N’entre pas ici, Arthur Rimbaud !

La pétition souhaitant que Rimbaud intègre le Panthéon en compagnie de Verlaine est un non-sens qui démontre la profonde incapacité de ses signataires à comprendre et protéger le souvenir d’une oeuvre-vie placée avec application sur l’orbe d’une absolue liberté.

On ne lui aura rien épargné. On aura tout tenté pour falsifier et serrer le destin de l’immense poète. Pas moins de neuf anciens Ministres de la Culture posent leur signature au bas d’un texte qui souhaite le transfert des merveilleux et poussiéreux restes osseux rimbaldiens au Panthéon avec son soit-disant amoureux Verlaine. À qui s’ajoute la Ministre actuellement assise rue de Valois. Un avocat, des producteurs, des écrivains, un juge, un neuropsychiatre montrent aussi leur nez… la liste est longue et s’allonge chaque jour en attendant la décision d’un président de la République sommé de statuer sur une possible panthéonisation littéraire (pas son truc) et spectaculaire (son truc).

Mais pourquoi vouloir ainsi récupérer Rimbaud ?

Parce qu’on voudrait bien que sa route s’arrête définitivement. La fugue ininterrompue du sillon de sa vie est inacceptable : mais quelle est donc cette idée d’aller faire du commerce aussi loin ? Bon sang un poète qui constitue des stocks d’armes et les vend, c’est tout de même déroutant. Et puis, il aurait dû produire beaucoup plus de textes, vous ne trouvez pas ? Il faut donc le faire revenir à Paris pour qu’il s’explique, même mort. On aimera donc en grandes pompes publiques sa poésie et on en conseillera la lecture, mais on censurera définitivement en creux la vie qui en était l’essence. On veut être avec lui, on vise l’ensemble radical. Mais il n’y a pas de mélange possible avec Rimbaud et ce n’est pas envisageable pour la Société qui nous veut tous (sans exception artistique possible ) lyophilisés dans la mort.

Parce que cette Société est tout bonnement incompatible avec la notion même d’oeuvre littéraire. Les dépouilles agglutinées des illustres de la Patrie ( c’est à dire ce que vous êtes censés pouvoir espérer de mieux en France ) imposent leur poids de pierre dans le centre de Paris. Mais Rimbaud, de toute évidence et de toutes ses forces, se tient à l’envers de l’État. Il est trop léger, trop libre. L’insérer à l’édifice de mémoire collective et dans une identité figée est une atteinte à sa mémoire et à son corps. Rimbaud, héros homo ? C’est bien peu connaître sa vie et sa relation avec Verlaine (dans Une saison en enfer, c’est très précis pourtant : “Ainsi, j’ai aimé un porc”). Le brandir comme un étendard relèverait de la trahison à l’égard de l’histoire littéraire.

Parce qu’il est nécessaire de vendre la nouvelle édition de sa précieuse et capitale biographie (Bouquins, Robert Laffont) signée par le disparu Jean-Jacques Lefrère. Superbement érudite et documentée, prête pour aller loin dans le temps avec Rimbaud, elle se révèle piteusement préfacée par Frédéric Martel qui énumère les courants rimbaldiens comme on feuillette un lourd et trop coloré catalogue de vente par correspondance.

Parce qu’enfin cette sordide entreprise poursuit le geste terrible de Vitalie Rimbaud du 23 mai 1900. La mère du poète a ce jour-là exhumé de ses propres mains les restes du corps de son fils pour le déplacer dans le cimetière de Charleville. Dans une lettre à sa fille Isabelle, elle décrit la scène.

“Hier, à cinq heures du soir, on a exhumé le cercueil de mon pauvre Arthur ; ce cercueil est absolument intact, pas la plus petite déchirure, à peine un tout petit peu noirci, par le contact de la terre. La belle croix dorée qui est dessus, on croirait qu’ elle vient d’ être faite ; et la plaque sur laquelle est marqué son nom, on croirait qu’elle vient d’être posée ! Les ouvriers qui y travaillaient, et beaucoup de personnes qui viennent voir ce caveau étaient stupéfaits de voir cette conservation extraordinaire. Maintenant le voilà bien placé ; il durera longtemps, à moins qu’il n’arrive quelque chose d’extraordinaire : Dieu est le Maître. »

Un arc de contrôle tient ce double déplacement. Même disparu, Rimbaud doit ainsi être surveillé de près. On doit s’assurer qu’un tout autre Dieu que celui de la mère Rimbaud – étonnant et facétieux – n’aurait pas discrètement autorisé une ressuscitation spéciale. Ce quelque chose d’extraordinaire dont parle Vitalie Rimbaud, c’est cette une ultime montée à Paris désastreuse que la pétition appelle.

©regisjauffret

Imaginons la scène, chaotique, flaubertienne. Régis Jauffret propose d’ailleurs très pertinemment qu’on panthéonise plutôt Bouvard et Pécuchet.

Il fait très beau à Paris, chaude matinée de février. La grande photographie de Rimbaud – lèvres sublimes et yeux de foudre – qui se décline en gif depuis plusieurs jours sur les réseaux sociaux pour annoncer l’évènement – est magnifiquement claire sur le parvis du Panthéon. Il y a aussi celle de Verlaine, un peu en retrait. Les organisateurs ont pris soin de ne pas réitérer l’exploit réalisé ces derniers jours par de nombreux médias (comme le montre Laurent Nunez) de présenter une photo truquée de Rimbaud et Verlaine accolés.

@LaurentNunez

Les Ministres de la Culture, respectant les gestes barrières toujours en vigueur, se tapotent les coudes au premier rang. Un pianiste fait craquer ses doigts. Une sociologue détend son cou et prend des notes. Une animatrice radio envoit un texto à une élue qui se trouve finalement derrière elle, toutes deux retiennent un éclat de rire. Un très célèbre couple de plasticiens chauves et signataires s’imagine réuni dans une fosse quelque part. Ils esquissent un dessin. Un politologue répond devant une caméra à une interview sur les conséquences de la journée pour les sondages de l’élection à venir. Un écrivain d’extrême droite sourit à une journaliste classée au centre droit. Elle sourit en retour. Et puis voilà Patti Smith, habillée et maquillée en noir, qui tient absolument à prononcer des mots en français. Elle est pâle mais motivée, parle dans une barbe de cheveux hirsutes. On l’applaudit dans des tonalités variées mais sans la comprendre et en coupant probablement son petit élan triste devant les grands murs froids du Panthéon. Elle a acheté la maison de Rimbaud –  il faut faire un effort et la laisser dire quelque chose – elle est poète elle aussi n’est-ce pas ?
Tout le monde est là, la cérémonie peut commencer.

Que faire ? Relire Rimbaud. Ou plutôt le lire encore, toujours. Apprendre des passages des Illuminations la nuit, fichier de lecture niché dans une tablette, chaque mot se fiançant à l’autre entre les rêves comme s’il les annonçait en leur donnant forme. Chut, prière personnelle, en murmurant l’allitération luxueuse des S alignés dans Enfance. “Je suis le saint, en prière sur la terrasse, – comme les bêtes pacifiques paissent jusqu’à la mer de Palestine.”  Sacré fichier S, non ? Inscrivez-y mon nom tout de suite ! Magie immédiate de la poésie qui vous dégage et vous allège. Déférence discrète devant le génie incandescent de Rimbaud, à l’opposé évident d’un glauque enfermement au Panthéon. Le son continue, il est maintenant musique libre. Voici « Génie ». Oh ses souffles, ses têtes, ses courses; la terrible célérité de la perfection des formes et de l’action. Elle allume un feu dans la tête : il ne s’éteindra jamais.