir pour retrouver les conditions d’une mobilisation psychique nouvelle ?

Le Nouvel Homme du collectif flamand DE HOE en représentation en ce moment au théâtre de la Bastille ouvre une bonne fenêtre de réflexion en préparation du ressaisissement des consciences qui devra nécessairement suivre la déploration et la mélancolie de la gauche en cours. Trois personnages s’affrontent sur la scène. Une très belle femme, blonde, actrice, mère de quatre enfants qui rencontre, par hasard, à l’aéroport, l’homme de sa vie, ou plutôt, l’homme de son ancienne vie. C’est presque comme une scène de film, presque, car cette rencontre est plutôt mise en scène à dessein comme un lieu commun de série télévisuelle industrielle. Mais on a quand même droit à un peu de musique et un peu de mystère, parce qu’il faut bien vivre.

 Ils se sont énormément aimés, il se sont déchirés, ils se sont quittés, il y a 20 ans. Lui, c’est nous. C’est la gauche humaniste, artiste, généreuse, émancipatrice. Inutile de préciser que la gauche a vieilli. L’homme est chauve. Elle, elle est magnifique. C’est une Monica Vitti juste après la splendeur, encore plus belle que Monica Vitti donc. Elle est l’astre de notre soirée au théâtre qui interrompt le cours désastreux des mauvaises nouvelles qui volent toujours en escadrille ces derniers temps, vous avez remarqué… Et la nouvelle Monica est là effectivement pour mettre en scène notre désir pour elle. Avec force, elle miroite de toutes ces représentations alléchantes de corps dont nous sommes désormais inondés sur les réseaux sociaux. « Tes yeux déchirent ma robe », dit cette très belle femme, blonde, resplendissante, actrice à succès qui a basculé du cinéma à la télévision « aux trois millions de spectateurs ». Elle le dit à l’homme de son ancienne vie qui la regarde, pétrifié par cette inédite Médusa en force qui agite le spectre de la Vie nouvelle sous ses yeux.  Force du théâtre : tous nos yeux déchirent sa robe en même temps que les yeux de l’amant de l’ancienne vie. Problème :  en déchirant sa robe, on se mange aussi les yeux en même temps, on rêverait d’être aveugle.

Le troisième personnage, c’est le Diable. Le nouveau mari. L’homme de la vie nouvelle, cette vie nouvelle qui est notre vie à toutes et à tous en dépit de nous, la vie du rétrécissement du réel sur la haine des étrangers qui est en train de remporter la victoire symbolique et politique.   Ce diable est un voyeur. Lui, on le connaît par cœur. Quand il vient parler, quand il vient interrompre le duo de l’amour perdu entre la Beauté, le Désir, et la Gauche, on le hait.

Le Nouvel Homme © Koen Broos

Le théâtre qui se met en scène sous nos yeux est un théâtre de plateau. Tout semble improvisé. Les répliques, les incidents, les drames. C’est comme notre vie ordinaire qui se met en action dans laquelle nous sommes appelés à figurer directement par les personnages qui nous interpellent de temps à autres, doucement, sans rupture de ton. Dans la salle, les spectateurs oscillent. Ils essayent de rire. Ils attendent l’enchantement. N’importe lequel. Pourquoi aller au théâtre si ce n’est pour être « emporté », d’une manière ou d’une autre ? L’enchantement ne viendra pas.

Nous sommes en Italie. Mais aussi bien en France. En Italie, le temps politique a un temps d’avance. Le pouvoir politique a basculé du côté du troisième bloc, le bloc national-politiste, si l’on en croit la tripartition proposée tout nouvellement par Julia Cagé et Thomas Piketty. Qui incarne cette bascule tragique sur la scène ? Celle que nous dévorons du regard, celle que nous trouvons belle, lumineuse, celle qui incarne la vie, celle qui s’est échappée de son Mentor passionnément amoureux d’elle, celui qui lui a appris autrefois à « regarder », qui l’a initiée à l’art et à l’amour, celui qui ne cessait de vouloir « l’éduquer ». « Je suis très heureuse, très, très heureuse », dit-elle, à plusieurs reprises pendant la pièce. « Je suis très heureuse dans ma vie nouvelle ». C’est rare, le théâtre, dans lequel, le « coup de théâtre » qui advient en milieu de représentation, c’est justement ce qui constitue exactement la normalité ordinaire outrageante et désespérante d’une vie politique qui ressemble de plus à plus à un cauchemar.  Le « coup de théâtre » du Nouvel homme, c’est le présent d’oppression sans avenir qui est en cours, c’est la bascule : oui, la Beauté, le Désir, la vie même, celle qui court seulement pour elle en se foutant de tout le reste, seulement pour elle, toute la vitalité triomphante de la vie sociale, sa dynamique, sa force, sa puissance d’attraction, oui, tout cela a basculé du côté de la force obscure sans perdre la lumière, sans rien perdre. L’émancipation en action par l’amour et par l’art a passé, les créatures qu’elle voulait transformer en sujet véritables sont devenues effectivement des sujets mais, justement, (funestement ?) des sujets émancipés de sa tutelle ! Horror ! La démonstration est imparable. Les femmes se débarrassent des vieux maîtres, despotiques et amoureux qui leur apprenaient la vie, comme les enfants dépassent leurs parents, comme le monde populaire jette aux ordures le personnel politique de la Gauche qui l’ a trahi.

Mais qu’est-ce qui reste alors ?

La lumière brille toujours.

Il se passe que l’attraction de la Beauté continue mais qu’elle continue depuis la fascisation du réel en cours. Elle a changé de camp en se débarrassant de ses anciennes tutelles. On pense aux films de Léni Riefenstahl qui agitaient une esthétique de corps magnifiques au service de la destruction de tout ce qui n’était pas eux. Cette rencontre par hasard dans cet aéroport de la seconde chance raconte en réalité l’histoire d’une catastrophe que nous vivons tous les jours. Il n’est plus question d’un quarteron de vieux pétainistes réactionnaires et antisémites qui s’agitent dans un coin sombre de l’écran, il est question de toute une jeunesse qui s’affiche sans honte, d’une force politique qui attire à elle par sa lumière toutes les mouches vrombissantes, dont nous faisons partie, nous aussi, les spectateurs. Et dont fait partie, aussi, l’amant retrouvé qui essaye de comprendre ce qui s’est passé, qui lutte entre son désir pour la femme aimée, son amour éperdu pour elle, et l’effondrement qui le saisit tout entier devant la catastrophe. Un effondrement qui n’est même pas une révolte car comment se révolter contre la force de la vie qui danse, lumineuse, implacable, incarnée dans le corps, la voix, le regard d’un grand amour ?

« J’ai honte d’être vu avec toi », finit par glisser l’amant de la vie ancienne, dans un souffle.

À ce moment du spectacle, tout semble être donc dit ?  L’alerte à tous les spectateurs est dans tous les cas lancés. Oui, nous n’avons pas fini de manger nos yeux dans ce monde en cours. Le règne des images lumineuses et factices vient seulement de commencer. Et il aura notre peau si on ne fait pas quelque chose.  On n’est plus dans la caverne, on est au sous-sol, sous la terre, et d’autant plus prisonniers des paillettes qui miroitent sadiquement, triomphalement, dans le cours des nouvelles et des productions visuelles qui dominent l’arène politique en cours, qui signe le triomphe d’une comm’ d’extrême-droite impitoyable qui lobotomise méthodiquement les cerveaux. Dans la vie nouvelle, le Nouvel homme est ministre des Finances mais il est aussi un écrivain qui brille.  Le président est jeune, dynamique, il fait du jet ski, il n’a peur de rien, il se promenait même, encore, il y a peu, au printemps dernier, dans tout le pays, avec ses propres générateurs d’électricité pour maintenir la lumière sur lui quoiqu’il en coûte. Sa femme est un défi lancé à la relève générationnelle, elle semble presque plus jeune que lui à coup d’artifices esthétiques. La réalité dépasse les images. Il faut être beau, il faut être glamour, il faut être désirable puisque dans le règne de la lumière, c’est ce qui constitue la force d’attraction politique par excellence. Être désirable pour l’avenir en agitant les vieilles recettes idéologiques de la guerre civile. Il faut l’entendre la Monica Vitti de la Vie Nouvelle au théâtre de la Bastille quand elle débite depuis sa beauté rayonnante quelques phrases misérables sur la nécessité pour les étrangers de « s’adapter ». Toute l’élite joue la même partition. Et celle qui ne sait pas la jouer, par honnêteté ou malhabileté, peine à exister.

Heureusement, le spectacle Le Nouvel homme ne s’arrête pas là. À vous de découvrir maintenant la suite des retrouvailles entre l’actrice blonde et son ancien amant.  C’est-à dire : à vous d’aller découvrir sans garde-fou critique la composition de ce que constituera sûrement notre avenir proche.

Le Nouvel Homme © Koen Broos

Cependant, me direz-vous, dans toute cette affaire de beauté, de lumière et de bascule obscure, que trouve-t-on exactement dans ce théâtre qui déverrouille effectivement le cadenas du réel ?

Tout d’abord, nous découvrons que la gauche n’a pas le monopole de l’enchantement et de désenchantement. Ouf ! Il était temps. A force de soupirer en continu et de déplorer en soufflant, on avait oublié qu’on pouvait aussi fabriquer autre chose que des soupirs et des cris du cœur révoltés. Et donc, logiquement : la clef du cadenas du réel est à rechercher de côté-là, du côté d’une autre fabrique du réel qui enchante et désenchante.  Une fabrique médiatique, politique, artistique, critique, qui réponde aux générateurs d’électricité portatifs dont usent sans vergogne le pouvoir et ses aspirants pour combattre les mécontentements populaires. La sobriété, c’est aussi savoir fabriquer de l’électricité à bon escient : quand il faut et où il faut.

Et le monde culturel ?

 Le métier des artistes est de fabriquer dans les théâtres, sur les écrans, dans les livres, et c’est vrai, les artistes, les cinéastes, les metteurs en scène, ont besoin de matériel pour créer. Tout de même :  cela   sera-t-il un jour possible, au pays de l’art et de l’écriture subventionnés, de sortir sur la vraie place publique pour parler au-delà du 1% des spectateurs/lecteurs qui ont de quoi payer leur billet et entrer dans les librairies, cinémas et théâtres ? À quoi bon fabriquer de si intelligents et critiques réels alternatifs et insurgés si c’est pour les laisser vivoter dans le monde restreint et clôturé de la culture accessible à une minorité d’entre nous ?  Au media formatés, la fabrique du réel doit opposer des media déformatés, des lieux déformatés, des collectifs déformatés. Monica Vitti de la Vie nouvelle ne se cache dans aucune grotte, elle…  Sortez, sortons de la grotte culturelle pour illuminer autrement.

Aux spectateurs et aux lecteurs : à nous aussi de nous rassembler sur la place pour fabriquer notre lumière sans attendre les artistes, les politiques, les écrivains, qui sont finalement tout aussi démunis que nous… Car il n’y a pas de super citoyens qui montrent l’exemple, il n’y a que des sujets qui peuvent s’assembler pour faire théâtre. Un indice sur la chute du spectacle de la Vie nouvelle au théâtre de la Bastille (la Bastille…) : l’amant vieilli, chauve, petit, malheureux, amoureux, foudroyé, l’amour de la Vie ancienne… Figurez-vous qu’il ne se laisse finalement pas faire du tout…Faudra-t-il toujours attendre, sinon, les mots d’ordre des tutelles et élites débordées et dépassées, elles-aussi éperdues, comme nous ?  Michel Foucault écrivait justement :  la modernité est une attitude critique qui consiste à refuser de « mépriser le présent » afin de réussir à se adéssujettir des effets de pouvoir et des effets de vérité. Il s’appuyait sur Kant et Baudelaire pour engager un rapport à l’actualité qui puisse transformer cette dernière. À nous, toutes et tous, de retrouver ce principe de liberté.

Le Nouvel Homme, Collectif De HOE, Théâtre de la Bastille. Jusqu’au 29 septembre 2023 — Plus de détails ici